La réforme devant, entre autres, permettre aux avocats de s’organiser sous forme de société est sur le feu depuis le mois de décembre 2006 sans pour autant sentir le brûlé. L’ambition initiale de cette réforme avait déjà été sérieusement revue à la baisse pour des raisons d’intendance, il y a quatre ans à l’été 2007 : comme il fallait d’urgence régler l’ouverture de la profession à la « concurrence » et à la liberté de circulation dans l’Union européenne après une condamnation par la Cour de Justice de l’UE du régime protectionniste luxembourgeois et la pression de la Commission européenne de libéraliser l’accès à la profession, la levée de l’interdiction aux avocats de s’associer en sociétés commerciales fut remise à plus tard. Autant dire que personne ne s’en soucia plus sinon les avocats eux-mêmes, trépignant d’impatience pour être « mis sur un pied d’égalité » avec d’autres professions libérales qui ont déjà la chance de pouvoir constituer des sociétés.
Une première réforme, plutôt cosmétique, eut donc lieu en juin 2007 et ne traita que de la mise en conformité avec la réglementation européenne, évitant ainsi au Luxembourg de se refaire traîner devant les juges de l’UE et être condamné à payer de lourdes astreintes pour discrimination envers les avocats des barreaux étrangers.
La suite du programme fut hésitante, reflétant à la fois l’ambition du projet, mais aussi la sensibilité extrême de la réforme d’une profession très proche de la place financière pour un grand nombre de cabinets internationaux, dont les membres ou associés seraient sans doute bien incapables de traiter un divorce ou de régler des petits litiges qui font dans d’autres pays l’ordinaire de la profession d’avocat. C’est pour les avocats d’affaires que la réforme vaudra surtout. Précisons en outre que le fait de se constituer en société sera une faculté pour les avocats et non pas une obligation et que trois catégories d’avocats pourront paisiblement coexister : les avocats en solo, les avocats sous forme d’association sans recours à la personnalité juridique, ce qui existe d’ores et déjà, et les avocats regroupés sous la forme de société commerciale et appartenant à une liste spéciale d’avocats (liste V). La société sera commerciale pour la forme seulement, sa nature restant civile puisque les avocats exercent une profession libérale et non de nature commerciale, contrairement aux pharmaciens par exemple.
Nul ne sait d’ailleurs si les grands cabinets se pousseront au portillon pour utiliser les dispositions nouvelles. Même les plus grands noms semblent ne pas avoir définitivement tranché la question, d’autant moins que des clarifications du projet de loi s’imposent encore et qu’une réunion devrait être programmée au mois de juillet entre le rapporteur du projet de loi, le député CSV Gilles Roth, et une délégation de l’Ordre des avocats. Gaston Stein, le bâtonnier de l’Ordre juge d’ailleurs prématuré de commenter la dernière avancée du projet de loi avec l’avis complémentaire la semaine dernière du Conseil d’État, faisant ainsi bouger la ligne de front.
Cette étape étant franchie, plus rien ne s’oppose à ce que le texte passe le cap de la Chambre des députés. Le calendrier relativement « soft » des députés entre octobre et novembre en début de session parlementaire pourrait offrir une fenêtre de tir à l’adoption du nouveau régime pour les avocats. Gilles Roth pense être en mesure de finaliser le rapport de la commission juridique à la fin de l’été et obtenir son adoption dans le sillage pour un vote en plénière peu après la rentrée.
La réforme est sortie de l’oubli, probablement parce qu’elle a été épurée de ses composantes les plus problématiques. Le texte fut amendé à l’automne dernier par la commission juridique, rendant la réforme moins ambitieuse que ce qui avait été prévu. Seuls désormais les avocats sont concernés, alors que la version initiale prévoyait de mettre sur pied un régime commun à plusieurs professions libérales à travers la création des sociétés d’exercice libéral. Les Sages ont jugé « ce revirement curieux » de la part des députés et « sans raison objective », alors que les travaux introduisant la société d’exercice libéral étendu à l’ensemble des professions libérales étaient déjà avancés.
Quelle que fut leur inspiration, les députés de la commission juridique de la précédente législature (en février 2009, le député CSV Patrick Santer avait été nommé rapporteur du projet de loi) avaient eu l’idée d’élargir le spectre de la réforme de la profession d’avocat à l’ensemble des professions libérales de manière à contenter tous ceux (mis à part bien sûr les médecins) qui ne pouvaient pas encore œuvrer sous forme sociétaire. Dans ce dessein, les députés s’inspirèrent des modèles français et belge de la société d’exercice libéral, nés ou réformés dans les années 1990, précisant bien la nature un peu particulière de la société d’exercice libéral : celle-ci ne perdant pas pour autant, en empruntant la forme d’une des sociétés prévues par la loi des 1915 sur les sociétés commerciales, sa nature civile. Le mélange de genres ne fut pas sans soulever des questions. Le Conseil d’État, qui vient de remettre la réforme du régime des professions libérales au goût du jour avec un avis complémentaire rendu public la semaine dernière, continue de s’interroger sur le principe de la commercialité. Les Sages se montrent soucieux de prévoir dans la loi « un système complet intégrant non seulement l’aspect droit des sociétés, mais abordant également les autres aspects, notamment les questions fiscales ou de responsabilité professionnelle ».
