La capitale compte exactement trois exploitations maraîchères. Un portrait croisé à l’époque du dérèglement climatique

Les derniers paysans de la Ville

d'Lëtzebuerger Land du 27.08.2021

Trois petites exploitations : voilà ce qui reste de la ceinture maraîchère qui entourait la Ville de Luxembourg au début du XXe siècle. À l’époque, une centaine de producteurs de légumes travaillaient dans les vallées et plateaux de la capitale, de la Pétrusse au Eecherfeld, en passant par Clausen et Mühlenbach. Sans oublier le Kirchberg qui, avant l’expropriation de 1961, se présentait comme un immense champ où étaient cultivés des pommes de terre, des salades et des choux (en partie transformés dans la Fabrique de Choucroute Nickels). Pour la plupart, il s’agissait de petites exploitations d’une cinquantaine d’ares. La Ville allait se muter en centre européen et financier, l’agriculture allait suivre le chemin de la facilité, celui de la spécialisation subventionnée dans les filières bovine et laitière. Une tradition séculaire se perdit, et, avec elle, un savoir-faire, des structures de commercialisation et des réseaux de distribution.

Les trois exploitations maraîchères de la capitale sont situées dans un radius d’un kilomètre : deux sur les hauteurs ensoleillées du Eecherfeld, une en contrebas, sur les rives humides de Beggen. Trônant au-dessus de Mühlenbach et de Dommeldange, le plateau de l’Eecherfeld rappelle le Kirchberg d’antan : des bois parsemés de champs et de jardins, avec quelques rares petites datchas (dont celle, reconstruite en villa de luxe, d’un ancien faucon de la Banque centrale européenne). Bien que le plateau soit classé zone forestière et zone agricole, elle attise les convoitises des spéculateurs : « Ici, dès qu’une petite parcelle est mise en vente, il y a énormément d’investisseurs qui veulent l’acheter, qui veulent spéculer », estime le vieux maraicher Niki Kirsch. Il est né sur le plateau et y vit encore, dans une maison qu’il partage avec son fils, Claude, qui a repris l’entreprise familiale.

« Je n’ai jamais vu ça. Pourtant, je suis né ici », Niki Kirsch se rappelle la nuit du 14 au 15 juillet. Un quart de ses champs se retrouvaient sous l’eau. Il a fallu attendre sept jours avant que les champs submergés redeviennent accessibles. Les Kirsch ont fini par jeter 400 kilos de pommes de terre, 7 000 salades et 2 000 choux. « Dieu merci qu’il n’y a pas de canalisations ici, ni de voisin qui chauffe au mazout », dit Niki Kirsch.

Comme un long stress test, c’est ainsi que les maraîchers de la capitale ont vécu les quatre derniers étés. À quelques centaines de mètres de l’exploitation Kirsch, les jeunes maraîchers écolos et branchés de Terra ont pris leurs quartiers en 2014. Sans subventions étatiques, ni prêts bancaires, la coopérative a transformé un petit lopin de terre en idylle de la permaculture, avec une quinzaine d’arbres fruitiers, des petits champs, des tunnels chenilles et des serres. D’emblée, les coopérants avaient affiché leur résolution à mettre en œuvre « une agriculture résiliente », notamment face au dérèglement climatique. Trois étés caniculaires et un été diluvien ont mis à l’épreuve ces ambitions. Il y a un mois, la coopérative a ainsi dû se résigner à arracher quelque 2 000 pieds de tomates. Une récolte de quatre tonnes fut anéantie, le highlight de la saison annulé. Même sous les serres, l’humidité de l’air fut telle que le mildiou a fini par ronger les plantes. Les maraîchers ont tenté de réagir : Plante par plante, ils ont découpé les parties atteintes, constamment désinfectant les couteaux pour ne pas disséminer la maladie. Au bout de trois semaines de lutte, ils ont capitulé : « C’était comme un feu qui se répand à toute vitesse », témoigne la jardinière Christiane Walerich, une ancienne journaliste du Woxx qui a rejoint Terra comme jardinière.

