Cette année cauchemardesque dans les vignes offre une occasion de s’interroger sur les notions de bons et de mauvais millésimes. Pas si simple… et heureusement, car on n’est pas à l’abri de belles surprises

« La météo était pire que les vins que nous sortirons »

d'Lëtzebuerger Land du 22.10.2021

« Alors, c’est une bonne année ? » Les vignerons entendent la même question tous les ans à cette époque. Y répondre est plus facile certaines années que d’autres. S’il a fait majoritairement beau entre juin et septembre, c’est un grand « oui ». Dans le cas contraire, il faut parfois ramer pour convaincre. Bonne année, mauvaise année : rien n’est simple et en réalité, une réponse argumentée a peu de chance d’être aussi binaire.

Qu’est-ce qu’une bonne année ? Pratiquement tout le monde considère que 2018 en est une. La météo avait été généreuse : du soleil à profusion, des précipitations juste suffisantes pour éviter une trop grande sécheresse et, en conséquence, des raisins parfaitement sains jusqu’aux vendanges, les maladies se régalant d’habitude de l’humidité persistante. À l’époque, les vignerons étaient bouche bée : les raisins livraient des caractéristiques jamais vues : Les taux de sucre grimpaient en flèche, avec des progressions spectaculaires, visibles à l’échelle d’une seule journée entre le matin et le soir.

De la quantité et des raisins cueillis à des maturités jamais vues : voilà une année extraordinaire ! Est-ce que cela garanti un bon millésime ? En fait, cela se discute. Pour les vins rouges, c’est absolument sûr. Mais la Moselle produit essentiellement des blancs, des crus dont l’harmonie se brode autour d’une trame ciselée par l’acidité des raisins. Or l’acidité, il y a trois ans, a été très souvent écrasée par la puissance du sucre. Les vignerons qui, fascinés par ces conditions inhabituelles, ont cherché à obtenir les maturités les plus élevées possibles n’ont pas fait le meilleur des choix. Certains pinots gris titraient 125° Oechsle (unité de mesure des taux de sucre) à la récolte, voire davantage alors qu’il est rare de dépasser cent degré en général. Impressionnant, certes, mais cela promet un vin qui affichera entre 15 et 16° d’alcool à l’arrivée. La fraîcheur et la vivacité, marqueurs de vins de la Moselle, il fallait alors les oublier. Le vin devient souvent pataud, unidimensionnel et rapidement fatiguant, les papilles saturant vite étouffées par tout ce sucre.

L’année caniculaire avait même remis en question la notion de bon terroir et de mauvais terroir. Traditionnellement, les meilleurs coteaux sont ceux qui profitent d’une exposition au soleil toute la journée, où les raisins grandissent le mieux. Mais en 2018, les grappes qui poussaient là ont souvent mûri en excès, voire ont été brûlées par le soleil. Les terroirs moins bien exposés ont, en revanche, livré des raisins plus équilibrés et plus frais. La hiérarchie classique des parcelles pourrait prendre un sacré coup de vieux avec le réchauffement climatique…

Certains vignerons avaient cependant bien joué le coup en anticipant leurs vendanges, parfois même dès le mois d’août, notamment pour produire les vins qui serviront de base au crémant. Puisque ces vins reçoivent une liqueur de dosage (sucrée) pour lancer la deuxième fermentation en bouteille, ils ont davantage besoin d’acidité que de sucre. La production de bulles représentant un tiers de la production nationale, trouver la bonne réponse à cette problématique capitale était devenu un casse-tête.

Quel est le point commun entre les récoltes 2018 et 2021 ? L’excès, chacune dans une direction opposée. Autant 2018 a été un bonheur à travailler, autant 2021 est un calvaire. Quand il fait beau, le stress est loin. Il faut bien sûr entretenir les rangs, mais rien ne presse vraiment. Dès que les averses se succèdent, par contre, tout devient très compliqué. « C’est une année de défis, reconnaît Jean Cao, l’œnologue-conseil des vignerons indépendants. Il a fallu être extrêmement présent et exigeant dans les vignes. Il n’y avait pas de droit l’erreur. » Pour éviter la prolifération de champignons et de pourritures, l’effeuillage régulier était de rigueur, tout comme le strict respect des intervalles pour traiter les vignes. « Un jour de retard et ça pouvait être la catastrophe », soupire l’expert.

