Souvenir et avenir

d'Lëtzebuerger Land du 30.06.2023

Le 1er juillet 2023, le Grand-Duché verra le plus grand changement dans son droit constitutionnel depuis plus de 150 ans. La réponse à la question de savoir s’il s’agit d’une nouvelle Constitution n’est cependant pas simple. Elle est double.

En effet, d’un point de vue purement formel – et c’est le critère décisif – la réponse est négative : il ne s’agit pas d’une nouvelle Constitution, mais d’une révision. Le texte en vigueur à partir du 1er juillet est le résultat de quatre propositions de révision de la Constitution actuellement en vigueur (propositions n° 7575, 7700, 7755 et 7777).

Moult politiciens et juristes du Luxembourg ont l’habitude de parler de la « Constitution de 1868 » pour renvoyer à la Constitution actuelle. Or, en 1868 le Luxembourg ne s’est pas non plus donné une nouvelle Constitution au sens formel : il ne s’agit que d’une révision de celle de 1856. En effet, en tête du texte original de 1856 on lit « Loi du 17 octobre 1868, portant révision de la Constitution du 27 novembre 1856 » (figure 1).

La Constitution à la base du texte actuel, est-ce donc celle de 1856 ? La réponse est à nouveau négative – heureusement, car le texte de 1856 est assez autoritaire et dit de la Constitution de 1848 (qui, elle, était étroitement inspirée de la Constitution belge très libérale de 1831) qu’elle était l’« œuvre de temps agités ». Le texte de 1856 porte l’entête « Ordonnance royale grand-ducale du 27 novembre 1856, portant révision de la Constitution » (figure 2).

D’un point de vue formel, la Constitution qui est à la base de tous les textes constitutionnels luxembourgeois depuis 1856, y compris le texte en vigueur à partir du 1er juillet 2023, est celle de 1848 : le mot « révision » n’y figure pas dans ce contexte. Bien au contraire, la formule choisie indique de manière univoque qu’il s’agit d’une nouvelle Constitution : « Nous GUILLAUME II (…), Avons (…) arrêté et arrêtons les dispositions suivantes qui formeront la Constitution du Grand-Duché de Luxembourg » (figure 3). Voilà le point de départ de tous nos textes constitutionnels depuis plus de 150 ans.

Formellement, il serait donc incorrect de parler d’une « nouvelle Constitution » qui entrera en vigueur ce lundi. C’est là le résultat de presque quinze ans de politique politicienne. Les politiques, ne pouvant se mettre d’accord pour adopter en bloc un nouveau texte (sans parler des promesses électorales de 2018 non tenues par les grands partis qui avaient annoncé vouloir soumettre le texte par voie de référendum à la nation pour qu’elle lui apporte le sceau de la plus pure forme de démocratie), se sont contentés de passer par quatre propositions de révision.

Or, du point de vue contenu le nouveau texte apporte le plus important changement en droit constitutionnel luxembourgeois depuis plus d’un siècle et demi. Refuser entièrement le titre de « nouvelle Constitution » à ce texte ne ferait donc pas justice à l’envergure juridique de ce qui se passera ce 1er juillet. Un premier constat : le nouveau texte est beaucoup plus long que l’actuel (7 315 contre 6 030 mots). Une comparaison des articles correspondants des deux textes montre en effet que sur de nombreux points le nouveau texte est beaucoup plus détaillé, notamment en ce qui concerne les fonctions des différents organes de l’État et le fonctionnement et l’organisation des pouvoirs législatif et exécutif à la suite des élections parlementaires. Point qu’il faut fortement saluer alors que l’actuel texte est souvent très – trop – court jusqu’au point d’être obscur et de donner beaucoup – trop ? – de marge d’interprétation.

Mais non seulement le nouveau texte comporte plus de détails, il contient aussi de nombreux points qui jusqu’ici ne figuraient nulle part dans notre Constitution. L’organisation du Gouvernement y est décrite pour la première fois de manière détaillée (articles 87 à 94) et le fameux Conseil national de la justice (souvent appelé « Conseil supérieur de la magistrature ») est enfin introduit (article 107). Pour le citoyen et le justiciable, peut-être les ajouts les plus importants du nouveau texte se trouvent au niveau des droits fondamentaux (ou « droits de l’Homme ») : État de droit et respect des droits de l’Homme (article 2), inviolabilité de la dignité humaine (article 12), interdiction de la torture et des peines et traitements inhumains et dégradants (article 13), liberté de pensée, de conscience et de religion (article 14), présomption d’innocence (article 17(4)), etc. L’héritage et l’inspiration de la Convention européenne des droits de l’Homme (entrée en vigueur en 1953) et de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (qui a acquis force obligatoire en 2009) sont indéniables.

Il faut applaudir le Parlement d’avoir enfin introduit ces protections essentielles dans l’étage suprême de notre droit national. Or, on ne peut pas ne pas le critiquer en même temps. Pour citer l’exemple peut-être le plus criant : la Chambre des Députés n’a introduit le principe de la présomption d’innocence en droit luxembourgeois qu’en 2009 (article 8(3) du Code de Procédure Pénale – donc au niveau légal et non pas encore au niveau constitutionnel), alors qu’en France, les Révolutionnaires avaient retenu dès 1789 (donc 220 ans plus tôt !) à l’article 9 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen que « tout homme [est] présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable ». Ce principe extrêmement important a été repris en 1948 au niveau de l’ONU dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme, puis au niveau du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne. Il était donc bien connu et bien connu depuis très longtemps. Heureusement pour le justiciable luxembourgeois, la Convention européenne était applicable et invocable au Grand-Duché bien avant 2009 et 2023. Que plusieurs générations de politiciens – et parmi eux surtout et avant tout les juristes – n’aient jusque très récemment pas songé à ancrer dans notre Constitution l’un des plus importants piliers de notre système judiciaire laisse perplexe.

