Tout chevronné qu’il fut, un avocat s’est fait « em-brigader » par l’épouse d’un gros trafiquant de drogue pour faire transiter des fonds par un de ses comptes en banque

Prime de risque ?

d'Lëtzebuerger Land vom 21.10.2010

Faciliter « sciemment » la justification mensongère de l’origine des biens tirés du trafic de drogue et apporter tout aussi « sciemment » son concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion de l’objet ou du produit de cette infraction relève de ce qu’on appelle du « blanchiment actif ». On est là dans une catégorie bien différente de la violation d’obligations professionnelles qui a pu amener des « gens de robe » devant la justice. L’avocat Me Fernand E., qui a comparu cette semaine devant le tribunal correctionnel pour blanchiment et recel aux côtés de Naomi Philipps (non présente à l’audience, mais représentée par un avocat), l’épouse du trafiquant de drogue John Knock, tombe sous le coup d’accusations de blanchiment actif. Il y a eu peu de précédents de ce genre au Luxembourg, si ce n’est le cas – relativement ancien – de l’ex-avocat Carlo Revoldini, aujourd’hui décédé, qui mit aux prises les juristes sur l’étendue et l’interprétation du terme « sciemment » dans la loi de 1989.

Les faits qui sont reprochés à l’avocat se situent entre juillet 1996 et mai 1997. À cette époque, c’est encore la première loi anti-blanchiment du 7 juillet 1989 qui s’applique, avec des obligations d’identification des clients et de vigilance encore limitées aux seuls banquiers et à des infractions bien définies. Les obligations professionnelles des avocats en matière d’identification de la clientèle n’avaient pas encore la portée qu’elles recouvrent actuellement. Une circulaire du Barreau demandait alors aux avocats luxembourgeois de réclamer une copie des documents d’identité de leurs clients. Point barre. C’est sur un autre registre que Me Fernand E. comparait devant la 13e chambre du tribunal correctionnel présidée par la juge Mylène Regenwetter.

Le compte à la Bil (aujourd’hui Dexia Bil) de l’avocat luxembourgeois a été utilisé à cinq reprises pour faire passer des fonds venant de la banque Pictet à Genève via une fondation au Liechtenstein, dont Naomi Philipps était la bénéficiaire économique. L’enquête a pu montrer que cette femme avait joué un rôle clé dans l’organisation criminelle contrôlée par son mari et son associé franco-canadien Claude Duboc, tous deux condamnés à des peines d’emprisonnement à vie aux États-Unis.

Un certain Ninon Dahlem, ressortissant luxembourgeois qui fut arrêté à Hong Kong en mars 1994 aux côtés de Duboc, avait la procuration sur ce compte en Suisse. Dahlem aurait été le troisième prévenu du procès s’il n’était pas décédé dans l’intervalle. Les charges contre lui se sont éteintes à sa mort en 2001, mais il est resté son audition devant la police. Présenté comme « apporteur d’affaires » de la banque luxembourgeoise IBI, une filiale du Crédit Lyonnais (désormais LCL) impliquée dans de nombreuses affaires de fraude, Ninon Dahlem était un client de l’étude E., après qu’il se soit brouillé avec une autre grosse pointure du barreau de Luxembourg, l’avocat Paul M. et surtout après son arrestation à Hong Kong. Dahlem cachera cependant à son avocat luxembourgeois qu’il était en compagnie de Duboc lorsque les policiers les ont « cueillis » tous les deux en 1994. C’est en tout cas la thèse soutenue par la défense.

C’est Dalhem qui fera le lien en juin 1996 avec la cliente Naomi Philipps, dont le mari fut arrêté à Paris en avril 1996 avant d’être extradé aux États-Unis. Avec le recul, Fernand E. déclare être tombé dans une véritable « machination » mise en scène par Philipps et Dahlem, qui ne sont pas là pour en témoigner, l’une n’étant pas présente à l’audience et l’autre enterré depuis neuf ans. Au moment des faits, le scénario que met en scène la femme de Knock lui paraît « cohérent ». Il obtiendra d’ailleurs de la dame une déclaration que l’argent ne provenait pas du trafic de stupéfiants.

