Back, Jean; et al (direction): Lëtzebuerger Kino

Le Luxembourg fait son cinéma

d'Lëtzebuerger Land du 14.07.2005

Les écrits qui décomposent le cinéma sous toutes ses coutures sont devenus, au fil des avancées du septième art, une partie complémentaire à l'inventaire filmique et indispensable à la recherche d'une évolution constante du médium. Manifestes théoriques, textes analytiques, critiques destructives et constructives, constituent d'Eisenstein à Scorsese, de Truffaut à André Bazin et de Serge Toubiana à Roger Ebert une entité à part qui alimente la réflexion sur le cinéma. En parallèle à tout un travail réflexif et critique, il convient cependant aussi de faire un travail de recherche et de mémoire. Ce qui a déjà été réalisé en d'innombrables volumes pour diverses périodes et mouvements cinématographiques, comme le cinéma muet ou la Nouvelle Vague entre autres, a fait écho dans un pays qui n'est pas autant réputé pour sa production cinématographique que pour ses infrastructures bancaires. Néanmoins, depuis un peu plus d'une dizaine d'années la production de films au Luxembourg prend de l'ampleur. Et le temps est donc venu de faire ici aussi un travail d'inventaire et d'analyse à l'échelle nationale. Après un premier jet, Le cinéma et la télévision au Luxembourg en 1988, le Centre national de l'audiovisuel réitère son initiative et publie, avec l'aide des éditions Ilôts, Lëtzebuerger Kino, aspects du cinéma luxembourgeois. Le livre de 240 pages est illustré par 230 photos et par un DVD complétant les divers textes par des extraits de films. Comme l'annonce l'introduction du livre: «Au lieu de toutefois publier un ouvrage passant une fois de plus sagement en revue, en ordre chronologique, l'histoire du cinéma luxembourgeois (…), nous avons choisi d'opter plutôt pour une série d'articles très dissemblables, permettant à des auteurs différents d'examiner un point particulier de cette histoire en y jetant un regard critique et même à l'occasion, subjectif.» Il s'agit donc d'une compilation de divers articles sur un éventail de thèmes, comme notamment les films sur la Seconde guerre mondiale ou encore les débuts d'un cinéma national, le tout réalisé par une variété hétéroclite d'auteurs. Parmi la ribambelle traditionnelle de journalistes et d'historiens de formation, on retrouve également André Linden, expert en études psychologiques pour marketing et Michel Cieutat, critique au magazine Positif, qui enseigne la civilisation et le cinéma américains à l'université de Strasbourg. Le livre dans son ensemble repose donc sur la plume de ses treize auteurs qui se sont appropriés différents sujets en relation avec l'histoire et le présent de l'industrie filmique luxembourgeoise. La couverture thématique étant large, il y en a pour tous les goûts. L'histoire du cinéma national est traitée sous divers angles, des analyses socio-culturelles des années obscures du cinéma luxembourgeois de 1921 à 1979 d'André Linden à une exposition succincte des coulisses financières de la production par Christian Kmiotek, associé et directeur financier de la boîte de production Samsa Film. Plus pointilleux, et moins expéditifs, les trois articles de Paul Lesch enseignant d'histoire et de cinéma, auteur prolifique et réalisateur du documentaire Call Her Madam. S'intéressant au problème de la censure étatique quasi inexistante, il aborde aussi les questions de l'exploitation et de la fréquentation des salles entre 1927 et 1962. Un recensement intéressant du nombre de salles de cinéma aux temps où les grands multiplexes ne faisaient pas encore partie du paysage. Dans son étude du cinéma érotique luxembourgeois, il met en évidence la prépondérance d'une production de longs-métrages «qui défrayent la chronique nationale et internationale pour cause de contenu qualifié de pornographique». Le premier long-métrage produit au Luxembourg ainsi recensé par les filmographies internationales est Massacre pour une orgie, une production «underground, mythique et néanmoins luxembourgeoise». Le DVD accompagnant cette édition contient, à côté de nombreux extraits de films, le film inédit et controversé de Roger Manderscheid, Stille Tage in Luxemburg. Dans l'article «Un film contre l'inertie d'un pays» Josée Hansen revient sur le remue-ménage qu'a causé le film lors de sa diffusion en 1973. Un film qui selon son auteur se destinait «à ébranler les habitudes des téléspectateurs luxembourgeois», mais qui a butté sur l'incompréhension