C’est à l’unanimité que les maraîchers de Terra ont rejeté l’option de pulvériser du cuivre sur les tomates afin d’endiguer le fléau. Même si un tel traitement est permis par le cahier des charges de l’agriculture bio, ils estimaient qu’il « aurait tué toute la vie dans le sol ». Sur les sept dernières années, la coopérative avait patiemment composé une collection de 35 variétés de tomates. Or, sans tomates mûres, pas de semences. Tout est à recommencer : « Pour les prochaines variétés, le critère de résistance au mildiou deviendra plus important, promet le chef-jardinier de Terra, Pit Reichert. Peut-être que c’était une erreur de notre part de surtout nous concentrer sur le critère du goût ».

À Beggen, sur les bords de l’Alzette, les deux hectares de terrains maraîchers de Colabor furent totalement submergés, jusqu’à un mètre de hauteur. Par le passé, les eaux des inondations se retiraient au bout d’une heure ; cette fois-ci, elles ont stagné toute une journée. Les tomates ont étouffé, les pommes de terre ont pourri, les fraises et la rhubarbe furent totalement broyées sous l’eau. (Seules les blettes et les topinambours ont survécu.) Des tonnes de fruits et de légumes à jeter. Depuis qu’ils louent ces parcelles à la Ville de Luxembourg, les jardiniers bio de Colabor avaient tout fait pour en vivifier et régénérer les sols. Un travail de 17 ans sapé en une nuit.

Dans les jours et semaines qui ont suivi le déluge, les jardiniers craignaient que le site ne soit durablement contaminé : de métaux lourds, d’hydrocarbures, de souches de E. coli… Dans le quartier, des cuves à mazout avaient fuité et les canalisations avaient débordé : « On retrouve encore aujourd’hui des articles d’hygiène sur le terrain », dit Jörg Nussbaum, qui dirige le programme maraîcher de Colabor. Les premiers retours du laboratoire ne seraient « pas préoccupants mais à suivre », dit-il. Les taux en hydrocarbures, en plomb et en zinc resteraient nettement en-dessous des seuils-limites, et aucune trace de salmonelles ou d’E. Coli n’aurait été relevée. Par mesure de précaution, Colabor a arraché toutes les plantes qui avaient été en contact direct avec les eaux. L’Administration des services techniques de l’agriculture lui aurait assuré que les plantes qui repousseront pourraient être commercialisées, dit Nussbaum. Il espère pouvoir régénérer la terre, « stimuler les microbes » et ainsi lentement décomposer la contamination.

Les nouveaux maraîchers se recrutent loin du milieu paysan traditionnel. La formation de « technicien-entrepreneur maraîcher » que propose le Lycée technique agricole séduit surtout les idéalistes écolos, les cadres de la place financière en crise de sens et les compagnons d’expats (donc sécurisés financièrement). Les jardiniers de Terra sont, eux, tous des universitaires : deux anthropologues, un designer et une historienne. (À une exception près, aucun ne vient d’une famille paysanne.)

Le Sarrois Jörg Nussbaum a étudié l’agronomie à l’université de Giessen dans les années 1990. Son travail de fin d’études examinait la possibilité de cultiver des pleurotes dans d’anciens bunkers militaires. Or, « par manque de relations », la mise en pratique de ce projet ne fera pas long feu, et Nussbaum entamera « une odyssée professionnelle » : comme batteur dans un groupe de metal antifasciste, comme « stage-hand » lors de concerts, comme couvreur, comme ouvrier dans l’industrie automobile, comme livreur chez un grossiste bio, avant d’atterrir, en 2001, chez Colabor au Luxembourg.

