Allégorie de France
Timidement adossés contre l’écran de la salle de conférences de l’hôtel de la métropole, trois générations d’architectes, d’urbanistes, de sociologues, de paysagistes et de climatologues viennent d’ambitieusement, en partie prétentieusement, introduire leurs groupements internationaux à la presse, à l’administration et à la politique locale.
Si le décor est d’après-guerre (la Deuxième, mondiale), un mid-modern respectueusement entretenu dans un bâtiment bâtard croisant brutalisme européen au métabolisme japonais, le sujet de l’après-midi est le territoire de demain face aux défis désormais non-négligeables. L’ambiance est terne.
Propre à l’économie libidinale et au temps de cerveau disponible, les trois équipes font à tour de rôle et à une vitesse effrénée défiler des slides soigneusement décorés de subtilités et de joies graphiques. Petit spectacle au conteneur format 16:9, agréablement visionnable, dont le contenu esquisse les questions cependant vitales qui s’affligent à la région.
Après trois quart d’heure, l’audience retrouve donc un cadavre exquis de vulnérabilité territoriale ; de la crise climatique s’appliquant autant aux températures insupportables de quartiers qu’à l’infertilité agricole, jusqu’aux conséquences spéculatives de l’automation et de l’intelligence artificielle sur le tissu socio-économique (…), tous les ingrédients d’un menu de collapsologie1 sont réunis.
Ce processus irréversible, défini par Yves Cochet et Agnès Sinaï, à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne pourront plus être fournis (à un coût raisonnable) à une majorité de la population par des services encadrés par la loi.
Car le diagnostic humble de vulnérabilité territoriale masque bel et bien la question existentielle et systémique de la viabilité, imminente et future, d’une région.
Après trois quart d’heures, place aux questions. La presse s’intéresse aux échéances et aux prix de l’entreprise, aux spécifications de ce marché public de consultation internationale. Un fonctionnaire voudrait savoir comment les résultats de l’étude seront utilisés, appliqués. Pas plus de craintes, pas de panique.
Interlude
Cité par Jean Lebrun sur France Inter, le philosophe Bernard Stiegler aurait émis le diagnostic suivant sur les développements de la société contemporaine : Les travailleurs n’ont plus de savoir-faire ; les consommateurs n’ont plus de savoir-vivre ; les concepteurs et décideurs non plus de savoir théorique, voir critique.
Ils deviennent ainsi les complices, volontaires ou non, d’escrocs et de mafieux qui exploitent cette situation d’incurie.
Démonstration
Du premier rang, un Monsieur se manifeste. Svelte, coiffure raie gominée, costard bleu marine et chemise bleu ciel, l’homme quarantenaire se dresse et s’introduit à la salle comme l’un des trois maires du territoire concerné. L’exercice est maitrisé ; le vocabulaire est affuté, le ton est grave. Après introduction, il adresse la parole aux groupements coincés au fond de la salle, mi-avertissant, mi-menaçant : Les maires seront vigilants à ce que les études répondent favorablement aux besoins et désirs actuels des citoyens : à l’emploi, aux équipements et au stationnement.
Tirs croisés de regards inquiets et consternés entre concepteurs et leurs collègues dans la salle, entre élus de la métropole et leurs chefs de projet.
Guerre des échelles
Cette consternation et incompréhension mutuelle est l’expression symptomatique d’un clivage plus large, sociétal. Un conflit idéologique se résumant à une guerre des échelles qui se déroule en trois dimensions ; l’échelle théorique des défis globalisés contre celle de la gestion du/d’un quotidien, liée intimement à l’échelle spatiale du village et d’une commune contre celle d’une métropole, d’une région ou d’un pays et puis l’échelle temporelle du besoin (ou désir) actuel et imminent de l’électeur et du mandat politique contre l’échelle du moyen et long terme, de la génération suivante.
Une guerre dont les batailles se déroulent autant dans les salles de conférences des hôtels de métropoles qu’autour des repas de famille.