Pour se rendre compte de la difficulté du métier de vigneron cette année, il faut de leur rendre visite. En ce moment, rares sont ceux qui rigolent. L’air ambiant est plutôt à la morosité. « C’est vraiment une année pénible », souffle poliment Marc Berna (Caves Berna, à Ahn), un jeune vigneron très talentueux. « Nous n’avons pas arrêté de travailler dans des conditions difficiles, sous la pluie, dans des vignes détrempées devenues difficilement accessibles. Et malgré tous ces efforts, on n’est pas vraiment content pendant les vendanges parce ce que l’on s’était habitué à mieux ces dernières années. »

Cette lassitude doublée d’une grosse fatigue se comprend aisément, mais elle ne signifie pas pour autant que cette année sera définitivement à oublier. « La météo était pire que les vins que nous sortirons, rigole-t-il. J’étais inquiet au début, mais finalement les jus se goûtent bien. » La clé du succès est d’être impitoyable dans le tri des raisins. La pourriture est inévitable : on ne peut que la restreindre. Il faut donc laisser à terre les grappes les plus touchées et ôter tous les raisins gâtés sur celles qui peuvent être sauvées. Le vigneron est entièrement à la merci de ses vendangeurs, les consignes doivent être respectées à la lettre. « On aura du mal à faire de grands vins tranquilles, mais je ne perds pas espoir, avance Henri Ruppert (Domaine Henri Ruppert, à Schengen). Il va être possible de faire de belles choses mais au prix d’un boulot de fou, avec énormément de sélection dans la vigne et, ensuite, sur la table de tri. Ce n’est pas une vendange qui fait plaisir. »

Que peut-on en espérer ? Chacun s’accorde à dire que l’on aura un millésime plus classique, sans les excès de 2018 de 2020. Mais classique n’est pas nécessairement péjoratif. Il est probable que les bouteilles issues de cette vendange ressemblent à celles de 2017, une autre année compliquée. À l’époque, ces vins ont mis du temps à s’ouvrir, mais cette acidité a fini par se fondre et, aujourd’hui, ces vins sont fameux. En particulier les rieslings, pourtant très durs à leur sortie, qui sont désormais ouverts et bien balancés. Souvent plus agréables à boire que les pourtant plus populaires 2018.

« Moi aussi je préfère les rieslings 2017 aux 2018 ou au 2020, juge Marc Berna. Le problème, c’est que nos clients boivent les vins trop vite, souvent dans l’année de leur mise en vente. Je vois bien qu’ils préfèrent les millésimes chauds, dont les vins sont flatteurs dès leur jeunesse, alors que ceux des années plus tempérées demandent davantage de temps. Mais les vins qui sont bons à boire rapidement ne sont pas forcément les meilleurs… » La tradition de déboucher les flacons luxembourgeois dès leur sortie, au Wäimoart de Grevenmacher ou à la Foire de Printemps, avait du sens tant que l’on produisait essentiellement du tout-venant, mais avec le bond qualitatif qu’ont réalisé les vignerons ces dernières années, se presser, c’est bien souvent gâcher.

Henri Ruppert a même décidé de tirer parti d’une autre manière de cette année singulière. Les vins acides, on l’a dit, sont particulièrement indiqués pour les effervescents : le vigneron de Schengen a donc décidé de jouer à fond cette carte. « Je vais faire un maximum de vins de base pour avoir la possibilité d’en garder pour plus tard, explique-t-il. En 2018, j’aurais beaucoup aimé avoir ce type de vins en réserve pour équilibrer les assemblages. Comme il y a de grandes chances pour que l’on revive bientôt une année chaude de ce type, j’anticipe. C’est ce qui se fait en Champagne. Comme j’ai encore du vin tranquille en stock grâce à la générosité des derniers millésimes, je peux me permettre d’en produire moins avec les vendanges de cette année. »

Bien que l’on puisse s’attendre à ce que les meilleurs vignerons livrent cette année des rieslings, des pinots blancs ou des chardonnays de grand intérêt, il est toutefois une couleur que l’on ne verra que très peu : le rouge. Les maturités ne seront pas suffisantes pour sortir de jolis tannins. « J’ai abandonné l’idée d’en produire, lâche Henri Ruppert. Tenter de les vinifier serait très compliqué pour, au mieux, avoir des vins moyens. Ce n’est pas ce que je cherche : je préfère m’abstenir. » Même topo chez Jean-Marie Vesque (domaine Cep d’Or, à Hëttermillen) : « Je ne crois pas au rouge, cette année ».

Heureusement, le principal cépage concerné, le pinot noir, est versatile. On peut également le vinifier en blanc ou en rosé. « J’utiliserai mon pinot noir Stadtbredimus Fels, le haut-de-gamme, pour faire du crémant, relève le vigneron. C’est dommage, je vais réduire mon offre, mais tant mieux pour les bulles qui vont en profiter. » Beaucoup de pinot noir sera également vinifié en rosé. C’est un moindre mal tant les effervescents et les rosés ont le vent en poupe sur le marché.

Alors bonne année, mauvaise année, tout cela est relatif. Les bonnes années faciles à travailler pour les vignerons ne sont pas nécessairement celles qui permettent de produire les meilleurs vins. Si les effets du réchauffement sont bénéfiques pour la production des rouges, ils le sont moins pour certains blancs. Un millésime ne peut pas être absolument bon, ou complètement mauvais. Et puis, ces millésimes exigeants ont un intérêt : ils permettent de repérer les meilleurs producteurs. En 2021, personne ne produira un bon cru par hasard. Seuls ceux qui se seront totalement investis pourront être fiers d’eux.

Erwan Nonet
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