Si le secteur des légumes séduit ainsi les néophytes, c’est qu’il ne faut que très peu de foncier pour s’y lancer. (La coopérative Terra paie le loyer de son terrain en nature : trois paniers par semaine, soit 2 580 euros par an.) Le secteur des légumes reste donc relativement méritocratique : Pas besoin d’hériter d’une ferme ou de marier le fils ou la fille d’un paysan, il suffit d’avoir un penchant pour le marketing et une tendance à l’auto-exploitation. Sur un demi-hectare de terrain, Terra produit 35 tonnes de légumes et de fruits par an. « C’est la preuve que, sur une surface très réduite, on peut produire de manière très intensive et variée. Et ceci sans monoculture, sans tracteurs », dit Christiane Walerich.
Or, ce rendement élevé reste tributaire du facteur travail. Grâce aux abonnements, la coopérative Terra réussit à payer quatre CDI, « légèrement au-dessus du Smic » : entre 2 200 et 2 700 euros nets. « Bon, si tu vas prendre un verre avec des amis qui gagnent 7 000 euros, tu remarques quand même une légère différence… », avoue Pit Reichert. Le projet est « community supported », et dispose donc d’un réservoir de 200 coopérants bénévoles prêts à donner un coup de main. Pour une surface huit fois plus grande, leur voisin Claude Kirsch emploie quatre ouvriers qui gagneraient « plus que le Smic », comme l’assure celui-ci, sans vouloir entrer plus dans les détails. (« Pour le moment », les Kirsch ont arrêté de former des apprentis.) Pit Reichert estime que ce serait au fond à l’État de directement embaucher et évaluer ceux qui nourrissent les habitants d’une commune ou d’un pays, « même si cela sent un peu le communisme ».

Kolkhozes Vu les coûts salariaux luxembourgeois, la production maraîchère est en train de devenir l’apanage du « second marché du travail », et de la panoplie d’Asbl subventionnées par l’État pour encadrer la « réinsertion sociale » des demandeurs d’emploi. Comme principaux débouchés professionnels auxquels son diplôme de « technicien-entrepreneur maraîcher » ouvre la voie, le Lycée technique agricole cite ainsi les administrations communales et les « institutions sociales avec un profil jardinier, comme Proactif, Forum pour l’emploi, Colabor ».

Les jardins de l’« entreprise sociale » Colabor sont ainsi cultivés par 38 ouvriers, dont les salaires (sociaux minima) sont intégralement couverts par l’Adem dans le cadre des différentes mesures en faveur de l’emploi. (Les ouvriers sont encadrés par huit chefs d’équipe et assistants sociaux.) Sans ces coûts de main d’œuvre, les prix des légumes peuvent donc être fixés de manière arbitraire. Jörg Nussbaum assure s’orienter par rapport aux grossistes : « On est plutôt au-dessus de leurs prix qu’en-dessous… J’ai absolument horreur du dumping social ! » La question de la concurrence déloyale serait rarement soulevée par les maraîchers indépendants, « parce que la demande est beaucoup plus élevée que ce qu’on est capable de produire au Luxembourg ». (En fruits et légumes, le Grand-Duché n’est auto-suffisant qu’à cinq pour cent.)

Jörg Nussbaum estime que le « taux de placement » des ouvriers serait de « trente à quarante pour cent ». Pourtant, cette part qui réussit à réintégrer le « premier marché du travail » serait en baisse : « L’Adem ne nous envoie plus que des candidats avec zéro qualification ou qui ne parlent ni le français ni le luxembourgeois. Ou alors, il s’agit aussi de personnes qui se remettent d’une maladie psychique. » Il s’agirait dès lors d’aider les demandeurs d’emploi à se familiariser avec les codes du monde du travail, à « retrouver un rythme ».

