Le grand check-in

d'Lëtzebuerger Land vom 15.10.2021

Le Premier ministre, Xavier Bettel (DP), avait très tôt formellement exclu l’obligation vaccinale, bien qu’une pandémie, ses mutations et ses mutants soient, par essence, imprévisibles. Du coup, la pression se déplace sur le terrain économique et social. En créant la possibilité d’un Covid-Check dans les entreprises et administrations, le gouvernement veut se montrer décisif. Avant de se rendre sur leur lieu de travail, les non-vaccinés devront présenter, tous les deux à trois jours, un test certifié (par exemple par une pharmacie ou un laboratoire), à payer de leur propre poche. Xavier Bettel quitte son rôle habituel de « Mummentréischter » et imite son modèle, Emmanuel Macron, dont le politologue Pascal Perrineau décrivait récemment la stratégie dans Les Échos : « Il se met à l’avant-garde du camp majoritaire, de la ‘science’, de la ‘raison’ et de ceux qui considèrent que ce mouvement anti-passe [sanitaire] est farfelu ». Rappel du climat toxique créé par les fake news, Facebook et les fantasmes conspirationnistes, Xavier Bettel a informé ce jeudi le Parlement que, suite à l’annonce de l’extension du Covid-Check, il venait de recevoir des « menaces de mort ».

Samedi dernier sur Radio 100,7, le ministre du Travail, Dan Kersch (LSAP), assumait la nouvelle ligne gouvernementale : « Il s’agit d’une forme de pression. C’est ce qui est voulu, et il faut le dire clairement. Celui qui ne veut accepter l’offre de la vaccination doit s’attendre à ce que cela lui coûtera quelque chose. La collectivité ne pourra porter ces coûts à l’infini. » Ce faisant, il rompt avec un principe bien établi de la sécurité et santé au travail qui veut que ces frais soient portés par l’employeur. Mais la stratégie de la sensibilisation soft bute sur ses limites : Au cours des derniers mois, le Luxembourg a décroché par rapport à ses voisins. Selon le European Centre for Disease Control, 65 pour cent de la population totale du Grand-Duché aurait reçu au moins une dose, contre 81 pour cent en France, 75 en Belgique et 68 en Allemagne.

Mais l’audace politique a ses limites. Dans son avis, écrit à la va-vite et publié ce mercredi, le Conseil d’État « prend acte » que le gouvernement n’érige pas le régime du Covid-Check en obligation générale, mais « reporte la responsabilité de cette décision, tout comme les conséquences qui en découlent, sur les chefs d’entreprise ou d’administration ». Les Sages auraient pu formuler une opposition formelle. Ils se sont contentés d’une petite phrase acerbe : « Le Conseil d’État estime que les auteurs du projet de loi auraient pu assumer eux-mêmes cette décision. » Dans un communiqué, le LCGB avait exprimé autrement la même idée : Le gouvernement « refile la patate chaude ».

La grande interrogation reste sans réponse : Qu’arrivera-t-il à ceux qui se présenteront sans certificat de vaccination, ni test certifié sur leur lieu de travail ? Le Conseil d’État reste vague sur ce point : « Il incombera au patron de tirer les conséquences pertinentes et d’imposer les sanctions appropriées ». En théorie, le salarié ou fonctionnaire pourrait se voir plongé dans différents scénarios, tous déplaisants. Le moins pénible sera celui d’un retour (plus ou moins forcé) au télétravail. Plus humiliant, le salarié pourrait se voir isolé dans une partie de l’immeuble avec les autres non-vaccinés, où il devra continuer à porter le masque. Encore pire, il pourrait se voir frappé d’une « absence justifiée » mais non-rémunérée. Enfin, le scénario worst-case : celui d’un « refus d’ordre », c’est-à-dire d’une faute grave pouvant déboucher sur un licenciement. Mais dans un contexte de pénurie de main d’œuvre, une telle spirale répressive n’est pas forcément économiquement viable. Dans son avis, la Chambre des fonctionnaires s’indigne, elle, des risques d’une sanction disciplinaire, voire d’une révocation, encourus par ses électeurs, ce qui serait « pour le moins choquant ».

