Mille millions de mille… « De Käschtepunkt ass ganz zolidd : eng Milliard, e bëssi iwwert eng Milliard », déclare Yuriko Backes ce mardi, au sortir de la nocturne tripartite. La ministre des Finances libérale ne fournit pas de chiffres précis, prétendant en vouloir garder la primeur pour le Parlement, tout en admettant devoir encore « finaliser » ses calculs. Pour situer ce chiffre : Le sauvetage de la BGL a coûté 2,5 milliards d’euros au Trésor public en 2008 (le retour sur investissement était alors tout sauf assuré), le « Konjunkturpak » qui le suivit se chiffra à 1,2 milliard, tandis que la lutte contre la pandémie a engouffré 2,7 milliards en 2020-2021. Quant à l’éphémère « Solidaritéitspak » d’avril 2022, il se chiffrait à 800 millions. Le Premier ministre, Xavier Bettel (DP), estime que le milliard supplémentaire est « bien investi ». La ministre des Finances vante « une solution très intelligente ». Le ministre de l’Énergie, Claude Turmes (Déi Gréng) y reconnaît même « le meilleur du modèle luxembourgeois ». Or la perversité de la situation est patente : l’État financera le réchauffement climatique vingt mois durant. Et ceci de manière non-ciblée et non plafonnée. Des deniers publics qui risqueront de manquer pour les grands chantiers, longtemps retardés : la crise du logement, mais surtout le grand bond de la transition écologique. « Nous ne sauverons pas le climat au cours des prochains mois », a annoncé le Vice-Premier ministre vert, François Bausch, à la veille du premier round tripartite sur RTL-Radio. C’est une litote. La Tripartite de cette semaine a validé une des principales théories sur le néocorporatisme, à savoir que les accords se font aux dépens des absents de la table des négociations ; c’est-à-dire les générations futures et le climat.
À la sortie de la Tripartite, Xavier Bettel estimait que le pouvoir d’achat serait préservé « par voie naturelle ». Il voulait dire : par subvention étatique. Le Statec estime que le price cap énergétique combiné à l’abaissement du taux de la TVA feront baisser l’inflation de quatre points à 2,6 pour cent. Dans la sempiternelle polémique autour de l’index, l’État surgit comme un deus ex machina, avec la promesse de limiter à deux le nombre de tranches indiciaires en 2023. Ce calcul concocté par le Statec pourrait vite se révéler de la pensée magique. Le Premier ministre a concédé n’être « qu’un interprète des chiffres » ; les projections resteraient « sous toute réserve ».
Le Luxembourg n’a finalement fait qu’un copier-coller du dispositif français, mis en place dès la fin 2021. Selon Eurostat, l’inflation en France atteignait 6,5 pour cent le mois dernier. Même si ce taux se situe en-dessous de ceux enregistrés en Belgique (10,5), en Allemagne (8,8) et au Luxembourg (8,6), il reste élevé. Si une troisième tranche indiciaire tombait d’ici fin 2023, Xavier Bettel s’est d’ores et déjà « engagé à aider les entreprises à payer cette tranche », sans donner plus de précisions. Le coût total d’une tranche indiciaire est estimé à quelque 900 millions. Si les prix de l’énergie explosent au cours des prochains mois, les vannes budgétaires devront être de toute manière réouvertes. Une autre inconnue concerne la réduction du taux de la TVA à partir de janvier 2023. La ministre des Finances a lancé un appel solennel : « D’Entreprise stinn och hei an der Verantwortung dës Baissë wierklech direkt an ongefiltert un d’Konsumente weiderzeginn ».
Qui finira par régler l’ardoise ? La question est mise au freezer jusqu’aux prochaines élections. Les trois partis de coalition semblent trop éloignés pour harmoniser leurs positions durant les deux mois et demi que dureront les travaux budgétaires. Ils espèrent traverser la crise avec les moyens du bord, quitte à s’endetter. Même la réforme de l’impôt foncier (doublé d’une taxe sur la spéculation et les logements vides) ne sera plus votée, mais seulement déposée durant cette législature. Organisé avant la trêve estivale, le débat d’orientation sur la fiscalité s’est révélé aussi verbeux que stérile. Il a surtout livré au député Dan Kersch (LSAP) l’occasion de se démarquer du DP et d’affiner le programme électoral socialiste. Sur de nombreux points, ses propositions rejoignent celles des Verts : une plus forte taxation des dividendes et des plus-values, un relèvement du taux marginal maximal, une réintroduction de l’impôt sur la fortune (en insistant sur « un haut montant d’exonération », afin de ne pas effaroucher l’électorat). Face à ces revendications, le DP et sa nouvelle ministre des Finances restent de marbre. La place financière a passé une camisole aux désirs de justice fiscale. Les revenus des capitaux immobiliers et financiers sont quasi-intouchables.