La courte carrière maraîchère de Tom Jungblut illustre la lente absorption du secteur maraîcher par la nébuleuse de l’économie sociale et solidaire. En 2014, le « Quereinsteiger » (qui sera assermenté en 2019 échevin CSV à Contern) se lance dans la production de radis, d’oignons, de choux, de mâche et de salades, dont il livre la majeure partie au grossiste La Provençale. Son entreprise devient une station obligatoire des tournées du directeur de la Chambre de commerce, lors desquelles le jeune Jungblut est célébré comme « véritable chef d’entreprise », quelqu’un qui « n’échangerait sa place contre rien au monde ». Or, en octobre 2020, excédé par la gestion des travailleurs saisonniers, le maraîcher âgé de 29 ans jette discrètement l’éponge. Il se fait embaucher comme salarié par Proactif qui le charge de la supervision de la production maraîchère. Après les travailleurs saisonniers, Tom Jungblut encadre désormais une quarantaine de « bénéficiaires d’une mesure de réemploi », qui cultivent quatorze hectares ; dont des terrains donnés en location par Tom Jungblut à Proactif.

« Une partie de Tetris » ou « un Sudoku à quatre dimensions », c’est ainsi que les maraîchers décrivent la planification des cultures : Il s’agit de déterminer, sur une parcelle, la succession des semences pour l’année à venir. Au bout de trois étés caniculaires, les maraîchers misaient sur des semences résistant à la chaleur. Or, les pluies diluviennes de cet été ont démontré les limites de cette stratégie de l’adaptation. « On ne peut plus planifier. Il y a trop d’insécurité, trop d’incertitudes. Le printemps n’est plus le printemps, l’été n’est plus l’été, l’automne n’est plus l’automne », dit Christiane Walerich.

Colabor a pour la première fois « osé » planter des artichauts et des topinambours, « mais en gros on continue comme toujours, on suit la demande », concède Nussbaum. Terra avait prévu de planter moins de choux et de fenouils, dont la culture avait été frustrante ces dernières années, les plantes s’asséchant sur les champs. La coopérative a également dû revoir ses méthodes de culture : les mâches et les épinards sont désormais cultivés dans des petits pots avant d’être transplantés sur les champs. « Dans le monde maraîcher, c’était une pratique absolument inconnue jusqu’ici. On ne se serait jamais imaginé devoir un jour faire ce travail supplémentaire », dit Marko Anyfandakis, responsable des système d’eau chez Terra.

Pour mitiger les risques, les maraîchers de la capitale optent pour un large éventail de cultures. Sur les huit grandes familles de légumes (légumes fleurs, légumes feuilles, légumes à bulbe, etc.), les Kirsch en produisent six. À l’inverse de Colabor et de Terra, leurs serres sont chauffées : « Il n’y a rien qu’on ne peut pas produire ici, dit Claude Kirsch. Nous pourrions même faire pousser des ananas ! Il faut juste faire l’addition si ça vaut la peine. » Car durant les mois froids, le chauffage des trois serres nécessiterait jusqu’à une cargaison de camion en plaquettes forestières par semaine.

L’idée initiale aurait été d’utiliser les déchets des découpes du Bambësch voisin, mais le ministère de l’Environnement avait refusé l’autorisation de construire un endroit où sécher le bois, se plaint Niki Kirsch. S’il y a une constante dans les témoignages recueillis auprès des maraîchers (qu’ils soient conventionnels ou bios), ce sont les ressentiments contre « den Environnement », décrit comme une administration intraitable et pédante : Obtenir une autorisation pour ériger une serre (qu’elle soit en verre ou en plastique) relèverait ainsi presque du domaine de l’impossible.

Le nerf de la guerre sera cependant l’accès à l’eau. En 2020, Terra a eu besoin de 1,5 million de litres d’eau pour irriguer son demi-hectare de terrain, soit deux fois plus qu’en 2019. Pour la première fois, la coopérative dut compléter ses tuyaux poreux par des gicleurs, le goutte-à-goutte s’avérant insuffisant pour maintenir les plantes en vie. Les canicules de 2018-2019-2020 furent pour Claude Kirsch une période harassante, « um Zännfleesch ». L’été dernier, il n’aurait ainsi pas pu faire ses nuits, et ceci trois semaines d’affilée. Toutes les deux heures, il a dû sortir du lit pour déplacer les machines d’arrosage sur les terres assoiffées. (Kirsch devait attendre le coucher du soleil ; l’eau s’évaporait instantanément durant la journée.) 