Un conflit qui risque d’être des plus violents au Luxembourg.
Pyramides et autres planifications
Notre modèle structurel pyramidal, (définition wikipédienne : montage budgétaire frauduleux (…) si l’escroquerie n’est pas découverte, elle apparaît au grand jour au moment où elle s’écroule) requérant toujours plus de nouveaux entrants afin de pouvoir subsister et financer une génération établie, impose en conséquence une ou des croissances ; toujours plus, et forcément de tout !
Si ces croissances contribuent certes à une paix sociale (hypothécaire) se fondant sur un confort médian généralisé tout en permettant un standard de vie dalinien à certains, elles nous lobotomisent in fine chroniquement face à l’avènement actuel de « l’âge du moins » que Robert Lion définit par moins de ressources, moins de marges de manœuvre et donc moins de confiance et moins d’espoir2.
Naissance de la tragédie sectorielle à partir de l’esprit de la croissance3
C’est cet impératif de croissance(s) qui conduit en 2004 aux premières réflexions de planification territoriale à échelle nationale, devenu question vitale : Comment organiser un pays sous-équipé en infrastructures afin de permettre la croissance et éviter le collapse ?
Développé par un groupement allemand autour entre-autres d’Albert Speer Jr., la réponse retenue privilégie, tout en représentant le pays comme une île, la mobilisation de frontaliers et donc du territoire non-luxembourgeois et de ses ressources en optimisant les infrastructures routières par la décentralisation. Un archipel, ses colonies, ses voies de navigation.
Ce sont ces réflexions non-contraignantes qui ont pourtant esquissé les bases des plans sectoriaux officialisés en 2021. L’art tragique de la politique silo-sectorielle consiste en plusieurs actes.
D’abord, le territoire est abruti puis disséqué en compétences ressorts spécialisés. La gestion de ces secteurs ne relève moins de comités et compétences scientifiques que de politiques cadrées par un mandat à court-terme. Des politiques sectorielles par définition spécialisées servant un électorat spécialisé avec des intérêts spécialisées, et donc antagonique au bien commun et antinomique à toute vision holistique à moyen ou long terme.
Buffet territorial à volonté
Afin de satisfaire la faim boulimique de ces intérêts et besoins croissants, le territoire est aménagé par l’extrapolation et la reproduction de médiocrités et d’autres criminalités de nouveaux-riches : par ci une cité résidentielle avec ses cabanes clonées à deux étages d’encombrants, métastases saillantes et doubles garages réglementaires, par là une zone économique ou artisanale lunaire et non habitable composée de vaisseaux de pèche aux couleurs différentes mais aux fonctions identiques, grattant les fonds d’une mer d’asphalte…
Le dénominateur commun de ces aménagements est le terrain dont ils se servent.
A défaut de pouvoir produire à des prix raisonnables les aliments dont une société croissante aurait besoin, le secteur le plus négligé, sous-évalué ou simplement ignoré livre ses terres à consommer. Buffet à volonté : 0,5 hectare de terres agricoles et/ou forestières, par jour, pendant ces dernières années.
La conséquence spatiale n’en est pas la croissance, mais l’extension, l’étalement. Le Luxembourg est désormais le territoire le plus fragmenté d’Europe. Des fragments de paysages autant que de villages. Cette fragmentation qui est donc d’abord politique et se manifeste ensuite spatialement devient finalement sociale. En commençant par le café ou l’épicerie du village, l’exode des services de proximité vers des zones d’activités, des tissus et cohésions sociales se perdent. Sur le buffet à volonté de l’urbanisme luxembourgeois c’est l’effet doughnut : le périmètre est moelleux et délicieusement garni, le cœur est vide.
Des distances qui se créent, qu’il faudra construire et entretenir (en infrastructures), qu’il faudra pallier (en mobilité, en équipements…).
