Tout commence par un générique au fond noir. Les noms de l’équipe artistique du film apparaissent à l’écran accompagnés du seul son. Un son de vent et de vagues. Une première parmi les nombreuses allégories qui rythme dans le film pour évoquer à la fois le calme et la nervosité.
Le spectateur découvre ensuite une femme allongée sur la plage, en pleine sieste. C’est Leïla (Leïla Bekhti : Le Grand Bain, La Source des femmes, Tout ce qui brille…), elle est le calme. Puis un père et son enfant d’abord dans l’eau, loin des côtes, puis sur un petit bateau. À un moment, le père, sans rien dire, arrête l’embarcation, replonge dans l’eau et lance : « Je rentre à la nage ». Et il ajoute en direction de son gamin pas encore adolescent : « Ramène le bateau. Tu sais le faire ». Le père c’est Damien (Damien Bonnard : Les Misérables, En liberté !, Rester vertical…). Il est la nervosité.
Leïla et Damien s’aiment passionnément. Malgré les années qui passent et leur enfant qui dort dans la chambre juste à côté, ils dansent encore dans leur salon. Il aiment se tourner autour, se toucher, se caresser, s’embrasser… avec la même sensualité que les premiers jours. Le couple vient de s’installer dans une grande maison avec un jardin énorme, une piscine, un étang pas loin et de grands ateliers dans lesquels les deux peuvent mener à bien leurs activités professionnelles. Il est peintre. Elle est restauratrice de meubles anciens. Les deux ont du talent et un certain succès. Financièrement ça pourrait aller bien, sauf que dernièrement, Damien a dû emprunter une grande somme d’argent à son père. On va vite comprendre pourquoi.
L’intranquillité du titre vient de la bipolarité de Damien. Un trouble omniprésent tout au long du récit, mais qui ne sera nommé que vers la toute fin du film. Jusqu’à ce diagnostic sec et brutal, le spectateur assistera à la « montée », puis la « descente » de Damien.
Pendant la « montée », le père de famille voit tout en rose et ne comprend pas pourquoi les personnes autour de lui son si « gris ». Plein d’énergie, il ne dort pratiquement pas, il se lève en pleine nuit pour réparer de vieilles mobylettes, erre sans but précis, part dès l’aube pour aller faire des courses pour des amis n’arrivant que plusieurs heures plus tard et passe plusieurs nuits blanches de suite à peindre. Son regard est perçant, presque dédaigneux, son geste rapide et assuré et toujours exagéré. Il est plein d’énergie, trop plein ! Il a beau entendre son entourage lui demander de se détendre, se reposer, rien n’y fait. Selon lui, il va bien, il s’amuse et ne voit pas où est le problème. Un rapide passage par l’hôpital, dont on ne saura rien, n’y changera rien. Il continue sa « montée » et refuse de prendre ses médicaments.
Proches et spectateurs ne peuvent que s’inquiéter pour lui, craindre le geste de trop. Arrivera-t-il ? Quand ? Quelles seront les conséquences ? « Damien, faut que tu dormes » lui lance Leïla, « Tu repars là », et d’ajouter : « Je suis fatiguée, je ne vais pas tenir », puis « si tu retournes à l’hôpital, je ne suis pas sûre d’être là à ton retour ». C’est pourtant elle qui, peu après, devra appeler une ambulance et le faire interner de force.
À son retour, Damien sera totalement transformé. Bourré de médicaments, il se déplace avec difficulté, il a geste lent et tremblant, le regard vide. Il n’arrive même pas à sortir seul de sa baignoire et refuse de jouer avec son fils qui s’ennuie. Plus la montée est haute, plus la descente est rude. Et Leïla, qui est finalement restée, demeurera intranquille. Après la crainte de la folie de trop, voici le temps de la crainte constante de la rechute ; d’où le titre au pluriel, histoire de montrer que « l’intranquillité du mari et père devient immanquablement l’intranquillité de l’épouse et du fils » note le réalisateur qui s’est inspiré pour ce film de ce qu’il a vécu avec son père maniaco-dépressif.
Le récit est prenant avec ce cycle de la bipolarité représenté dans son étonnante diversité. À la réussite du récit, s’ajoutent une grande prestations d’acteurs et une énorme maîtrise technique. « Le film (…) me donne l’impression de n’être pas dogmatique et de vivre avec ses acteurs : Ils se laissent regarder et c’est grâce à eux que tout devient juste » note le réalisateur qui ne tarit pas d’éloges sur Leïla Bekhti et Damien Bonnard. « Tout a commencé vraiment quand Damien est arrivé sur le film, quand je l’ai vu prendre en charge le personnage, quand j’ai compris qu’il avait vraiment envie d’en faire quelque chose », explique-t-il. Et de poursuivre : « le personnage de Leïla dans le scénario était fragile, subissait plus la psychose du père de son enfant. J’ai été magnifiquement surpris par la force et la résistance qu’a donné Leïla Bekhti au film. Elle m’a offert son désir, sa sensualité, sa fatigue (…) Dès sa première lecture, Leïla a compris qu’il ne s’agissait pas d’un film sur la maniaco-dépression mais plutôt d’une interrogation sur la capacité et les limites de l’engagement amoureux ».
Si le jeu d’acteur est pour beaucoup dans la réussite de ces Intranquilles – dixième long-métrage de Joachim Lafosse, troisième coproduit par le Luxembourg, après Nue Propriété en 2006 (Tarantula) et À Perdre la raison en 2012 (déjà avec Samsa Film) –, le cadre, constamment au plus près des personnages, à la fois nerveux et stables, les décors faits de clairs obscurs, mais aussi les intermèdes musicaux que propose le réalisateur y sont également pour beaucoup. D’ailleurs la scène, dans la voiture, ou le couple chante Idées noires de Bernard Lavilliers, avec la femme qui reprend les extraits de la chanson : « Tu ne penses qu’à toi. Tout seul tu finiras. » est tout bonnement magnifique. Prémonitoire ? Il faudra voir le film pour le savoir.