Des nouveaux lotissements poussent comme des champignons dans les bourgs ruraux de l’ancien canton de Cattenom. Sans salaire luxembourgeois, impossible de s’y loger

Déisäits der Grenz

d'Lëtzebuerger Land du 20.05.2022

À la lisière du Luxembourg, les nouveaux lotissements se suivent et se ressemblent. De spacieuses résidences, libres des quatre côtés et dotées d’extravagants garages, y ont été construites ces dix dernières années. Les jardinets de devant sont remplis de pierres concassées. L’architecture et les matériaux rompent avec les formes traditionnelles. Enveloppés de polystyrène, des larges cubes surgissent au milieu des champs lorrains. Presqu’invariablement, les façades sont peintes en blanc et gris, les stores extérieurs en noir. Parfois, le propriétaire a osé des pastiches post-modernistes : colonnades, tourelles, hublots. D’autres ont racheté, et luxueusement retapé, des anciennes fermes. Les petits bourgs ruraux de l’ancien canton de Cattenom hébergent quasi exclusivement des frontaliers. Leur taux atteint 73 pour cent à Kanfen, 76 pour cent à Zoufftgen, 80 pour cent à Roussy-le-Village, 98 pour cent à Évrange. On note une concentration élevée de BMW, Audi et Mercedes, souvent immatriculées au Grand-Duché.

Ces villages à l’ombre de la centrale nucléaire sont devenus les plus prisés de Lorraine. Ils attirent des frontaliers plutôt jeunes et plutôt riches, avec une surreprésentation des « professions intellectuelles supérieures et professions intermédiaires ». Dans les jardins, on aperçoit des portiques avec toboggans et balançoires, signe que les nouveaux lotissements attirent surtout de jeunes familles. La proximité des réacteurs fissurés n’a pas freiné l’engouement. « Les tours [de refroidissement] font partie du paysage », estime ainsi le maire de Roussy-le-Village. L’agence Moselle Tourisme liste la centrale nucléaire parmi les « principaux sites touristiques » de la région : avec 7 000 visites annuelles, elle arrive en dixième position, derrière le Château de La Grange mais devant la Citadelle de Rodemack. Sur son site officiel, la Communauté des Communes de Cattenom et Environs (CCCE) affiche un dessin représentant des prés à vaches, un étang, un kayakeur, des champs, un tracteur, une piste cyclable... En arrière-fond de ce paysage bucolique se dressent fièrement les tours de refroidissement d’un blanc immaculé. Comme s’il s’agissait d’un point de repère inamovible, voire d’un monument historique, une sorte de tour Eiffel mosellane.

Or, le smallprint de la documentation urbanistique indique une « zone de danger immédiat » autour de la centrale. Dans un rayon de deux kilomètres, les terrains n’auraient « plus vocation à être urbanisés et aménagés » à l’avenir. À la limite de cette zone, il « convient de porter une attention particulière aux opérations d’extension urbaine, notamment les projets de lotissements », et éviter de construire des écoles, hôpitaux et maisons de retraite. Le président de la CCCE, et maire de Zoufftgen, Michel Paquet, estime que la centrale ne fait pas peur aux nouveaux habitants : « En quinze ans, il n’y a pas eu plus de cinq habitants à m’avoir exprimé une problématique en lien avec cela ». À ses yeux, les réacteurs sont d’abord une source de recettes fiscales : « Si nous n’avions pas la centrale, comment financerions-nous les crèches pour les enfants des frontaliers qui viennent travailler au Luxembourg ? Le périscolaire et les places de crèches, je vous assure que c’est important pour des gens qui partent à sept heures du matin et reviennent à sept heures du soir... »

Géographe à l’Université de Lorraine, Marie-France Gaunard-Anderson parle d’une revanche de la ruralité sur l’urbanité. « Les campagnes ont longtemps été perçues comme répulsives, tandis que les villes étaient considérées comme des lieux de création des richesses matérielles et intellectuelles. Aujourd’hui, les villes le long de la frontière souffrent d’une mauvaise image, elles n’attirent plus. Alors que les villages s’enrichissent, les villes s’appauvrissent. » (Une analyse qui ne s’applique d’ailleurs pas qu’au nord mosellan, mais également aux villes moyennes luxembourgeoises comme Wiltz, Ettelbruck, Differdange et Esch, devenues des hotspots sociaux.) Déjà en 2012, Gaunard-Anderson avait mis en garde contre « une ségrégation socio-spatiale » : « Les nouvelles populations occupent des lotissements à la périphérie des noyaux villageois ou des villes (constitution de véritables ‘ghettos’) et ne s’intègrent pas facilement », écrivait-elle dans un ouvrage collectif.