de ces derniers, car il s'agit «d'une œuvre hybride, entre la littérature et le cinéma, où l'image ne sert pas vraiment à raconter une histoire, mais à illustrer un texte, parfois en emphase avec, mais le plus souvent par opposition à ce qui est dit». Revu dans le contexte actuel, le film a perdu cet attrait fondamentalement choquant et prend les formes d'un pamphlet d'une société qui se prête au sourire moqueur du spectateur d'aujourd'hui. Dans un registre plus classique, Peter Feist procède à une analyse des documentaires made in Luxembourg allant des premiers essais aux biographies personnelles en passant par les montages d'archives. En se posant la question pertinente si ces œuvres de Geneviève Mersch, de Donato Rotunno ou encore d'Andy Bausch remplissent des «exigences artistiques», ou s'ils racontent plutôt «ce que la télévision aurait dû raconter depuis longtemps», Feist invite à la réflexion. Un parallèle intéressant qui met en évidence le fait qu'il s'agit bien là «d'images sans concurrence». Dans l'article de Michel Cieutat, critique de Positif, dont la majeure partie est consacrée au cinéaste prolifique mais contesté Andy Bausch, Cieutat revient sur la filmographie exhaustive de ce dernier, mais aussi sur le travail de Pol Cruchten et de Geneviève Mersch. D'un ton approbateur et peu critique, il passe en revue les différents films qui ont le mérite d'émerger du patrimoine national face aux nombreuses co-productions à dominante étrangère qui se réalisent sur le territoire luxembourgeois. En conclusion, il pose cependant les défis qu'il s'agit de relever : «Un Fonds dit national de soutien à la production audiovisuelle a été créé. Qu'il encourage donc ses cinéastes sur le plan des idées, des sujets (…) Aux nouveaux cinéastes (…) de produire des films nationaux dans lesquels se reconnaîtront les habitants du pays en touchant un public international.» Ceci étant dit, Michel Cieutat passe aux acteurs de renom luxembourgeois qui l'ont «surpris, ému, impressionné». Suit une ode aux prestations de cinq acteurs – Thierry Van Werveke, Myriam Muller, André Jung, Désirée Nosbusch et Luc Feit – qui cherche son pareil auprès de James Lipton et de son adoration du métier d'acteur. Suit un détour par l'animation de Christian Schaak, responsable du BTS Dessin d'animation dans son article sur les divers studios de production, et de Christian Mosar dans son étude comparative de deux réalisateurs (Dan Wiroth et Bady Minck) et de deux styles de travail qui génèrent «des points communs possibles». Dans une suite logique, Viviane Thill, critique de cinéma qui travaille au CNA,  nous propose un regard derrière les coulisses du dernier court-métrage de Dan Wiroth, Élégant, qui mêle animation et acteurs bien réels. En dernier clin d'oeil, la journaliste Martine Reuter, restitue de manière anecdotique trois histoires en rapport avec l'histoire du cinéma luxembourgeois, en allant de la vie de Jean Defrang et son travail à la cinémathèque nationale à celle de Jean-Pierre Welter, placeur dans les cinémas des années trente, tout en passant par les expériences d'un figurant passionné, Gérard Klamm. Cet amas d'articles au sujet du cinéma luxembourgeois remplit son contrat en donnant plus de transparence à l'histoire cinématographique nationale. Y est effectué entre autres un travail de mémoire important qu'il s'agit de féliciter. Cependant, malgré de nombreux efforts d'analyses, une réelle remise en question est évitée et le tout fait plutôt figure de témoignage et d'inventaire. Bien conscient d'avoir fait des choix de sujets, et qui dit choix dit laissé-pour-compte, il ne va pas sans dire que ce livre est un bon début qui accompagne un cinéma en herbe et qui ouvre la porte à des éditions futures.

Lëtzebuerger Kino – Aspects du cinéma luxembourgeois, sous la direction de Jean Back, Joy Hoffmann, Viviane Thill et Robert Theisen ; 19  articles de Michel Cieutat, Peter Feist, Josée Hansen, Christian Kmiotek, Paul Lesch, André Linden, Christian Mosar, Claudine Muno, Claude Neu, Martine Reuter, Christian Schaack, Jean-Louis Scheffen et Viviane Thill ; DVD contenant de nombreux extraits de films dont, en exclusivité, le film Stille Tage in Luxemburg de Roger Manderscheid; publié en coédition par le CNA et les Éditions Ilôts ; juin 2005 ; 240 pages, 230 photos ; 59 euros; ISBN 2-919873-96-2 (version française). Existe aussi en traduction anglaise.

 

Loïc Tanson
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