La proposition de la commission juridique de février 2009 sur la société d’exercice libéral souleva peu de débats ni d’enthousiasme, comme d’ailleurs beaucoup de matières techniques et donc compliquées, liées à la place financière. Demandeurs des changements, les experts-comptables fournirent en avril 2009 un avis sur la question des sociétés d’exercice libéral réservées à certaines professions : architectes, avocats, experts-comptables, ingénieurs-conseils et réviseurs d’entreprises. Mais compte tenu des limitations inscrites dans le projet de loi amendé, interdisant notamment la création de cabinets multidisciplinaires et réservant l’association aux membres appartenant à une même profession, l’Ordre des experts-comptables ne put en accepter le contenu restrictif, jugeant inadéquates les sociétés de type complètement fermé au caractère multidisciplinaire de leur profession.
L’Ordre des architectes et des ingénieurs-conseils n’y trouva pas non plus son compte, jugeant peu claire la coexistence du cadre général sur l’exercice d’une profession libérale sous forme de société avec le maintien des dispositions légales et réglementaires « propres et spécifiques » à chacune des cinq professions.
Les députés ont donc choisi de contourner les difficultés posées par la mise en œuvre du projet de loi par rapport à certaines professions, jugeant « plus approprié » de régler l’exercice de la profession d’avocat sous forme de société de manière spécifique, en tenant compte des remarques formulées par le barreau, sans pour autant lui donner un chèque en blanc, ni l’impression d’accorder un traitement de faveur à cette caste, déjà bien cajolée. Une des difficultés de l’exercice parlementaire fut aussi de ne pas enlever le pain de la bouche des avocats en se montrant trop restrictif sur le droit des sociétés : la domiciliation de société constituant pour certains avocats et cabinets une activité phare, il a fallu marcher sur des œufs pour leur permettre de continuer.
L’un des grands soucis de la commission juridique, rappelle en substance Gilles Roth, le rapporteur du projet de loi, fut celui du traitement fiscal des avocats s’organisant en société de capitaux : ils seront soumis au régime commun, c’est-à-dire qu’ils payeront, outre l’impôt sur les revenus, l’impôt commercial communal. La question était loin d’être évidente.
La seconde préoccupation de la commission juridique fut la responsabilité des avocats lorsqu’ils exercent en société. Au départ, il était prévu que cette responsabilité soit solidaire : chaque associé aurait ainsi été responsable solidairement avec la société des fautes qu’il commet dans l’exercice de sa profession au sein de la société, mais aussi de celles de la société et donc de ses associés. Au ministère de la Justice, cette disposition devait ainsi empêcher le recours par les avocats de clauses d’exclusion de leur responsabilité à l’égard de leurs clients. Mais en quoi, avaient rétorqué l’Ordre des avocats, la protection des tiers exigerait, en cas de faute d’un associé, la mise en jeu solidaire de la responsabilité de l’associé et de la société ? Une telle disposition aurait sans doute rendu totalement futile la réforme de la profession d’avocat, car si faire peser sur lui la responsabilité de ses propres gaffes passe encore, le fait de devoir porter le chapeau pour les bêtises des autres associés était difficilement admissible, même si le projet de loi prévoyait une limitation de la responsabilité à l’instar de ce qui est permis en Belgique. Le barreau francophone de Bruxelles tolère en effet que les avocats limitent leur responsabilité au montant assuré par la police d’assurance de responsabilité civile professionnelle souscrit par l’associé et la société auprès d’une compagnie.
Le texte a été amendé à l’automne et la responsabilité solidaire et personnelle des avocats travaillant sous forme d’une société a finalement été abandonnée. Sans quoi la réforme aurait difficilement trouvé des amateurs. « La loi risquerait de rester lettre morte (...), ce qui serait regrettable », avait assuré l’Ordre des avocats dans l’un de ses avis, indiquant qu’il n’aurait pas pu, dans ces conditions, « encourager ses membres à constituer des sociétés d’exercice professionnel ». D’ailleurs, a encore fait remarquer le barreau, les architectes, autorisés à exercer sous forme de personne morale, ne sont pas soumis à ces contraintes, la loi ne prévoyant pas pour eux de solidarité entre l’architecte associé au sein d’une société et cette même société.
Si cette question a désormais été tranchée (le régime de la responsabilité personnelle des avocats travaillant en solo et ceux qui choisiront la simple association de fait restera inchangé), d’autres ont toutefois été soulevées. Le Conseil d’État a mis en cause la semaine dernière les petits aménagements auxquels les avocats associés auront droit pour pouvoir exercer des fonctions dirigeantes dans le secteur des PSF (professionnels du secteur financier), en particulier dans la domiciliation de sociétés. « Le Conseil d’État s’étonne de la proximité que les auteurs tolèrent avec le secteur PSF (...) et marque sa surprise de voir l’Ordre des avocats du barreau de Luxembourg et des cabinets d’avocats figurer parmi les membres de l’association des PSF de support et par là de la fédération des industriels du Luxembourg, comme si ce secteur était étranger au secteur commercial ».