Une première opération de transfert entre Pictet en Suisse et le compte Bil de l’avocat à Luxembourg porte sur 400 000 dollars en juillet 1996. Une seconde de 100 000 dollars intervient en octobre, puis une troisième fin janvier 1997 de 500 000 dollars. Deux autres transferts se succéderont, dont un important de 2,86 millions de dollars en avril 1997. La dernière opération portait sur 170 000 dollars.

L’argent était reparti presque aussitôt du compte de l’avocat pour alimenter le compte d’un avocat américain, Michael Kennedy auprès d’une banque irlandaise. Kennedy assurait alors la défense de John Knock, et les sommes qui étaient créditées sur son compte en banque à Dublin étaient présentées comme des « provisions » de ses honoraires. Sauf que près de quatre millions de dollars à ce stade peu avancé de la procédure américaine paraissent une somme peu crédible. Et qu’ensuite l’argent est reparti vers de nouveaux destinataires. Knock a été jugé et condamné en janvier 2001, après avoir négocié (en vain) avec la justice et plaidé coupable pour tenter d’alléger sa peine.

Selon les déclarations des enquêteurs luxembourgeois à l’audience, lors des transferts successifs entre Bil et Pictet, un montant de près de 46 000 dollars restera sur le compte luxembourgeois de l’avocat. Pour l’accusation, tout laisse croire que cette somme correspond aux honoraires de l’avocat en contrepartie des transferts effectués pour le compte de Naomi Philipps. Sa « prime de risques » en quelque sorte, soutient le Parquet. Ce que l’intéressé nie, sa ligne de défense étant son ignorance de l’origine non licite des fonds de Madame Philipps qui sont passés par son compte en banque à Luxembourg. « 80 pour cent de mon intervention a consisté en des transferts », a-t-il reconnu à l’audience, tout en se défendant de n’avoir fait que ça dans le dossier.

Son irruption dans l’affaire en 1996 vient de l’expérience qu’il avait en matière d’extradition aux États-Unis. L’épouse de John Knock est donc allée frapper à la porte de l’étude E. pour la défense de son mari sous le coup d’une procédure d’extradition.

L’avocat luxembourgeois a prêté son concours à des transferts de fonds en toute bonne foi, assure-t-il, en s’appuyant sur les informations que lui avait fournies l’épouse de John Knock sur l’origine licite de l’argent venant de la banque Pictet sur un compte appartenant à Kenna Anstalt, une fondation du Liechtenstein. Naomi Philipps lui avait indiqué que l’argent de la Suisse lui était venu d’un héritage qu’elle et son mari avaient fait d’un certain Herbert Werner, un richissime ressortissant allemand mort dans un accident d’avion aux États-Unis. John Knock aurait renoncé à la succession au profit de sa femme. Pour documenter ses assertions, Fernand E. a jugé suffisante la production par Naomi Philipps de la photocopie de sa carte d’identité, de celle du passeport de Monsieur Werner, son testament et la renonciation à l’héritage par Knock, attestée par un notaire luxembourgeois.

L’avocat luxembourgeois savait que John Knock avait été arrêté en raison de son implication dans le trafic de stupéfiants, mais ignorait, selon ses dires, l’ampleur de ce trafic. Ne s’est-il pas douté que les fonds de son épouse sentaient le souffre ? Les investigations judiciaires n’ont pas été en mesure de trouver des traces de la fortune personnelle de Werner qui ne soit pas en corrélation avec ses activités pour le compte de son « employeur » John Knock.

L’avocat s’en est tenu en tout cas à la version délivrée par Naomi Philipps, selon laquelle l’argent de Suisse n’avait pas été déclaré au fisc américain, ce qui la mettait en infraction et rendait difficile la justification du paiement de provisions à l’avocat new-yorkais Michael Kennedy pour couvrir les frais de défense de Knock en France et aux États-Unis. Fernand E. dit ne pas avoir été au-delà de son mandat, c’est-à-dire transférer les fonds nécessaires à Kennedy. L’avocat luxembourgeois assure d’ailleurs avoir refusé d’exécuter un ordre de transfert que lui avait donné Kennedy pour virer directement l’argent de la Bil vers une banque irlandaise dont l’enquête n’a visiblement pas révélé le bénéficiaire économique.

