Le renouvellement des juges de la Cour de justice européenne, un casse-tête en termes de ressources humaines et de géopolitique

Honneurs et déshonneurs

d'Lëtzebuerger Land du 18.06.2021

Ce job, François Biltgen en a rêvé et il n’est pas le seul. Être juge à la Cour de justice européenne à Luxembourg, c’est être au cœur de l’Europe judiciaire, économique, politique et sociétale. Les dossiers qu’elle traite en ce moment donnent une idée de sa visibilité : les violations de l’État de droit en Pologne, c’est elle. La lutte entre deux pays du groupe de Visegrad, habituellement soudés, la République tchèque et la Pologne, sur l’avenir de la mine de charbon de Turow (d’Land, 7.5.21), c’est elle aussi. Le droit à exister de la Super Ligue, à savoir si l’UEFA peut l’interdire, c’est encore elle. Les recours systématiques de Ryanair contre des aides d’État à ses concurrentes, c’est toujours elle. Tout comme la question de la nationalité d’un enfant né de couples lesbiens. Être juge rapporteur dans une belle affaire apporte reconnaissance du petit monde juridique européens, publications et conférences à travers l’Europe.

La Cour a donc le vent en poupe, loin du marasme dans lequel s’enfonce le Tribunal européen. Début octobre, quatorze juges sur les 27 juges et six avocats généraux arriveront en fin de mandat. Certains seront reconduits dans leurs fonctions, d’autres, remplacés. Le mode de sélection des candidats juges au niveau national varie selon les pays. Certains d’entre eux lancent des appels à candidature pour le poste, d’autres non. Certains mettent sur pied un comité de sélection. Mais pas tous. Le Luxembourg n’en a créé un que l’année dernière à l’occasion du renouvellement du mandat du juge Biltgen (pour sa composition, voir d’Land du 12.02.21). L’avis d’un comité de sélection ne lie en principe pas l’exécutif. Au Luxembourg, il n’y a pas eu de tiraillement. Le ministère de la Justice a publié un communiqué prenant soin de préciser qu’il avait été choisi à l’unanimité par le comité. Un seul pays sur les 27 de l’UE ne donne pas le dernier mot au gouvernement dans la sélection d’un candidat. La Slovénie a créé la surprise lorsqu’en mai dernier, au cours d’une séance du Parlement national, les députés slovènes ont dégommé le juge en place Marko Ilesic, lequel ne demandait qu’à rester six ans de plus. Marko Ilesic fait partie de la génération des dix juges arrivés en 2004 à l’occasion du plus grand élargissement que l’UE n’ait jamais connu. Passionné de football, il avait été juge à la cour d’appel de l’UEFA et de la FIFA.  

En outre, la Cour, il connaissait bien. Et on lui prêtait aussi un intérêt particulier à la sélection des candidats juges aux deux postes attribués à ses compatriotes au Tribunal européen. Le 21 mai dernier, en séance plénière, une fonctionnaire de la présidence de la République slovène vantait ses mérites. Marko Ilesic était le meilleur candidat possible : déjà en poste depuis seize ans, deux fois de suite élu président de chambre, juge rapporteur dans des affaires très médiatisées dont l’affaire Google et « le droit à l’oubli », bonne visibilité dans les milieux européens, polyglotte, expertise exceptionnelle, grande réputation respect, etc.…Cette intervention n’a pas été suivie d’un débat, aucun député ne l’ayant demandé. Ils sont donc passés au vote : 80 participants, six bulletins nuls, 37 voix pour, 41 contre. Il lui en aurait fallu 46 pour passer. Un silence total, médiatique et politique, a suivi. Les Slovènes doivent recommencer de zéro la procédure de sélection d’un nouveau candidat. Marko Ilesic aurait eu 80 ans en 2027 mais l’âge n’est pas un obstacle à la Cour. Des juges sont restés jusqu’à cet âge-là. Seul un d’entre eux, Jiri Malenovsky s’est imposé la limite d’âge en vigueur dans son pays, la République tchèque, et a démissionné de la Cour lorsqu’il a atteint ses soixante-dix ans.

Statistiquement, il n’est pas dit que Marko Ilesic serait resté jusqu’en 2027. Nombreux sont les juges qui, au cours de leur troisième ou quatrième mandat démissionnent avant terme. Ils sont libres de le faire sans donner de raison. Les démissionnaires connus ont accepté un nouveau mandat qu’ils ont écourté à leur convenance, en fonction de leur agenda personnel, certains ayant ainsi voulu ajouté quelques points supplémentaires à leur retraite. Une retraite généreuse et complète, non contributive qui plus est, après seulement seize ans de fonction, étendue à 19 ans et quatre mois depuis 2015.
En octobre, on retrouvera l’Estonienne Küllike Jürimäe. Mais elle a failli de pas revenir. Nommée en 2004 au Tribunal européen, elle en a démissionné en 2013 pour remplacer à la Cour son compatriote, un ancien président de la Cour suprême estonienne, Uno Löhmus qui avait démissionné. La juge Jürimäe a posé à nouveau sa candidature mais elle n’a pas été le premier choix du comité de sélection estonien qui a préféré son compatriote Heiki Loot. L’ascension de cet ancien secrétaire d’État, juge à la Cour suprême estonienne depuis la fin 2018 a été brisée net par le comité européen dit 255 (de l’article du Traité de l’UE qui a prévu sa création en 2010). D’après la presse, le comité 255 n’aurait pas trouvé chez lui l’expérience et les connaissances nécessaires pour être un bon juge européen. L’intéressé en a été fort marri. « Je me suis préparé pour cette audience pendant plusieurs mois et je l’ai fait à fond », a-t-il déclaré. La juge Jürimäe, proposée en remplacement, n’a rien à craindre du comité 255. Celui-ci part du principe que refuser un juge en place équivaudrait à évaluer négativement son travail, ce que les justiciables qui auraient eu à faire à lui ou à elle ne comprendraient pas. À noter que parmi les candidats estoniens il y avait aussi une femme, Julia Laffranque, juge à la cour constitutionnelle qui, par la grâce du Parlement européen se retrouve au sein du comité 255 en remplacement de Simon Busuttil politicien maltais et ancien député européen qui en a démissionné. Sur les sept membres de ce comité 255 un seul est proposé par le Parlement européen, les autres, par le Président de la cour. Tous sont nommé par le conseil de l’UE. Julia Laffranque aussi une candidate malheureuse au poste de Médiateur européen.

