Les remarques d’un responsable de l’ITM lors d’une conférence sur les droits et devoirs des délégués n’ont pas fait rire tout le monde. Autopsie d’une conférence

Les armes secrètes

d'Lëtzebuerger Land vom 05.09.2014

Le fonctionnaire de l’Inspection du travail et des mines (ITM) était un habitué du circuit des conférences. Muni de ses 21 slides Powerpoint, L. en donnait des dizaines par an, de l’Aleba à l’ABBL, du LCGB à la Fedil. Il était également un invité familier chez Kleyr Grasso et Allen & Overy, deux études d’affaires dont les départements de droit du travail opèrent quasi exclusivement pour le compte du patronat. Le fonctionnaire de carrière moyenne, devenu au fil de sa carrière l’incontournable expert de la représentation du personnel, y dissertait en cercle restreint sur les droits et devoirs des délégués du personnel. Sa dernière conférence en date, il l’a donnée le 22 mai, à un événement organisé par l’American Chamber of Commerce (Amcham) et sponsorisé par l’étude Castegnaro, un cabinet d’avocats spécialisé dans le droit du travail, très friand de publicité et qui ne représente que les employeurs.

Les soirées de l’Amcham, ouvertes à tout le monde, rassemblent le plus souvent de jeunes cadres intéressés à faire du réseautage dans les cercles des firmes anglo-saxonnes réputées difficiles d’accès. Ce soir-là, à l’Hôtel Le Royal le public était composé d’une petite centaine de directeurs en ressources humaines et de PDG ainsi que par le fraîchement nommé duo dirigeant l’UEL, Jean-Jacques Rommes et Nicolas Henckes. Or, parmi l’assistance se trouvait également une demi-douzaine de délégués du personnel. Le fonctionnaire de l’ITM les avait-il repérés ? Ou les conférenciers s’attendaient-ils à un entre-soi patronal ? Certains disent se rappeler qu’au début de la conférence, L. aurait demandé s’il y avait des syndicalistes dans la salle, une question à laquelle personne n’aurait réagi. (L’avocat Guy Castegnaro, sponsor et modérateur de la soirée, dit être parti de la prémisse qu’il y avait des délégués dans la salle, et qu’il s’en réjouissait.)

Recueillir et recoller les morceaux épars de la soirée du 22 mai à l’Hôtel Le Royal est une tâche d’approximation. Il n’y a pas d’enregistrement sonore et les bribes de souvenirs des participants divergent à tel point qu’on se demande s’ils ont bien assisté à la même conférence. Certains sont arrivés en retard, d’autres sont partis plus tôt. Ainsi, le président de l’Amcham Paul Schonenberg n’y a vu du feu. Dans un mail il explique : « I only arrived in time to join the post event cocktail networking. During my presence there, I received no complaints and only heard good things about the event and the orator. » D’autres participants issus du patronat, disent ne se rappeler de rien qui les aurait choqué et parmi les quelques délégués du personnel présents, très peu ont accepté de témoigner.

La seule source fiable, les slides de la conférence ornés du sigle de l’ITM et du lion rouge, se bornent à énumérer les dispositions légales et réglementaires. Or, c’est entre les slides que le fonctionnaire a glissé ces commentaires, interprétés comme blagues innocentes par les uns et comme sarcasmes anti-salariés par les autres. Le fonctionnaire de l’ITM, diront ces derniers, aurait fourni un mode d’emploi aux RH sur comment licencier un délégué du personnel.

Tous les participants interrogés se rappellent la blague sur les congés de formation, qu’en interne, à l’ITM on désignerait de « holidays » (la présentation se faisait en anglais) et qui se déroulerait dans cette « très belle ville de Remich ». Selon une personne présente ce soir-là, le conférencier aurait ensuite expliqué que pour virer un délégué « you need to find him a gross misconduct ». Si les patrons et responsables ressources humaines rencontraient des problèmes à licencier un délégué, il y aurait des avocats dans la salle qui pourraient certainement les aider, aurait dit le conférencier et de pointer du doigt le sponsor de la soirée Maître Castegnaro. (Celui-ci dit ne pas se rappeler cet épisode, mais ne pas l’exclure non plus. « Si cela avait été le cas, c’était certainement dit sur le ton de la blague »).

