Il existe beaucoup de bons restaurants au Luxembourg, mais la carte des vins est-elle toujours à la hauteur ? La question se pose parfois (souvent ?) et les sommeliers ne sont pas forcément les premiers coupables

Le blues du sommelier

d'Lëtzebuerger Land du 27.08.2021

Les grands vins se dégustent à table, c’est pour cela qu’ils sont faits. La carte des vins est indissociable du menu des meilleures cantines. Avec le chef, le sommelier est donc celui qui donne le « la » à l’expérience gastronomique d’un établissement. Théoriquement, leurs tâches sont donc complémentaires car les mets et les vins s’enrichissent de cette expérience mutuelle. Mais si cette association fonctionne harmonieusement dans certaines maisons, c’est loin d’être le cas partout.

Autour des meilleures tables du pays, du moins celles qui sont à la hauteur de leur statut, on ressent ce grand respect entre la cuisine et la cave. Cyril Mollard et Anthony Masson à Ma Langue Sourit (Moutfort), Fabrice Salvador et Olivier Schanne à La Cristallerie (Luxembourg) ou Louis Linster et Shahzad Talukder chez Lea Linster (Frisange), pour ne citer que trois exemples, font partie de ceux-là. Ici, les hommes communiquent, s’écoutent et fatalement, travaillent en équipe avec l’idée toute simple de satisfaire le client en lui proposant des associations intelligentes, qu’elles soient de facture classique ou audacieuse.

Parfois, l’ambiance est bien différente.

Mais précisons d’abord ce qu’est l’essence du métier de sommelier. Son rôle est essentiel au bon fonctionnement d’un restaurant : il est celui qui détient les clés de la cave, celui qui est donc aux commandes du poste qui dégage le plus de marge. Rien de moins. Avant tout, le sommelier doit être passionné par le vin et posséder une connaissance quasiment encyclopédique de ce qu’il inscrit sur sa carte. Au contact des vignerons, il sera capable de dénicher de beaux vins en négociant des prix en adéquation avec le budget qu’on lui aura alloué. Chaque journée, il devra actualiser le livre de cave pour connaître à la bouteille près le stock disponible et les bénéfices engendrés pour chaque service. Un boulot de chef d’entreprise, en somme, pas vraiment celui d’un serveur. Ce n’est pas pour rien que dans sa définition du métier de sommelier, l’Organisation internationale de la Vigne et du Vin (OIV) insiste sur le fait que « le sommelier a suivi une formation diplômante ou certifiante qui est en adéquation avec la définition, le rôle et les compétences dans cette résolution. »

Pourtant, il arrive que même dans le secteur de la gastronomie, le poste de sommelier ne soit pas justement considéré. Le Français Thierry Corona, chef-sommelier des Roses (au Casino 2000, à Mondorf) et président de l’Association européenne des Sommeliers, le regrette amèrement : « je m’aperçois qu’un peu partout en Europe, y compris au Luxembourg, on confond le métier de sommelier avec celui de serveur. On ne les responsabilise plus alors qu’ils devraient travailler de manière complètement indépendante. »

Comment en est-on arrivé là ? Il y a plusieurs cas de figure. Parfois, c’est le patron du restaurant qui se charge de remplir la cave. Il ne laisse alors au sommelier que le conseil et le service des quilles. Excès d’hubris, recherche aveuglée des plus belles marges à tout prix ? Il faut laisser aux psychiatres le soin de définir l’origine de leur motivation mais, non content de frustrer le sommelier, la méthode n’est pas nécessairement profitable économiquement.

Le sommelier belge Aristide Spies, troisième au concours de meilleur sommelier du monde à Tokyo en 2013, dirige l’antenne de la Cave des Sommeliers nouvellement ouverte à Merl, le Wine Not. Il constate lui aussi que quelque chose ne va pas dans le monde des belles tables luxembourgeoises : « j’ai l’impression que l’on pense que l’achat d’une bouteille au restaurant est tellement acquis qu’on ne cherche pas plus loin. Les patrons n’ont peut-être pas pris conscience de l’intérêt de s’offrir un sommelier. Il est payé plus cher qu’un maître d’hôtel – pas forcément le double non plus ! – mais s’il est bon, cela peut se retrouver dans le chiffre d’affaires. Il aidera à vendre plus de vins parce qu’il fidélisera les clients grâce à ses bons conseils. Ses marges seront supérieures parce qu’il achètera à meilleur prix qu’un maître d’hôtel qui passera commande sur un catalogue. Il dénichera de bonnes affaires, négociera de belles offres… Il y a plein de petits trucs pour dynamiser les ventes et rentabiliser une cave, tout en répondant aux attentes des clients. Le poste boisson est celui où la marge est la plus élevée, donc il faut peut-être y mettre de vrais spécialistes ! Il est dommage d’avoir un très bon chef sans avoir un très bon sommelier qui saura magnifier ses plats. On parle bien d’accord mets et vin, non ? Ici, on a les moyens de bien faire : profitons-en ! »