Un autre langage, une autre comptabilité
Si les unités d’€, ha, a, m2 et m3 (par ordre décroissant d’intérêt) ont à ce jour dominées tant les livres comptables que les outils de planification du ménage national et ainsi du dogme collectif, un nouveau vocabulaire s’impose.
Par conventions internationales ce seront les tonnes équivalents de gaz à effets de serre, par intérêts de l’électorat ce seront les dégrées Celsius de son environnement vécu, par goût à la lumière artificielle les kilowatts-heures, par pragmatisme vital les litres d’eau et peut-être les kilo-joules… notre compréhension du monde va radicalement changer, et en cours de route, notre manière d’en parler, de mesurer, de planifier, de prioritiser.
L’étrangeté apparemment codifiée de ces unités abstraites et exotiques dissimule le constat, pourtant flagrant, que tout se relie au final à nos comportements quotidiens, à notre style de vie ainsi qu’à son support, c’est-à-dire au sol.
Si la politique sectorielle produit un territoire fragmenté amplifiant les distances, si la croissance fainéante stimule gavage et étalement périurbain, les conséquences sont forcément plus de dépenses financières publiques et privées pour la mobilité, mais aussi plus de dioxyde de carbone.
Dans le hit-parade des bilans carbone, c’est la mobilité qui met ainsi le Luxembourgeois en tête d’affiche.
Dans le nouvel évangile carbonique, l’alimentation, ce que nous mangeons au quotidien, représente en moyenne plus d’un tiers4 de toutes les émissions. Et là, la concentration du secteur agricole local sur la seule production actuellement économiquement viable, la surproduction hyper-optimisée de veau et de lait, alourdit la facture.
Le gavage comme métaphore d’une certaine croissance est certes figuré, mais il est aussi réel : une majorité de Luxembourgeois adultes est obèse selon l’OECD, accablant l’héritage sanitaire de la génération future.
Mais ici défis et potentiels se rapprochent : comme notre régime alimentaire et notre production agricole génèrent le triple d’émissions5, le potentiel de réduction de gaz à effets de serre par simple adaptation de notre diète se chiffre selon The Economist à soixante pour cent et à 86 pour cent en besoins d’eau6.
Notre menu quotidien a donc un impact majeur sur le climat et sur la disponibilité en eau (fun fact pour raison d’actualité) mais aussi sur le besoin de surface au sol : Nos assiettes omnivores requièrent ainsi sept fois plus d’espace qu’un apport calorifique équivalent à base de plantes. Cependant, comme nous avons actuellement recours à des terres extranationales, la libération possible de 75 pour cent de surfaces ne serait que partiellement comptabilisable dans nos paysages.
Bio-région Bonanza
Que le Luxembourg ne subsiste que par un territoire fonctionnel mobilisant les ressources limitrophes semble une notion dorénavant intégrée. Toutefois, cette région fonctionnelle est actuellement définie par le paramètre de domicile-dortoir des frontaliers et dessine une cartographie socio-économique soumise à de fortes fluctuations. L’importation virtuelle de sol et/ou d’eau n’y est pas encore considérée.
Par contre, les ressources naturelles et ensembles paysagers caractérisant le pays peuvent redessiner le périmètre d’un territoire à base de cohérences et cohésions immuables, dont la gestion transfrontalière, prospective et durable semble plus urgente que jamais.
Car ces ensembles qui s’articulent autour des bassins versants et influent largement sur la disponibilité en eau, la température et la biodiversité qui définissent la capacité productive des sols et donc la viabilité de notre territoire.
La capabilisation du territoire va cependant au-delà de la considération de l’exploitation de capacités régionales : il s’agira de développer et ancrer un savoir-faire et donc des économies sociales et durables spécifiques, faisant face aux pénuries de ressources et résilientes aux bouleversements socio-économiques potentiellement induits pas l’automation et l’intelligence artificielle. La capabilisation d’une région se définit donc par l’entretien et l’enrichissement d’un savoir-faire par la mutualisation des apports singuliers dans un entourage proche7.