Plus tard, le même Castegnaro aurait expliqué qu’une nouvelle « solution » serait prévue : Le licenciement d’un délégué, au cas où le département dans lequel celui-ci travaillait depuis au moins deux ans fermerait. Sur quoi, le responsable de l’ITM aurait renchéri, toujours selon le témoin : « Vous devez donc placer le délégué au moins deux ans en avance dans ce service. » Arrivé au dernier slide, qui spécifiait que toute entrave au bon fonctionnement de la délégation est pénalement punissable, le conférencier aurait remarqué que cet article de loi pourrait également s’appliquer aux délégués faisant mal leur travail.

D’un point de vue strictement juridique, ces déclarations alléguées sont toutes exactes. Un salarié peut effectivement être viré pour faute grave. (Et, ce qui n’est un secret pour personne, si le patron est prêt à payer amendes, dommages et intérêts et frais d’avocat, il pourra mettre à la porte son délégué parce qu’il ne lui va pas.) La dernière mouture du projet de loi sur le dialogue sociale permet de virer un délégué pour raisons économiques. Jusqu’ici, un employeur devait dégotter une nouvelle tâche pour le délégué dont le poste était supprimé, d’après le projet de loi, si le délégué bosse depuis plus de 24 mois dans une division qui fermera, il sera aussi licenciable que ses collègues. Enfin, l’article sur l’entrave au bon fonctionnement de la délégation ne spécifie pas qu’il s’applique exclusivement aux employeurs ; même si c’est un cas de pure spéculation juridique, un délégué pourrait donc se faire condamner pour avoir empêché le bon fonctionnement de sa délégation.

Le fait d’avoir relevé ces cas exceptionnels et lacunes exotiques expose le conseiller de l’ITM au reproche d’avoir voulu livrer de petites astuces sur comment se défaire d’un délégué. Pour ce responsable des arbitrages des relations entre patronat et délégations de personnel au sein de l’ITM, ce reproche de partialité n’est pas anodin. Car c’est lui la première personne que les délégués et les directeurs appellent lorsque, sur le terrain, ils sont confrontés à une situation de conflit.

« Le sujet était très technique, il a donc essayé de faire quelques traits d’esprit pour réveiller le public, estime Nicolas Henckes, secrétaire général de l’UEL présent à la conférence. Les blagues étaient peut-être un peu lourdes, celle sur le congés formation éventuellement blessante, mais je ne pense pas que c’était méchant. » Guy Castegnaro voit le conférencier comme une victime d’une « chasse aux sorcières » : « Le conférencier est un acteur de théâtre amateur, et ses présentantions ont toujours un aspect de cabaret, dit-il. 99 pour cent des auditeurs l’ont compris et ont rigolé de ses blagues. Sauf une petite minorité qui a voulu en faire un casus belli. Ils ont balancé toute cette boue dans les médias et éclaboussé la réputation d’une personne ». Trop susceptibles, les délégués présents auraient-ils manqué de sens de l’humour ? Reste que les mots d’esprit du fonctionnaire se faisaient exclusivement aux dépens des délégués du personnel, qui, eux, n’en rigolaient pas.

Ce qui mit l’étincelle à la polémique en plein Summerlach, était le fait que L. avait semblé s’attaquer à ce qui constitue la base du pouvoir des appareils syndicaux. Un affront que les syndicats pouvaient mal faire passer sans manifester leur indignation. Après tout, les secrétaires centraux de l’appareil syndical sont directement élus par les délégués sur le terrain. Au début de l’industrialisation, les délégués étaient considérés dans une idéologie paternaliste comme les « grands frères » et des courroies de transmission entre le prolétaire et le capitaliste. Aujourd’hui, se faire élire délégué équivaut souvent à un suicide de carrière. Le seul avantage que les délégués retirent de leur fonction est la sécurité de l’emploi.

Les premiers à réagir étaient la Piratepartei. À la mi-juillet, trois semaines après la conférence, les pirates dénonçaient que « des représentants de l’ITM font des exposés dans lesquels ils expliquent comment empêcher le dialogue social et contourner la protection des délégués du personnel ». Sven Clement assure avoir consulté « plusieurs sources » – deux ou trois, leur nombre variant au cours de notre conversation – avant d’aller dans la presse. De manière un peu grandiloquente, Clement affirme qu’il y aurait de ces sujets sur lesquels « on ne peut invoquer l’humour : le racisme, le sexisme et les droits. On ne fait pas de blagues sur les droits des délégués. Surtout si l’on représente l’ITM ».