Le Luxembourg est à la fois créateur de richesses et creuseur d’inégalités. Une série de données statistiques permettent de cartographier les disparités sociales. Le revenu médian est de 27 000 euros dans le Pays de Thionville ; il tombe à 18 000 dans la Vallée de la Fensch. Les logements sociaux sont très concentrés : Thionville en compte 4 900, Fameck 1 600, les villes de Yutz, Hayange, et Florange un millier chacune. Quant aux 22 villages qui composent la CCCE, ils n’en totalisent que 339. Entre 2008 et 2018, le taux de chômage a grimpé de quinze à 19 pour cent à Longwy et de 18 à 22 pour cent à Mont-Saint-Martin. Un tiers de la population y vit désormais sous le seuil de pauvreté. Une polarisation sociale et géographique qui s’exprime également par le comportement électoral. Au soir du premier tour de la présidentielle, Marine Le Pen est arrivée en tête dans le département de la Moselle. Or, les villes ouvrières de Longwy, Mont-Saint-Martin, Fameck, Woippy, Villerupt et Uckange lui ont préféré Mélenchon, tandis que les villages « haut standing » bordant le Grand-Duché ont plébiscité Macron.

Au Luxembourg, les édiles reclassent pâturages et champs en terrains constructibles sans demander de contreparties ni de garanties. De facto, ils distribuent des chèques en blanc, transformant des familles en dynasties foncières, les poussant dans des logiques de spéculation et de rétention. De l’autre côté de la frontière, à Zoufftgen, les édiles ont veillé à s’assurer la maîtrise sur le foncier. Avant d’ouvrir le périmètre constructible au début des années 2000, la commune a racheté une dizaine d’hectares de terrains agricoles aux paysans, pour ensuite les revendre aux futurs habitants. « On ne les a pas donnés à un promoteur », dit le maire, Michel Paquet. La commune a déboursé 980 euros l’are, soit « trente fois » le prix du terrain agricole. À partir de 2007, ces parcelles ont été cédées en trois étapes, pour un prix de 12 000, puis de 15 000 et enfin de 17 000 euros l’are, soit la moitié du prix de marché. Une manière, dit Paquet, d’assurer un accès à la propriété aux « enfants du village », y compris à ceux qui ne travaillent pas au Luxembourg. « Pour une parcelle, il y a eu entre sept et dix candidats. Je les ai tous rencontrés pour m’assurer qu’ils ne voyaient pas la commune comme un dortoir et qu’ils étaient prêts à envoyer leurs enfants dans nos écoles ».

En quinze ans, Zoufftgen a vu sa population doubler, passant de 600 à 1 300 habitants. Le maire estime que la plupart des néoruraux auraient tenu leurs engagements, et se retrouveraient aujourd’hui nombreux dans les associations locales. L’opération foncière a également permis de renflouer les caisses communales et de financer de nouveaux équipements collectifs. L’imposition sur la masse salariale se faisant au Luxembourg, le phénomène frontalier a creusé le manque à gagner fiscal des communes lorraines. Non-délocalisable, le foncier apparaît, à côté de la centrale nucléaire, comme une des dernières bases imposables.

La commune de Kanfen (1 200 habitants) a imité la politique foncière de Zoufftgen, rachetant douze hectares aux agriculteurs, les reclassant, puis les vendant aux futurs propriétaires-occupants. Or, le maire, Denis Baur, ne libère les parcelles qu’au compte-gouttes, tout au plus une quinzaine tous les quatre ans. Il dit ne pas vouloir « céder à un urbanisme à outrance » : « On n’est pas dans une course démographique ». La prochaine tranche de parcelles sera mise en vente l’année prochaine. Sans avoir fait la moindre publicité, la mairie a d’ores et déjà reçu 80 dossiers de candidature, pour seulement quatorze parcelles à vendre. Des deux côtés de la frontière, on rencontre la même hantise de la croissance qu’il faudrait « maîtriser », afin de ne pas grever les budgets communaux. De l’Internet haut débit aux horaires des garderies d’enfants en passant par les équipements culturels et sportifs, les nouveaux habitants sont très demandeurs en services publics. « On ne va pas ouvrir 80 parcelles à la commercialisation pour ne pas risquer de créer des déséquilibres pour nos services publics », dit Baur.

Sans salaire luxembourgeois, de nombreux jeunes Mosellans doivent s’exiler dans la Meuse. Le marché immobilier s’est luxembourgisé, c’est-à-dire qu’il est entré en surchauffe. Les agences immobilières adoptent des tactiques de démarchage de plus en plus agressives. En mars 2021, la presse locale citait une habitante d’un village du Pays Thionvillois qui cherchait à vendre son bien : « Il y a aussi cette agence luxembourgeoise qui est allée jusqu’à m’offrir des soins thalasso pour que je m’engage avec elle ! » Sur le marché du foncier lorrain, d’autres acteurs sont apparus : les agriculteurs luxembourgeois. Que ce soit à Évrange ou à Zoufftgen, ils ont racheté ou loué de larges domaines, et se montreraient très peu intéressés à vendre, regrettent les maires. (En 2017, les paysans luxembourgeois exploitaient 7 800 hectares dans les trois pays-voisins, selon le Service d’économie rurale.)