Chez Terra, on estime que le coût de l’eau n’était « pas si énorme » pendant les derniers étés, quelque 5 000 euros par an. Mais les Kirsch, eux, ne décolèrent pas. Le prix de l’eau, Niki Kirsch en parle dans toutes ses interventions publiques depuis au moins vingt ans. Lorsqu’en 2006, le père et le fils ont regroupé leur exploitation au Eecherfeld, ils y ont fait construire un bassin de collecte des eaux de pluie. Ce petit étang artificiel mesure vingt mètres sur quarante et a une capacité de trois millions de litres d’eau. (Pour donner un ordre de grandeur : le projet Fage avait tablé sur une consommation annuelle de 900 millions de litres ; Arcelor-Mittal Belval en utilise 385 millions.)

L’été dernier, les Kirsch ont dû remplir le bassin à huit reprises avec de l’eau du robinet provenant de la Ville de Luxembourg. « Si vous avez quinze ares de salades à irriguer, mille litres ça part en une minute », assure Niki Kirsch. Durant la canicule, la facture mensuelle aurait atteint 4 000 euros. Pour mille litres d’eau, les Kirsch paient 1,25 euros, un tarif spécial que la commune réserve aux maraîchers. (Les ménages privés paient, eux, 2,25 euros.) Mais ce prix reste trois à dix fois plus élevé que dans les grandes régions maraîchères d’Europe. Reste la perspective d’une sécheresse si prononcée qu’elle obligerait la commune à couper l’eau aux maraîchers. Un tel scénario de triage ne s’est pas encore produit, du moins pas dans la Ville de Luxembourg.

La coopérative Terra ne dispose pas de la surface nécessaire pour installer un étang artificiel. Les maraîchers tentent donc de capter et de stocker l’eau dans les sols. Or, la terre sur le plateau du Eecherfeld est sableuse : « Elle se laisse bien travailler, mais elle ne retient pas l’eau », estime leur voisin Niki Kirsch. Un mois de forte chaleur et de sécheresse suffit à la transformer en poussière. Pour que la terre puisse remplir sa fonction d’éponge, Terra s’est converti au « non dig », s’abstenant de la retourner. Or, cette stratégie requiert du compost, beaucoup de compost même, dont la couleur foncée absorbe la chaleur.

Pour mutualiser les risques climatiques, les maraîchers ne peuvent pas trop compter sur les assurances. En théorie, les polices protégeant les paysans contre les tempêtes, pluies et la grêle couvrent également les sécheresses. Les Kirsch ont souscrit à une telle assurance. La prime s’élève « à un peu plus de 10 000 euros », dont l’État luxembourgeois paie 65 pour cent, « ce qui est vraiment chic de leur part », concède Niki Kirsch. Or, l’assurance ne joue que pour les parcelles qui ne peuvent pas être irriguées. « Mais que faire si on atteint les 39 degrés, et ceci plusieurs semaines d’affilée ? C’est ce qu’on a vécu ces dernières années : L’irrigation ne suffisait plus, de nombreuses plantes ont brûlé… Malgré cela, on n’a pas eu droit à des dédommagements de la part de l’assurance. »

Reste la solidarité des consommateurs. Le début de la pandémie avait soulevé un vent de panique : La sécurité alimentaire allait-elle être garantie ? On se bousculait pour les inscriptions chez Terra et devant le stand des Kirsch sur la Place Guillaume. « Les gens redécouvrent qu’il y a des maraîchers au Luxembourg », se félicitait ainsi en avril dernier Claude Kirsch. Ce boom aura à peine duré six semaines, se désole-t-il aujourd’hui. « Les gens sont vite retournés aux bureaux. Ils n’avaient plus le temps de cuisiner, et leurs belles cuisines design étaient de nouveau vides. » Finalement, 2020 n’aurait « pas été une bonne année », dit-il, « eng schwarz Null ». (Impossible à vérifier : Les comptes annuels des entreprises agricoles ne sont pas déposés au Registre du commerce.)