Quelques jours plus tard, l’OGBL envoyait une lettre au ministre du Travail Nicolas Schmit (LSAP) pour exiger « une enquête détaillée ». Jean-Claude Bernardini, le numéro trois de l’OGBL, estime que « si les rumeurs s’avèrent fondées, il faudra lancer une procédure disciplinaire. Et ce n’est pas une question de ton ou d’humour. Ce n’est tout simplement pas la mission de l’ITM de donner des conseils sur comment licencier des délégués ». Pendant ce temps-là, le LCGB restait dans l’expectative. Une hésitation possiblement due au fait que L., issu d’une famille bien connectée dans les milieux chrétiens-sociaux, est lui-même un ancien délégué du LCGB.

Suite à ces « accusations graves », Robert Huberty, le directeur de l’ITM annonça illico le lancement d’une enquête interne. Les résultats devraient atterrir dans les prochains jours sur le bureau du ministre Schmit. Or, il suffit de parler à une demi-douzaine de témoins, pour se rendre compte à quel point il est difficile de reconstituer à partir de souvenirs partiels et partiaux ce qui s’est dit au juste ce soir de mai à l’Hôtel Le Royal. Il y a à parier que l’enquête interne, basée sur un questionnaire de deux pages, butera sur les mêmes complications épistémologiques et débouchera sur un non-lieu.

Robert Huberty dégage l’aura calme et courtoise d’un gentleman-farmer. Venu à l’ITM du ministère d’État en 1991 (passant du Premier ministre Santer au ministre du Travail Juncker), le directeur se prononce de manière très prudente. À l’avenir, explique-t-il, interdiction aux fonctionnaires de parler à des conférences ou de faire des discours à moins qu’ils n’en aient l’autorisation préalable de leur hiérarchie. Aux conférences plus délicates, deux fonctionnaires seront envoyés. Ce duo devra se concerter avant de répondre à des questions épineuses. Si une accusation était soulevée par après, l’ITM pourrait toujours vérifier auprès d’un ce qu’a dit l’autre.

Inlassablement, Huberty évoque le devoir de neutralité de son administration : « Nous sommes là pour que la législation soit appliquée », répète-t-il. Or, comme le remarque le juriste Jean-Luc Putz dans un livre publié récemment sur le droit du travail : « Vu que la législation sociale est dans une large mesure une législation protectrice des salariés, l’action de l’ITM se fait également dans un premier temps dans l’intérêt des salariés, qui se voient garantir la jouissance effective de leurs droits. » Car les rapports employeurs-salariés sont aussi un rapport de force dans lequel la loi est censée protéger la partie plus faible.

La neutralité affichée par l’ITM est à la limite de la schizophrénie. Conseillant à la fois salariés et employeurs, l’ITM donne des informations qui profitent aux uns et nuisent aux autres, et vice-versa. « Nous devons danser avec toutes les filles qui nous invitent », explique un ancien de l’ITM. Pour garantir leur équidistance par rapport aux employeurs et aux salariés, l’ITM avait mis fin il y a sept ans à la vieille tradition d’embaucher des inspecteurs du travail sur recommandation des syndicats. Ces « anciens » de l’ITM liés organiquement aux appareils syndicaux constituent aujourd’hui une espèce en voie de disparition, remplacés petit à petit par des candidats plus ternes, sortis des examens concours d’admission à la fonction publique.

Or, à l’heure où les tensions sur le marché du travail s’exacerbent, l’ITM évolue sur le fil du rasoir. Le droit du travail est un sport de combat, et les deux adversaires se sont perfectionnés : les syndicats par leur réseau de bureaux d’assistance juridique et les entreprises par leur collaboration avec des études d’affaires spécialisées. « Dans les formations données par l’ITM aux syndicats on n’enseigne pas que les droits des délégués, on refile apparemment aussi des tuyaux pour berner le patron, estime le jeune secrétaire général de l’UEL Henckes. C’est la règle du jeu. Là, pour une fois, ça allait dans le sens opposé. Et encore, ce n’est pas comme s’il enseignait à fabriquer des preuves. »

Peut-être que le nœud du problème de la conférence de L. se situe dans le mélange des genres : les uns entendirent ce qui était destiné aux autres ; et ils le prirent mal. Si les firmes d’avocats spécialisés dans le droit du travail préfèrent les réunions en interne, c’est parce qu’ils estiment avoir besoin d’un cadre sécurisé et confidentiel pour éviter que leurs tactiques juridiques ne puissent être retournées par les syndicats.

Bernard Thomas
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