Tournage sur la lentille Terre rouge

Potemkin Look

d'Lëtzebuerger Land vom 26.07.2001

Comme un beau, gros soufflé à la sortie du four, l'illusion retombe une fois qu'on traverse cette petite porte : vue sur terrain vague et containeurs. Pourtant, elle était presque parfaite, s'il n'y avait eu cette bouteille en plastique, ce ruban blanc et rouge qui traînaient encore ici ou là, ce tuyau qui doit encore remplir les canaux artificiels d'une trentaine de centimètres d'eau supplémentaires ou ces ouvriers en train de terminer les dernières patines, de parfaire les derniers détails de cette vraie fausse Venise du début du XVIe siècle. Stucs, fresques murales, balcons en bois, linges aux fenêtres, gondoles et même les géraniums y sont.

Lundi dernier, le Premier ministre lui-même, Jean-Claude Juncker - et non son ministre délégué aux Médias, François Biltgen - visitait officiellement les décors que Delux Productions, filiale de RTL Group, a construit sur la friche industrielle de Terres Rouges à Esch-sur-Alzette pour le long-métrage Secret Passage d'Ademir Kénovic. Un signal politique sans conteste, documentant l'importance que le gouvernement accorde non seulement à la reconversion des friches industrielles, mais aussi à la production audiovisuelle. 

Car si l'équipe du tournage doit arriver sur le set lundi prochain, après avoir tourné quelques scènes à Venise même ainsi que dans les studios Delux de Contern, les vrais héros d'Esch étaient jusqu'à présent les quelque 300 artisans et ouvriers qui ont transformé plus de six hectares de la friche abandonnée en l'espace de six mois seulement. Si presque tout fut construit sur place, les matériaux de construction nécessaires se mesurant en tonnes - la construction du seul décor est estimée à un coût total de cinq millions de dollars -, l'intérêt économique de l'entreprise forcément devient plus visible et le retour sur avances des certificats à l'investissement audiovisuel quasiment palpable. D'ailleurs la ministre de la Culture, Erna Hennicot-Schoepges, avait annoncé au début de l'année déjà que le gouvernement voulait mettre en place des formations spécifiques pour la construction de décors de cinéma ou de théâtre. 

Un an de préparatifs a précédé la construction des décors, conçus par Miljen Kreka Kljakovic, déjà créateur des décors fabuleux des films d'Emir Kusturica (Le Temps des Gitans, Underground, Arizona Dream) ou du délirant Delicatessen de Caro et Jeunet. Kusturica, Kljakovic et Kenovic partagent leur appartenance à la diaspora ex-yougoslave - Secret Passage raconte la fuite de deux soeurs juives espagnoles sous l'inquisition à la fin du XVe, début du XVIe siècle. Isabelle (Katherine Borowitz) et Clara (Tara FitzGerald) ne devaient faire qu'une escale à Venise, avant de continuer leur route vers Istanbul, seule ville dans laquelle les Juifs pouvaient alors vivre en liberté. Mais Clara tombe amoureuse du catholique Paolo Zane (John Turturro, la star du film). Le rapprochement de cette histoire aux luttes fratricides et guerres religieuses des Balkans est vite fait. Au XVe siècle, Venise était au zénith de son pouvoir naval et de la richesse ; après quelques guerres perdues, le déclin s'annonçant, le Sénat vénitien accepta la création du premier ghetto juif de l'histoire en 1516, le Ghetto nuovo, profitant ainsi des retombées de leur commerce mais limitant leur liberté de circulation à ce seul quartier, comme une île dans la ville. 

Le Ghetto nuovo reste encore aujourd'hui une des attractions de la Sérénissime baignée en été de pigeons chieurs et de touristes bruyants - deux des plaies auxquelles échappera l'équipe de Delux. Par contre, le Luxembourg n'a pas le même climat favorable... Le tournage doit s'étendre sur tout le mois d'août, le premier week-end de septembre, le festival culturel de la ville d'Esch sera l'occasion de journées portes ouvertes pour le grand public sur le site. 

Suite à un accord avec l'Arbed, toujours propriétaire de la lentille Terres Rouges, les décors pourront rester jusqu'à la fin de 2002 ; selon Jimmy de Brabant, le directeur de Delux, d'autres producteurs, de publicités mais aussi de longs-métrages, seraient déjà intéressés à venir tourner dans les bonnes conditions à Esch. À moyen terme, les terrains seront versés dans le capital de la société de développement Agora, le gouvernement ayant classé le site prioritaire pour la reconversion ; il est entre autres prévu d'y construire un nouveau bâtiment pour le lycée Hubert Clement, à l'étroit dans ses locaux actuels.

Et comme, dans l'histoire, tout se répond, on trouvera une autre liaison entre Luxembourg et Venise, arts et villages Potemkin1 : En 1995, invité à participer à la biennale d'art contemporain de Venise par Enrico Lunghi, Bert Theis avait produit Potemkin Lock (nous lui avons emprunté notre titre) : un pavillon éphémère et parasitaire, entre celui de la Belgique et celui de la Hollande. Une palissade blanche s'ouvrant sur un espace de verdure et de repos dans l'ambiance de fête foraine de l'exposition internationale. 

Luxembourg était alors pour les Vénitiens une façade comme l'est Venise aujourd'hui pour les Luxembourgeois. Qui peut dire ce qui est réel ?

 

1 En 1787, le général Grigori Alexandrovitch Potemkin avait fait construire de faux villages en Crimée et engagé des figurants jouant des « moujiks endimanchés » pour tromper la tzarine Catherine II - par ailleurs sa maîtresse - venue visiter ses nouveaux territoires. Quelque part, il s'agissait peut-être des premiers décors de cette grande illusion, un siècle avant la naissance du cinéma.

 

 

josée hansen
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