Le retraçage du chemin que prit l’argent, après qu’il soit passé par le filtre de la Bil, mène vers une banque au Liechtenstein et deux comptes : un avocat suisse utilisé, selon l’accusation, par John Knock pour organiser ses transferts de fonds, détenait une procuration sur un premier compte nommé Sudsbury et le second sur le trust Flint Finance, qui fait intervenir comme bénéficiaire économique un certain Jeffrey Kagel, ressortissant américain présenté comme un proche de l’organisation de Knock et qui fut arrêté à New York en avril 1997.

De plus, l’accusation se demande pourquoi Naomi Philipps s’est présentée sous une fausse identité pour faire un retrait d’argent auprès d’UBS, compte alimenté par des transferts de chèques venant de comptes en relation avec son mari John Knock, alias Richard Allen. Le compte UBS de Naomi Philipps, alias Berryl Brindles, a opéré un transfert au printemps 1997 vers un des comptes douteux dans la banque du Liechtenstein, le même que Kennedy va utiliser pour virer 1,2 million de francs suisses au bénéfice de Sudsbury, lequel compte arrosera ensuite celui de Flint Finance Trust de Jeffrey Kagel. Le système financier opaque par lequel transiteront les fonds et faisant intervenir une ribambelle de personnes, dont des avocats, pour obtenir un semblant de légalité, donne le vertige.

Pour sa défense, Me Fernand E. argue qu’il se serait ainsi laissé « embobiner » par l’épouse du trafiquant de drogue sur l’origine de l’argent, ce qui retirerait à son geste, son caractère intentionnel. Aux juges de dire maintenant si l’avocat a « sciemment » contribué à blanchir de l’argent pour le compte de narco-trafiquants notoires et qu’il ne pouvait ignorer l’odeur de l’argent ou s’il a plutôt été une victime de l’organisation criminelle. La condamnation n’est pas acquise d’avance pour l’accusation.

L’enquête policière a minutieusement remonté la piste des flux financiers qui ont alimenté la fondation Kenna au Liechtenstein, puis le compte Bil de Fernand E. Des commissions rogatoires internationales à Genève, au Liechtenstein, aux États-Unis et en Allemagne ainsi que des perquisitions dans les banques luxembourgeoises et à l’étude de l’avocat ont permis de retracer l’origine de l’argent et de le mettre en connexion avec le trafic de stupéfiant, opéré par le réseau de John Knock et de son associé Claude Duboc.

L’audition de l’avocat suisse, Bau­douin Dunand, qui a été lue à l’audience en l’absence de la comparution à Luxembourg de ce témoin cité par le ministère public, fournit des indications sur le degré de connaissance des prévenus de l’origine des fonds qui ont joué à saute-mouton à la fin des années 1980, dans différents établissements au Luxembourg, au Crédit Lyonnais (compte lié à Duboc) d’abord, puis vers une de ses filiales IBI, avant d’atterrir sur un compte de IBI Finance Company en Suisse, ouvert au nom d’une société panaméenne, Gazin Corporation. La bénéficiaire économique s’appelle alors Naomi Philipps. Ninon Dahlem disposait également de procuration sur ce compte, dont l’argent et les titres seront transférés en 1993, vers la fondation Kenna au Liechtenstein.

Me Baudouin Dunand est alors administrateur de Gazin et dispose de procuration sur les comptes en Suisse. Il est en relation avec Ninon Dalhem qu’il décrit comme « un pourvoyeur de clients pour IBI » à Genève et au Luxembourg. C’est Dahlem qui l’a mis en relation avec Naomi Philipps. Son témoignage ne s’est pas étendu sur ses relations avec le Luxembourgeois qui donnait les instructions pour la gestion des comptes. Baudouin Dunand a également contribué à la constitution de Kenna Anstalt, qui va accueillir les fonds de Gazin Corp : le transfert de la société panaméenne vers une fondation du Liechtenstein sera justifié par les dispositions plus avantageuses dans cette juridiction en matière de succession. Baudouin Dunand raconte avoir déposé son mandat après les transferts de fonds opérés à la demande de son homologue luxembourgeois. L’avocat suisse déclare dans son audition lui avoir fait connaître les raisons de son retrait de l’affaire dans le « contexte des accusations de trafic de drogue » qui n’étaient pas « compatibles avec (sa) morale ». Dunand a rompu les affaires avec Naomi Philipps parce que, dit-il, il n’était pas « l’ami des trafiquants de drogue ».

Véronique Poujol
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