Plusieurs sommeliers qui n’ont souhaité s’afficher ici expliquent qu’au contraire, leurs responsables passent des consignes à visée purement comptables, restreignant grandement leur champ d’action. Certains se sont vu vertement reprocher le fait de recommander une bouteille trop bon marché en considération du prix du menu choisi, bien que le vin en question eut été idéal pour accompagner le repas. « On m’a imposé de vendre des vins de gammes de prix différentes en fonction du menu choisi par la table : plus le menu est cher, plus le vin doit l’être », a-t-on entendu à plusieurs reprises. Préférer la recette immédiate à la satisfaction du client, et donc potentiellement à sa fidélisation, c’est faire bien peu de cas de ses hôtes.

Cette défiance envers les sommeliers amène une autre conséquence : l’uniformisation des cartes des vins. Car pour remplir la liste, les patrons font souvent appel à des distributeurs qui ont fait le métier en amont, à l’image des caves Wengler ou de Munhowen, par exemple. Ceux-là font très bien le travail, à n’en pas douter, mais en allant jusqu’à livrer clés en main (impression des cartes comprises) des caves complètes, ils lissent l’éventail des crus proposés et limitent la possibilité de belles découvertes.

Et c’est un peu le serpent qui se mord la queue parce que, justement, l’inflation du prix des bouteilles des crus les plus réputés (notamment français, mais pas seulement) amènent les consommateurs à s’orienter vers des vins qui sortent des sentiers battus. « L’époque des très grands vins au restaurant est pratiquement finie, annonce Thierry Corona. Je ne vends plus de Petrus, par exemple. Ils sont trop chers et les clients préfèrent de meilleurs rapport prix/plaisir. Or qui peut le proposer, hormis le sommelier qui est allé déguster lui-même chez les vignerons ces crus peut-être moins prestigieux mais finalement tout aussi bons et qui sauront parfaitement accompagner les plats cuisinés par le chef ? Personne. Or aujourd’hui, ce sont justement ces vins sans grandes étiquettes qui plaisent à la clientèle et lui donnent envie de revenir. Dans mon restaurant, les clients que je connais bien n’ouvrent presque jamais la carte des vins. Ils me font confiance, me laissent choisir et, finalement, si je les revois aussi souvent, c’est qu’ils sont satisfaits, non ? »

Le chef-sommelier, qui reconnaît être « en fin de carrière », s’inquiète de constater que les collègues expérimentés soient de plus en plus rares. « Les salaires ne sont vraiment pas énormes au vu des recettes qu’ils engendrent et, en plus, les horaires ne sont pas faciles… ». C’est ainsi que, mécaniquement, on voit de plus en plus de jeunes sommeliers prometteurs préférer des emplois aux rythme plus normaux (chez des cavistes, des grossistes ou même des producteurs, par exemple) et privilégier ainsi leur vie de famille. Comme tous les métiers de la gastronomie, la sommellerie est un art passionnant mais qui peut être aussi très ingrat. Au Luxembourg, un pays de fins palais où la clientèle qui a les moyens de se faire plaisir en dépensant des sommes rondelettes au restaurant est nombreuse, ce poste mériterait sans doute d’être mieux valorisé.

Un ancien meilleur sommelier du Luxembourg, Niels Toase (également président de l’Association luxembourgeoise des Sommeliers), a d’ailleurs repris le flambeau que tenait le vigneron Aby Duhr (Château Pauqué, à Grevenmacher) au sein de l’École d’Hôtellerie et de Tourisme du Luxembourg (l’ancien lycée Alexis Heck, à Diekirch) pour dispenser son savoir sur les boissons à ceux qui se destinent au métier. Son enthousiasme ne sera pas de trop pour motiver la relève et convaincre les décideurs de l’importance du poste de sommelier.

Il lui incombe aussi une autre tâche, aussi importante. Lui qui, auparavant, était sommelier chez Bernard-Massard, devra participer à la reconquête des vins luxembourgeois sur les cartes des restaurants du pays. Dans toutes les régions productrices du monde, les vins locaux représentent au moins les deux-tiers de la proposition. Au Luxembourg, on leur réserve la portion congrue, quand ils ne sont pas purement et simplement absents. Cela arrive. Comment donner du crédit à un établissement qui ne s’intéresse pas (ou très peu) à la production locale ? Les vins luxembourgeois ne sont peut-être pas aussi snobs que certains autres produits à l’étranger, mais un bon pinot noir mosellan vaudra toujours mieux qu’un mauvais bourgogne, pourtant pas moins cher. Provoquer les découvertes, quitte à remuer les certitudes de ses clients, c’est aussi cela, le rôle d’un restaurant et de son sommelier. Chiche ?

Erwan Nonet
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