Les organisations patronales préparent le terrain à la grande rentrée dans les bureaux « open space ». Leur revendication du Covid-Check en entreprise, finalement reprise par le gouvernement, est censée accélérer le mouvement, en supprimant le port du masque et en minimisant le danger de clusters. Il y a deux semaines, Michel Reckinger expliquait sur RTL-Radio que le télétravail ferait baisser « la créativité » ; pire, certains y verraient un moyen d’assurer en parallèle la garde des enfants. Alors que le middle management veut réaffirmer son autorité, les restaurateurs et commerçants attendent le retour de leur clientèle captive. En juillet, le président de la Fédération des artisans, Ernest Pirsch, s’indignait ainsi dans Paperjam : « Le télétravail nous cause beaucoup de soucis. On a 200 000 frontaliers qui ne font plus leurs achats ici, qui ne vont plus chez le coiffeur le midi ». À moins d’être reconduits de nouveau, les « accords amiables » conclus avec les pays voisins sur la fiscalité des frontaliers viendront à échéance le 31 décembre. En 2022, le travail à distance pourrait donc de nouveau se réduire à la portion congrue d’une journée par semaine.

En optant pour le Covid-Check, l’employeur accepte d’endosser une lourde obligation de diligence et de suivre à la lettre les procédures du régime sanitaire. S’y ajoutent les normes de la protection des données : le screening devra être répété quotidiennement, la tenue de listes des vaccinés et non-vaccinés étant interdite par le RGPD. Se pose dès lors la question qui voudra s’imposer un tel casse-tête logistique et juridique, sans parler du Kulturkampf qui le sous-tend. Elle se posera avec d’autant plus de stridence dans l’industrie et la construction puisque le télétravail, qui permettra de désamorcer les conflits dans le tertiaire, n’y est pas une option. N’empêche que, dès lundi face à Paperjam, Arcelor-Mittal et Luxair se déclaraient a priori favorables à l’introduction du Covid-Check. La mesure sera probablement éphémère. L’effet d’annonce étant justement l’effet recherché, le gouvernement promettant que le dispositif deviendra caduc, dès que le taux de vaccination atteindra les 80 à 85 pour cent. (Puisqu’on parle ici des plus de douze ans, on reste donc loin de l’immunité collective.)

L’horeca sera le seul secteur économique à passer obligatoirement sous le nouveau régime. Le personnel non-vacciné devrait très vite ressentir la pression. Supprimés les auto-tests, qui, dans la pratique, avaient viré à la grande farce. Pour ces salariés mal rémunérés et venant de traverser des mois au chômage partiel, débourser 200 à 300 euros par mois pour des tests certifiés constituera une charge écrasante. Le ministère de la Santé affirme ne pas disposer de chiffres sur le taux de vaccination des différents groupes socio-professionnels. (Un mauvais point de départ pour la relance annoncée de sa campagne de sensibilisation.) Mais tout porte à croire que les employés du secteur de l’horeca ne comptent pas parmi les plus conscientisés de la lutte contre le Covid-19. Entre mai et septembre 2020, la prévalence du virus y était « significativement plus élevée ». Or, la volonté de participer au large-scale testing restait très faible parmi les cuisiniers et serveurs : seulement 27,5 pour cent contre une moyenne nationale de 47,3. 

Samedi dernier à Rome, le siège de la Confédération générale italienne du travail (Cgil) fut saccagé par plusieurs centaines de néo-fascistes, de « no vax » et de restaurateurs radicalisés. Le syndicat de gauche était devenu la cible de l’extrême-droite après s’être déclaré favorable au principe (mais critique à son application) du « Green Pass », qui conditionne l’accès aux musées, messes, restaurants et studios de fitness. Depuis ce vendredi, le Covid-Check italien s’applique également à l’ensemble du monde du travail, tant privé que public. Les principaux syndicats italiens ne s’opposent pas à une vaccination obligatoire, solution qu’ils préfèrent au système du « Green Pass ».

