Richter, Milan: Par-dessus l'épaule du poème

Le sens est ce qui se dérobe

d'Lëtzebuerger Land du 26.05.2005

On peut lire sous la plume de Valéry cette injonction: "Il faut regarder les livres par-dessus l'épaule de l'auteur"1. Il n'y a que le principe de "famille naturelle d'esprits" qu'évoque Sainte-Beuve pour expliquer le surgissement sous une forme parente de l'expression valéryenne chez un poète slovaque. Milan Richter écrit: "Sans cesse tu regardais par-dessus l'épaule du poème". C'est ce vers qui donne au recueil son titre Par-dessus l'épaule du poème qui vient de paraître en français et en allemand2. Pendant une semaine, des traducteurs et des poètes aussi confirmés qu'Alain Lance, Lionel Ray, Werner Dürrson et Jean Portante se sont penchés sur l'oeuvre du poète slovaque. Ils ont travaillé en conclave à l'abbaye de Neumünster, superbement restaurée, à Luxembourg, la cité polyglotte. Être de ce conclave... ! Dans sa préface à l'ouvrage, Jean Portante dit la convivialité et le sérieux dans lesquels le travail a vu le jour. Et, sans parler le slovaque, je puis dire de la traduction qu'elle est belle. Je veux dire qu'elle cache bien sa qualité de traduction. J'entends par là qu'une belle traduction se voit d'abord à ce qu'elle semble écrite directement dans la langue cible. Et sur ce plan, l'ouvrage est une réussite. Milan Richter apparaît comme le poète de l'anecdote érigée en prélude à la méditation. En cela, il me rappelle, toutes proportions gardées, le poète Saadi de Chiraz (vers 1213-vers 1292), immense poète dont l'oeuvre mêle récit et poème, vécu et lu. Partant d'anecdotes vécues, il en décèle la signification cachée. L'Histoire et l'histoire personnelle offrent au poète une grille de lecture du réel. Le sens est cela qui se présente de manière travestie sous la forme d'anecdotes souvent anodines. Le poète insinue par là que la profondeur ne se révèle avec autant d'évidence qu'à la surface. Le sens agit comme pour passer inaperçu. L'éclipse de 1999 est l'occasion pour le poète d'écrire un texte se terminant ainsi: "Je sais. Je suis de sa lignée. Je suis/Éclipse et ne fais que traverser/cette zone/en laissant derrière moi/un frémissement...". Ailleurs, c'est à l'évocation autobiographique que cède le poète: "Tout le mal, mon père l'avait déjà derrière lui/quand ce soir-là il a sorti/de la poche trouée de son manteau deux chocolats/et nous a caressé les cheveux à moi et à ma sœur. / Peut-être voulait-il dire, pour vous ce sera plus facile, un jour vous respirerez plus librement.../Sa propre respiration lui manquait déjà,/ son râle a duré toute la nuit./Au matin il était mort.//Ce mars glacial dure et dure encore". Ce poème irrésistible se termine sur une vision de la mort: "En ce mars glacial tout le bon/est encore devant nous.//Mais aussi la mort". Ici aussi, le sens est ce qui se dérobe. Cela qui ne devrait pas être là et qui pourtant est dans l'évidence du frémissement qu'il suscite. La poésie est comme un mode de lecture du réel. C'est le protéiforme de la réalité donnant vue sur notre unique réalité ontologique. Il y a dans la poésie de Milan Richter un pathétique qui émane de ce que être est synonyme de frissonner de ce frisson que donne le tragique débusqué derrière l'anodin de la vie. En somme, le recueil semble dire que l'anodin n'existe pas; ce n'est que du sens travesti. À lire.

Milan Richter: Par-dessus l'épaule du poème. Traduction collective du slovaque par Jana Boxberger, Werner Dürrson, Annouk Jeannon, Alain Lance, Jean Portante et Lionel Ray.  Collection Graphiti des Éditions Phi, en coédition avec l'Institut Pierre Werner Luxembourg; avril 2005. ISBN: 2-87962-198-4.

1 Paul Valéry: Oeuvres, Pléiade T. II, p. 626.2 On trouvera à la fin de l'ouvrage, traduits par Werner Dürrson sept poèmes de Richter.

 

Jalel El Gharbi
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