La commune de Kanfen voudrait « conserver le caractère rural du village », affirme Denis Baur. Le nouveau lotissement (nommé « Seigneurs de Septfontaines ») n’a pourtant rien de bucolique. Des demeures aussi démesurées que disparates s’y alignent. La commune a surtout imposé des toits à double pente (les toitures plates sont interdites), ainsi qu’un minimum de trois emplacements de stationnement par maison unifamiliale, qui « doivent être réalisés en-dehors des voies publiques », une norme qui explique la profusion de garages surdimensionnés. Par « caractère rural », Baur dit entendre « une maison avec un petit jardin et sans voisins directs ». Le rêve luxembourgeois, en somme. Kanfen a par contre réussi l’exploit d’attirer et de retenir un commerce de proximité : une boulangerie (dont la baguette tradition a été sacrée « meilleure baguette de Moselle ») et une boucherie se sont installées dans des locaux appartenant à la commune. Elles ont été suivies par un primeur bio, ouvert par une famille de maraîchers d’Œutrange.

Thierry Michel, le maire d’Évrange (230 habitants), se dit admiratif de Kanfen : « Ils ont franchi le pas il y a quinze ans, ils vont pouvoir grandir, c’est-à-dire vivre ». Cela a bataillé dur dans le conseil municipal, avant que celui-ci ne se décide à timidement ouvrir le périmètre de 3,75 hectares. En 2011, la construction de quatre imposantes résidences, de « grand standing », dans le village voisin de Hagen (400 habitants) avait provoqué le malaise et fait grincer des dents. À Évrange, le nouveau lotissement est en voie d’achèvement : des boîtes blanches et grises, aux stores noirs. Alors que la voisine luxembourgeoise Frisange « grandit, grandit », Évrange restera figée, se désole le maire. Il rêve de créer une cité « éco-responsable », dont il aimerait faire « une vitrine à la frontière du Luxembourg ». Seulement, voilà, « on ne pourra plus rien ouvrir à l’avenir ». Ce sont les ordres de Paris.

L’objectif de « zéro artificialisation nette » (d’ici 2050), fixé par le législateur français l’automne dernier, devrait donner un sérieux coup de frein aux projets d’urbanisation le long de la frontière. Les répercussions n’en ont pas encore été saisies au Grand-Duché, dont un des principaux exutoires à la crise du logement risquera d’être bouché. La loi Climat et Résilience édicte des limites précises à la consommation future de terres agricoles. Cet impératif de sobriété foncière a redistribué les cartes. Dans les dix prochaines années, les communes de Cattenom et environs ne pourront pas consommer plus de 130 hectares de surfaces agricoles et naturelles. Le Schéma de cohérence territoriale (SCoT) définit la clef de répartition : Hettange, Cattenom et Volmerange se partageront vingt hectares chacune. Sept communes « intermédiaires » (dont Zoufftgen) auront droit à huit hectares, tandis que les douze petites communes restantes verront leur extension limitée à deux hectares.

Les édiles lorrains sont peu enchantés. Le maire de Roussy-le-Village, Benoît Steinmetz, salue l’esprit de la loi, mais estime que « ça ne fait aucun sens d’appliquer la même règle à un territoire frontalier qu’on applique aux fins fonds des Vosges ». Il craint une exacerbation de la pression foncière qui repoussera les travailleurs frontaliers encore plus loin de la métropole luxembourgeoise, « avec tout le trafic qui s’ensuivra ». Sur les centaines de pages du SCoT, le Luxembourg revient sans cesse, cité dans des termes ambigus. Les technocrates français en évoquent la « concurrence », la « pression », l’« élargissement du cercle d’influence », pour ensuite y voir un « levier » et des « sources de potentiels d’appui ». Sa « fulgurance démographique et économique » acculerait la Lorraine à une économie résidentielle (soins à la personne, tourisme, construction, commerce), qui tranche avec sa tradition industrielle. Le SCoT estime ainsi que la Moselle devrait soigner son « offre résidentielle » afin de « maintenir et fidéliser » les actifs, surtout ceux tentés de « faire le choix de la proximité » et de s’installer au Luxembourg. Parmi les élus locaux de gauche, un autre discours s’articule, très loin des éléments de langage sur le « win-win ». Regroupés dans le think tank « Au-delà des frontières », des anciens maires socialistes et communistes présentent la Lorraine comme un « territoire métropolisé », dont le développement économique serait phagocyté et la base fiscale érodée par le « Grand Luxembourg ». On mesure la sévérité de la blessure narcissique.

Bernard Thomas
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