Au Luxembourg, l’OGBL s’est aligné sur le plus petit dénominateur commun, et lance des appels œcuméniques à « faire preuve de compréhension et de tolérance ». Par peur de s’aliéner une partie de ses membres, Nora Back finit par légitimer la posture victimisante des antivax. Les non-vaccinés seraient « mis sous pression » et « stigmatisés » par le gouvernement qui « divise la société », « menace les gens » et « provoque la colère et la frustration », se plaignait-elle sur RTL-Radio il y a deux semaines. Le Covid-Check en entreprise serait « eng ganz, ganz schrecklech Affär », expliquait-elle ce lundi sur Radio 100,7. Deux jours plus tôt, au même micro, Dan Kersch n’avait pas mâché ses mots : « S’ils applaudissaient une telle mesure, les syndicats auraient le problème que certains de leurs membres rendraient leur carte ».

La vérité est d’autant plus blessante qu’elle est administrée par le principal allié de l’OGBL au gouvernement. Mais Dan Kersch s’est affranchi des règles de bienséance à l’égard du « syndicat n°1 ». Peut-être, parce qu’électoralement, il n’a plus rien à perdre. Tout en critiquant les modalités d’application, l’OGBL entretient le flou artistique quant à sa position de fond sur le Covid-Check. À défaut de stratégie politique, le syndicat se fourvoie dans des tactiques clientélistes. Du coup sa critique principale, répétée ad nauseam depuis trois semaines, reste assez formaliste : « Déi schaffend Léit an hier Vertrieder » n’auraient été ni « consultés » ni « impliqués ». L’OGBL veut au moins sauver les apparences, et prétendre que ses permanents ont voix au chapitre, et demande une entrevue urgente auprès de Xavier Bettel dans une lettre cosignée par la CGFP et le LCGB. Ce-dernier a fini pas se ranger derrière sa concurrente, même si, début octobre sur RTL-Radio, Patrick Dury s’était encore montré relativement favorable au principe du Covid-Check.

Une fois que les réticents et attentistes se seront résignés, combien restera-t-il d’antivax purs et durs ? Deux études récentes, l’une menée à l’Université de Constance l’autre à l’Université de Milan, estiment leur part à quelque cinq pour cent de la population. La sociologie de ces « irréductibles » paraît encore incertaine. S’agit-il de la classe populaire marginalisée ? De petits-bourgeois avec un penchant pour l’anthroposophie et d’autres ésotérismes ? Et qu’en est-il du milieu des entrepreneurs, qui prônent la « responsabilité individuelle » contre l’intervention étatique, comme l’avait fait Christianne Wickler sur son site post-factuel Expressis-Verbis.

Les canaux de communication avec cette bulle radicalisée semblent rompus. Vendredi dernier au Tramsschapp, lors de la réunion d’information sur la nouvelle Constitution, les députés ont senti souffler un début de tempête trumpiste. Instrumentalisée par l’ADR, la colère des antivax aura dominé la soirée. Après la réunion, quelques députés retrouvaient par hasard une dizaine de manifestants dans un bistrot du coin. Le député vert Charles Margue dit avoir continué à débattre jusqu’à 2h15 du matin avec ces-derniers. Il aurait décidé de rentrer après s’être rendu compte que l’« attitude complotiste » sapait toute base d’entente. « Quand j’ai évoqué le dernier rapport du Giec, on m’a répondu : ‘Mais, il faut qu’on puisse tout remettre en question’. Puis on m’a expliqué que ce qu’écrivaient les médias était, de toute manière, commandé par le Premier ministre. Là, j’ai dit : ‘Allez, ciao !’ »

Bernard Thomas
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