Les maraichers de Terra ont réussi à fédérer autour d’eux une communauté. L’abonnement annuel coûte 860 euros. Alors que les récoltes commencent fin avril et se terminent début décembre, un panier hebdomadaire coûte environ 25 euros. « On ne veut pas en faire un produit de luxe », assure Pit Reichert, qui décrit la clientèle comme « plutôt classe moyenne ». La coopérative invite ses 236 abonnés à payer plus, s’ils le veulent et s’ils le peuvent. Après l’année des confinements, elle a décidé de réduire le nombre de paniers d’une trentaine d’unités, pour éviter les « burn-outs ». Car durant tout le printemps 2020, les quatre jardiniers se retrouvaient seuls sur les champs et sous les serres, sans apprentis ni bénévoles. Les responsables de Terra craignaient autant le virus qu’une mise en quarantaine collective. C’est que le grand confinement (16 mars au 15 avril) avait coïncidé avec une période de sécheresse (du 22 mars au 27 avril), et sans maraîchers sur le Eecherfeld, les cultures auraient succombé en peu de temps.

Jörg Nussbaum a également refusé de déserter ses jardins : « Je ne pouvais pas laisser les terrains complètement se dégrader. Il fallait préserver une base pour les prochaines années ». Le modèle de Colabor (650 clients par semaine) est moins puriste que celui de Terra : seulement un tiers des paniers de fruits et de légumes provient de la production in-house, le reste est acheté en surplus, « également des bananes et des mangues », comme le note Nussbaum : « On participe au problème du globalisme, malheureusement. Mais au moins on tente de produire ici ce qu’on peut produire ici. »

Si les Kirsch ont résisté sur plusieurs générations, c’est qu’ils ont trouvé et défendu leur niche. Le père Kirsch a même fait protéger le nom « Lëtzebuerger Geméis » comme marque déposée. Tous les mercredis et samedis, le stand de légumes sur le Knuedler servirait environ 550 clients, dont la moitié seraient des habitués et l’autre des « Supermarchés-Clientë ». L’entreprise refuse de suivre la tendance bio. Sur leurs prospectus, ils s’affichent « integre’ertem Ubau », ce qui ne veut finalement rien dire, sauf la promesse d’« éviter », autant que possible, l’usage de produits chimiques.

Trois ans durant, les Kirsch avaient flirté avec la grande surface, avant de tirer, dépités, un trait sur l’expérience. « Cactus t’appelle à 10h00 pour te commander cinquante kilos de pissenlits que tu es censé livrer une heure plus tard à la Belle Étoile, raconte Kirsch fils. Mais ces pissenlits, ils ne se trouvent pas au frigo, ils sont sur les champs : tu dois donc les couper, les nettoyer, les peser… » Aller « all in », jouer au jeu de la grande distribution et miser sur la monoculture, n’aurait pas été une option. « On l’a vu se répéter tant de fois : Un producteur qui se rend dépendant d’un seul client, a da fiert dee Schlitt mat der… C’est le pire qu’on puisse faire », dit Niki Kirsch. Reste que les Kirsch sont « en relation très étroite » avec La Provençale, le grossiste commercialisant ses herbes aromatiques, qui sont devenues le deuxième pilier de l’entreprise familiale.

Au bout de cinq générations, la lignée maraîchère des Kirsch risque de s’éteindre. Claude Kirsch va avoir cinquante ans, et n’a pas d’enfants. (Reste un neveu qui a la vingtaine et ne s’est pas encore décidé sur son avenir professionnel.) « À moins que quelqu’un tombe du ciel qui serait assez fou pour trimer soixante à 80 heures par semaine et qui disposerait de millions d’euros pour racheter le tout, l’entreprise va mourir lorsque j’arrêterai. »

Bernard Thomas
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