Le show pré-électoral a permis de mesurer l’exiguïté du terrain d’entente fiscale qui existe entre le LSAP et Déi Gréng d’un côté, et le DP de l’autre. Si la crise de l’énergie se doublait d’une récession, les discussions abstraites et douillettes de juillet prendraient une tournure autrement plus concrète. La question ressurgira au plus tard lors des prochaines négociations de coalition. Pour l’instant, aucune majorité politique ne se dégage pour les propositions socialistes et vertes. Au groupe parlementaire du CSV, la division des tâches est claire : L’ex-fonctionnaire Gilles Roth s’improvise tribun de la « Mëttelschicht », tandis que l’avocat d’affaires Laurent Mosar veille, avec un certain conservatisme, aux intérêts de la place financière. Tout au plus le CSV se dit-il disposé à relever le Spëtze-
steiersatz. Or, selon les calculs de l’Administration des contributions directes (ACD), une telle hausse ne rapportera que quinze millions d’euros par point de pour cent.
La TVA avait rapporté 4,5 milliards d’euros au budget de l’État en 2021 ; l’abaissement de son taux décidé cette semaine (de 17 à seize pour cent) provoquera un recul de recettes en 2023. La taxe d’abonnement a fourni 1,3 milliard, soit plus ou moins autant ce que coûtera le « Solidaritéitspak II ». Une manne qui coulera un peu moins forte cette année, suivant la tendance baissière des marchés. Ce sera finalement la « progression à froid » qui fournira un coussin de sécurité au budget de l’État. Le barème n’ayant pas été adapté à l’inflation depuis 2009, chaque tranche indiciaire propulse des milliers de salariés vers un barème supérieur, sans que leur pouvoir d’achat réel ait augmenté. L’index est donc en partie phagocyté par le fisc. Cette hausse d’impôt qui ne dit pas son nom explique aussi l’explosion des recettes provenant de la retenue d’impôt sur les traitements et salaires. Celles-ci sont passées de 3,4 à 4,8 milliards sur les cinq dernières années. En Autriche, le gouvernement conservateur-écolo vient de décider un ajustement des barèmes à l’inflation. Revendiquée tant par l’OGBL que par le CSV, une telle adaptation n’est pas à l’ordre du jour au Luxembourg. Elle occasionnerait un « déchet fiscal » de 600 millions par an, estime l’Administration des contributions directes. Toutes choses restant égales par ailleurs.
Triple Aaah ! L’endettement public se situe à 21,6 pour cent du PIB, la marge de manœuvre reste donc relativement vaste. Durant le week-end, le conseiller d’État Alex Bodry (LSAP) s’est affranchi de la réserve habituelle de la « Haute Corporation » en lançant un tweet dans la marée. Alors que Dan Kersch soulevait l’épineuse question des recettes, Alex Bodry indiqua la voie de la facilité : l’endettement. Il rappela à ses camarades que le plafond de trente pour cent n’était que « fait maison », loin des soixante pour cent officiellement prévus par le Pacte de stabilité. Le ministre de l’Agriculture, Claude Haagen, osa à son tour une sortie sur Twitter et tonna contre « le dogmatisme budgétaire ». Moins commentée, quoique plus curieuse, était la phrase suivante : « Rating Agencen, déi ‘Triple A’ définéieren, sollten Léisungen proposéieren ». (Autant remplacer la Tripartite par la Troïka.) La limite symbolique des trente pour cent fut inventé en 2011 par Pierre Gramegna, alors directeur de la Chambre de commerce. Deux ans plus tard, ce « frein à l’endettement » entra dans l’accord de coalition, et Pierre Gramegna au gouvernement.
Son prédécesseur, Luc Frieden, conteste aujourd’hui cette limite : « Un petit pays devrait plutôt viser les vingt ou 25 pour cent ». Il voit le « socle de confiance » en danger. Or, il n’y a pas de lien mécanique entre les trente pour cent et le « triple A ». À côté de l’endettement, les agences de notation surveillent également la surchauffe immobilière et les perspectives de l’industrie de l’optimisation fiscale. Alors que la dette publique atteint désormais 95,6 pour cent du PIB dans la zone euro, le gouvernement pourrait tôt ou tard dévier de son orthodoxie. Forty is the new thirty... (De toute manière, en cas de récession, le plafond des trente pour cent sautera mécaniquement.)