Si le nouveau texte constitutionnel fait un très grand pas en avant en matière de protection des droits fondamentaux, ses auteurs doivent néanmoins accepter la critique d’avoir laissé tomber certaines protections figurant dans le texte actuel. Un exemple frappant d’un tel pas en arrière est l’abandon des « droits naturels de la personne humaine et de la famille » (article 11(1) actuel). Ces droits, qui se distinguent du moins en partie de la dignité humaine (article 12 nouveau), ont été mobilisés en 2020 par la Cour administrative dans une importante décision protégeant une agricultrice retraitée en situation de mobilité réduite contre une décision abusive du ministère de l’Environnement qui lui avait interdit de faire les travaux nécessaires dans sa maison située en zone verte pour l’adapter à sa situation de handicap. La Commission consultative des droits de l’Homme dans son avis avait fortement critiqué que les auteurs de la révision de la Constitution voulaient abandonner, apparemment sans bonne raison, les droits naturels ; elle n’a pas été écoutée.

Un autre exemple où les auteurs de la nouvelle Constitution se sont montrés sourds aux critiques est le fait que cette « Constitution du XXIe siècle » continue à exclure du mandat de député tout citoyen luxembourgeois n’ayant pas de domicile au Grand-Duché (article 64(2)). Sont exclus donc tous nos concitoyens qui sont victimes de la crise du logement, dont la politique avec son manque d’idées et d’actions est un des principaux responsables. Si vous n’avez pas les moyens de vous financer un logement au Luxembourg et devez déménager dans la Grande Région, vous êtes d’office exclu du groupe de citoyens qui peuvent siéger au Parlement. Voilà la consécration, dans une Constitution qui se veut moderne, d’un système à deux « classes » de citoyens. On se dirait en plein Postkutschenzäitalter.

Quid de deux défis qui sont parmi les plus grands du Luxembourg au XXIe siècle, le logement et la lutte contre le réchauffement climatique ? Le nouveau texte constitutionnel en parle (articles 40 et 41(2) respectivement). Mais il les range dans la catégorie des « objectifs à valeur constitutionnelle » (Chapitre II, Section 4). Ces objectifs ne sont pas à confondre avec des « droits » : le citoyen ou justiciable ne peut faire au juge une forte revendication concrète sur base de ces objectifs si ce n’est que d’avoir droit à une « policy » (donc à ce que la Chambre ou le gouvernement fassent des lois ou règlements en matière de logement et de lutte contre le changement climatique) – la Constitution n’oblige aucunement la politique à atteindre un certain résultat. Alors qu’un « droit » à un logement approprié aurait éventuellement été utopique vu les coûts énormes qu’il aurait entraînés pour l’État, la situation se présente différemment pour le deuxième grand défi. Pourquoi donc le Parlement, et avec lui le parti Déi Gréng (quand même au pouvoir depuis désormais presque dix ans), en est-il resté quasiment au stade de simple décoration de façade au lieu de faire preuve de courage et de détermination en donnant plus de « dents constitutionnelles » à la lutte contre le changement climatique ? Cela aurait donné à cette Constitution un caractère visionnaire.

Enfin un dernier point où la Chambre devrait reprendre la plume en main : malgré certaines critiques, les auteurs de la révision n’ont pas défini la position du droit international par rapport à la Constitution luxembourgeoise. Ce sont des juges (donc des fonctionnaires sans mandat démocratique) qui, faute de décision de la Chambre sur ce point depuis des décennies, se sont vus contraints de trancher cette question très importante en plaçant le droit international au-dessus de notre Constitution. Concrètement cela signifie qu’en cas de conflit entre un article de la Constitution luxembourgeoise et, par exemple un article d’un traité international auquel le Luxembourg est partie, préférence sera donnée à l’article du traité international. (Le Luxembourg est l’un des trois seuls États au monde à opter pour cette solution, tous les autres donnant la priorité à leur Constitution). C’est donc d’une importance capitale pour une Constitution moderne de clarifier cette question de hiérarchie des normes. Fait surprenant : déjà en 1956 deux projets de révision de la Constitution ont voulu y remédier. Mais, jusqu’à ce jour, le problème reste sans solution de la part du Parlement, avec le risque que les juges pourraient un jour changer de position et placer la Constitution au-dessus du droit international – ou pire : que certains juges optent pour une solution, d’autres pour la solution contraire …

Faudrait-il donc tirer une conclusion plutôt négative ? Pas du tout. Il était grand temps de moderniser et de détailler davantage le plus important texte de droit luxembourgeois ; la crise constitutionnelle de 2008–2009 autour de la loi d’euthanasie, qui a déclenché toute cette réforme constitutionnelle, l’avait bien montré. La manière dont la nation a été privée du référendum promis sur la « nouvelle » Constitution par les grands partis politiques n’avait rien de glorieux. Le nouveau texte n’est pas parfait ; les exemples ci-dessus montrent que le Parlement devrait encore faire certaines retouches importantes. Et pourtant, on ne peut nier que, globalement parlant, le nouveau texte est nettement supérieur au texte actuel, notamment en ce qui concerne les droits fondamentaux ainsi que les fonctions et l’interaction des différents organes étatiques. Quant à la question de savoir si certaines formulations ou dispositions nouvelles s’avéreront ou non efficaces, seuls des procès ou crises politiques pourront le montrer dans les années et décennies à venir.

Thierry Hirsch
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