Le départ des trois juges de la Cour, en octobre 2021 a donné des ailes à leurs trois compatriotes, juges au Tribunal européen. Un juge au Tribunal n’a souvent qu’une idée en : monter à la Cour où les attendent prestige, honneurs, visibilité professionnelle, une rémunération un peu plus importante et incidemment un chauffeur particulier en plus du véhicule haut de gamme qui leur est déjà attribué au Tribunal. Les compétences, et donc les connaissances, qui sous-tendent les fonctions de juges dans chacune des deux juridictions sont différentes mais le comité 255 n’a jamais bloqué un juge du tribunal dans son ascension. Ceux qui montent à la Cour au mois d’octobre laissent à leur gouvernement respectif le soin de chercher un remplaçant qui finira leur mandat, toujours décalé par rapport à ceux des juges de la Cour. Les trois juges qui partent sont le Grec Michael Vilaras, la Roumaine Camelia Toader (dont les observateurs attribuent son manque d’appétit pour la charge aux difficultés relationnelles avec son entourage professionnel, d’Land 28.2.20) et l’incontournable Endre Juhasz, 76 ans, qui a survécu à tous les gouvernements successifs. Ils seront remplacés par Dimitrios Gratsias, arrivé au Tribunal en 2010 et Zoltan Csehi, en poste depuis 2016. Le transfert à la Cour de ce dernier a fait l’objet d’un début de polémique dans la presse hongroise et qualifié de règlement de compte par des observateurs généralement bien renseignés. Et enfin Octavia Spineanu-Matei ancienne magistrate en fonction au Tribunal depuis 2016.

La grande interrogation de ce renouvellement d’octobre est certainement celle-ci : qui va remplacer Marek Safjan ? Peu importent les raisons pour lesquelles le juge polonais aurait pu vouloir rester. Il n’avait aucune chance de rester vu ses critiques sur les réformes de la magistrature dans son pays, lesquelles ont donné lieu à de nombreux procès devant la Cour. Mais selon la presse polonaise, aucun mouvement significatif n’a été enregistré jusqu’à présent, au sein du gouvernement, pour lui trouver un remplaçant. Et cela malgré un appel de l’ombudsman qui a préconisé une procédure transparente avec appel à candidature plutôt qu’une nomination par le fait du prince.

Last but not least, la vice-présidente de la Cour, Rosario Silva de Lapuerta, 66 ans, s’en va. On s’en doutait un peu lorsqu’elle a été décorée de l’Orden de la Cruz de San Raimundo de Peñafort en reconnaissance de services rendus au Droit. Après le scandale « Skouris », - l’ancien Président de la Cour avait accepté des honneurs à Chypre avant que la Cour ne se prononce dans une affaire vitale pour le pays - les juges sont prudents avant de recevoir des décorations en plein exercice de leurs fonctions. En tant que vice-présidente de la Cour, c’est elle qui prend les mesures urgentes requises dans certains dossiers. C’est donc elle qui a bloqué la première purge de la magistrature polonaise, par le gouvernement et qui, plus récemment, a ordonné à la Pologne d’arrêter l’exploitation de la mine de charbon de Turow. Dans les deux cas, avec une couverture médiatique assurée. Ce poste échappera à l’Espagne parce que ce sont les juges eux-mêmes qui, à chaque renouvellement, élisent leur vice-président lequel, pour être élu, doit déjà avoir un peu de bouteille et un bon réseau. La remplaçante de Rosario Silva de Lapuerta sera sans doute Lourdes Arastey Sahún, juge à la Cour suprême espagnole.

Les renouvellements partiels des juges et avocats généraux se font tous les trois ans. Le prochain concernant les treize autres juges à la Cour aura donc lieu en 2024. En 2022, 27 juges du Tribunal européen seront en fin de mandat. Les 27 autres, en 2025. Sans compter, entre temps, les fins de mandat des juges démissionnaires, de ceux qui montent à la Cour et des juges qui décèdent. Un vrai ballet. Certains experts disent et répètent que le système de la Cour des Droits de l’Homme de Strasbourg, un seul mandat de neuf ans non renouvelable, serait plus simple.

Dominique Seytre
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