Après les économies d’extraction, de minerais de fer autant que d’immobilier, qui produit un prolétariat intellectuel, place donc à l’économie de moisson.
Et cette capacité territoriale est triple : une bio-région autour de Luxembourg ne serait mathématiquement non seulement capable de produire les matériaux de construction renouvelables nécessaires à son développement et de produire les aliments essentiels à une population croissante, mais également à séquestrer (donc à absorber et stocker) en masse du dioxyde de carbone.
Des émissions négatives sans lesquelles le bilan carbone visé pour limiter le réchauffement à climatique à 1,5°C (à 2°C) est illusoire.
Le valhalla du technofix, de la solution technologique opérant à des échelles comparables, n’existe tout simplement pas.
Conditions générales
Le venin aux émissions négatives est l’étalement rurbain et l’artificialisation du sol qui en découle : Chaque hectare artificialisé représente ainsi une perte entre 4,5 à 40,7 tonnes de CO2/ha/an8, sans considérer les émissions générées par la construction et l’activité subséquente, sans considérer le menu du jour, saignant ou à point.
Ceci n’est pas un plaidoyer contre la construction ou la croissance. Contre le carnivorisme traditionnel, sans doute.
Mais le gavage structurel devra urgemment être détourné vers une croissance dépassant surpassant la paralysie de notre culture de planification et construction, de notre sens des priorités et de notre prétentieux bon goût.
Si le tantrisme de densification et de résilience a pu être longuement rejeté et incompris, l’impératif des temps présents infligera des mesures et actions progressives.
À la recherche du temps présent
Ainsi, les démolitions catégoriques et confortables de constructions, qui se sont souvent opérées avec des arguments curieux et/ou obscurs, ne sont point légitimes. L’ingéniosité de la réaffectation et de la transformation de substances bâties et d’énergies grises existantes demandera forcément une ouverture d’esprit, mais sauvegardera autant des patrimoines implicites qu’elle produira des cadres de vies qualitatifs, appropriés, et peut-être insolites.
Les déserts monofonctionnels qui pourrissent inutilisés les deux tiers du temps dans nos paysages construits seront infusés avec des programmes et fonctions complémentaires. L’intensification urbaine, passant par une mixité et condensation d’usages et d’expériences produira des quartiers là où sont aujourd’hui des Zones. L’hybridation des fonctions permettra des mutualisations et ainsi des optimisations hédonistes, achevant enfin la médiocrité de la reproduction perpétuelle du standard minimal.
La Zone est désormais synonyme de friche : les mers d’asphalte y hébergeront des constructions expérimentales et ambitieuses, construites en matériaux régionaux.
Le gabarit maximal y est anéanti, la hauteur de corniche abolie.
Sur les champs, pâturages et tiers paysages que les plans s’aménagements généraux ont définis comme constructibles, les droits de développement seront transférés vers des parcelles déjà viabilisées, artificialisées et/ou construites et intensifiables. Nos équipements publics y viseront des structures réversibles aux emprises au sol minimales, au prix de définir des typologies nouvelles aux dimensions inhabituelles.
Face aux urgences contemporaines, l’architecture est en mutation. Futiles sont les débats de style et les discours de mise en forme tant prisés et véhiculés par notre société du spectacle. L’ère du paraître qui a suivi l’époque de l’avoir devra être collectivement surpassée afin préserver l’être.
La question est dorénavant d’appréhender des défis à diverses échelles spatiales et temporelles, d’identifier des capacités du territoire et d’orchestrer des réponses hautement spécialisées et techniques dans un narratif holistique d’un cadre de vie résilient. Oser imaginer, oser agir.
Si nous pouvions jusqu’aujourd’hui réduire la pratique à comment construire, le quand et où primeront davantage afin de capabiliser notre territoire, ou tout simplement : le garder viable.