Le gouvernement s’est soumis une première fois à l’analyse des agences de notation en 1988. Le Luxembourg ne songeait alors nullement à émettre des obligations sur les marchés internationaux. La bonne note (attribuée à l’époque par Moody’s) devait servir le marketing pour la place financière. En 1992, le Premier ministre, Jacques Santer (CSV), se vantait du « triple A » comme étant « la plus haute distinction qu’une place financière – et par là également un État – peut obtenir ». Le Luxembourg n’est actuellement pas le seul État européen à avoir obtenu un « triple A », même si c’est, à côté du Liechtenstein, le seul pays majoritairement catholique à avoir eu droit à cette distinction. (Standard & Poor’s attribue un « AAA » à l’Allemagne, aux Pays-Bas et à la Suède ainsi qu’à la Suisse et à la Norvège.) Depuis la crise de l’euro, l’indicateur international a pleinement intégré le dispositif discursif luxembourgeois où il remplit une fonction de pression sur les partenaires sociaux. Mais plus fondamentalement, le fétiche du « triple A » exprime un sentiment de fragilité ressentie par un petit État qui se sait trop dépendant de sa place financière et garde en mémoire les krachs de l’Irlande et de l’Islande en 2008.
« Sens de la mesure » Au casse-tête des recettes, les gouvernements successifs ont trouvé différentes parades. Dans les années Juncker, l’impôt de solidarité s’offrait comme solution « ready made », touchant autant les ménages que les entreprises. Son taux tripla suite à la crise financière, et reste aujourd’hui bloqué à sept pour cent, majoré à neuf pour cent pour les hauts revenus. En parallèle, le taux d’imposition maximal fut relevé à quarante pour cent, stoppant la course vers le moins-disant fiscal, entamée vingt ans auparavant. Le Premier ministre chrétien-social n’eut pas de mal à s’accorder avec le LSAP, souvent aux dépens de l’éternel prétendant au trône Luc Frieden. Les mesures d’austérité frappèrent, elles, en premier lieu les outsiders, c’est-à-dire les frontaliers et leurs enfants.
Lors de la crise sidérurgique de 1983, le gouvernement était passé par les impôts indirects pour renflouer les caisses de l’État. Ce fut l’époque des « Arbed Taxen ». Les accises sur le tabac et l’alcool furent augmentées, mais pas au point d’étouffer le business naissant du tourisme à la pompe et de la contrebande. Ce fut le relèvement de la taxe auto qui créa un tollé général, de l’Union des consommateurs à l’Automobile Club, ce-dernier pétitionnant les députés « au nom de ses 100 000 membres ». Le 5 avril 1982, les syndicats organisèrent une « grève générale d’avertissement », qui n’empêcha pas la majorité CSV-DP de voter la suspension du mécanisme de l’index et sa limitation pendant deux années à quatre tranches. (Le taux d’inflation était de 9,4 pour cent en 1982 et de 8,7 pour cent en 1983.) Les salaires réels reculèrent plusieurs années de suite. Sur le plan électoral, la mobilisation syndicale profita au LSAP qui retourna au gouvernement en 1984.
Il est difficile d’imaginer aujourd’hui la violence de l’impact qu’eurent les deux premiers chocs pétroliers sur le Luxembourg. La sidérurgie vacillait, et avec elle l’ensemble de l’économie. Le gouvernement DP-LSAP dut illico annuler sa grande réforme fiscale : « Voilà sans doute une annonce impopulaire, mais l’arithmétique est impitoyable », déclara le Premier ministre, Gaston Thorn (DP), en 1976. Et de conclure : La « survie » du Luxembourg « en tant que nation indépendante et souveraine » dépend désormais de son « sens de la mesure ». L’année suivante, le Comité de coordination tripartite fut créé. Le CSV jugea la Tripartite inconstitutionnelle en 1977, le Conseil d’État s’offusquait en 1984 qu’elle « n’est pas une méthode de gouvernement », le patriarche du Barreau André Elvinger estimait en 1994 qu’elle « porte atteinte à la souveraineté parlementaire ». Dans Aux origines du droit du travail, le juriste Jean-Luc Putz analyse la Tripartite comme une « pratique constitutionnelle ». Puis d’ajouter : « Reste à savoir si elle s’est instituée contra constitutionem [contre la Constitution] ou praeter constitutionem [à côté de la Constitution] ». Ces réflexions juridiques restent très éloignées du « pragmatisme » politique. Depuis dix ans, elle avait été prononcée morte à maintes reprises. Cette semaine, la Tripartite s’est révélée étonnamment résiliente. À condition que l’État sorte le chéquier.