Les perdants n'écrivent pas l'histoire

« Léiwer dout ewéi rout ! »

d'Lëtzebuerger Land vom 19.04.2001

Un mur de silence. La Guerre d'Espagne est terminée depuis plus de soixante ans, seuls trois des 102 Luxembourgeois qui étaient partis en volontaires s'engager aux brigades internationales pour combattre le franquisme aux côtés des républicains qui affluaient de toute l'Europe, vivent encore. Soutenus par l'asbl Les amis des brigades internationales, ils luttent pour que leur combat anti- fasciste avant l'heure soit enfin reconnu, que le titre d'ancien combattant leur soit attribué. Ce serait reconnaître que leur combat fut juste, comme un réparation des années de silence autour de cet engagement.

Lorsque Frédéric Fichefet et Edie Laconi ont commencé à faire des recherches et des repérages pour leur documentaire Les perdants n'écrivent pas l'histoire, ils se sont vite retrouvés devant un mur de silence, comme si on ne pouvait ou ne voulait pas parler des brigadistes. Pourtant, depuis le livre de Henri Wehenkel D'Spueniekämpfer - volontaires de la Guerre d'Espagne partis du Luxembourg (Centre de documentation des migrations humaines, Dudelange,1997), on commençait à en savoir un peu plus sur ces 102 volontaires, avant tout des ouvriers de la Minette, engagés politiquement à gauche. L'inauguration d'un monument en mémoire de leur combat à Dudelange la même année, la création de l'asbl Les amis des brigades internationales en 1998, un débat au parlement au début de 2000, la remise de médailles aux survivants en juin 2000 par le Premier ministre Jean-Claude Juncker, l'attention publique qui revint à la profanation du monument dudelangeois au début de cette année,... autant d'éléments qui prouvent que le sujet a une vraie actualité, que le Luxembourg commence seulement maintenant, avec plus d'un demi-siècle de retard, à interroger sa mémoire. 

Car tout se passe comme si cette mémoire était refoulée dans le conscient collectif. Frédéric Fichefet et Edie Laconi s'en sont rendus compte dès les premiers entretiens difficiles avec les héritiers et les proches des brigadistes. Dès les premières recherches, il se sont retrouvés devant des portes fermées, des gens qui ne voulaient pas parler. Il y a, dans le film, une séquence poignante, douloureuse même : une homme, ancien enrôlé de force, ancien des camps de concentration, assis dans un bar en face de la gare centrale, les vieilles mains pliées, devant une bière, le regard perdu au loin, sur cette place dont il était parti à la guerre. Les réalisateurs l'avaient contacté pour savoir s'il avait rencontré des brigadistes au camp, il y a des noms sur une feuille devant lui. Mais il ne parle pas. Comment filmer ce silence ? Comment le matérialiser ? Il allait s'avérer bien vite que le film serait très difficile à réaliser.

Alors peu à peu, le sujet a changé. Face au silence, à la mémoire douloureuse, Frédéric Fichefet et Edie Laconi en arrivaient à faire un film sur cela plutôt que sur les faits historiques de cette guerre, grand mythe de la gauche internationale. Ils partent donc à l'aventure avec une photo de quatorze brigadistes, douze hommes et deux femmes, face caméra devant un café, dévisageant celui qui les regarde et portant fièrement une pancarte qui dit : « Vive d'spuenesch Republik ». Qui sont ces gens, où et quand affichaient-ils si fièrement leur solidarité avec l'Espagne républicaine ? Les réalisateurs partirent à la recherche de témoins pouvant leur aider dans leur enquête. Fils et filles , femmes, soeurs, gendres et neveux, on en fait, des connaissances dans le film. 

Il y en a qui ignoraient ce qu'était cette guerre « là-bas », qui n'ont toujours pas compris pourquoi quelqu'un allait « se mêler des affaires des Espagnols » si loin de chez soi, ceux qui n'arrivent presque pas à dire le mot « communiste »... Comme si ce Joseph Bech qui nous nargue d'un sourire moqueur en bicyclette au début du film avait fait bien plus de ravages avec son projet de museler le communisme dans les années 1930 qu'on ne veuille le reconnaître aujourd'hui. Par ce biais, Les perdants n'écrivent pas l'histoire parle aussi beaucoup du Luxembourg d'aujourd'hui, un pays où l'on garde les photos des brigadistes en uniforme cachées dans des cartons. « Il est un petit pays, qui n'a partout, que des amis » chante ce monsieur Jovial du film publicitaire des années 1930 de René Leclère. Les réalisateurs étaient tributaires des images disponibles sur le Luxembourg de l'époque de la Guerre d'Espagne, 1936 et suivantes, et il n'y en a pas beaucoup. Le contraste entre les images d'un havre de paix rêveur et les faits politiques énoncés en voix off, citations des journaux de l'époque à l'appui, ne pourrait être plus grand. 

Les perdants n'écrivent pas l'histoire est un film sensible, le regard « extérieur » des deux réalisateurs (l'un belge, l'autre français) a contribué à mettre en exergue cette mémoire difficile. C'est impressionnant. 

Les perdants n'écrivent pas l'histoire - Mémoires luxembourgeoises de la Guerre d'Espagne de Frédéric Fichefet et Edie Laconi sera présenté mardi 24 avril à 21h15 à l'Uto-pia ; autres projections : mercredi 25 à 16h30 et jeudi 26 à 18h30.

 

josée hansen
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