Paul Schmit, vice-président honoraire du Conseil d’État, plaide pour un référendum sur la Constitution. Il estime qu’il est de la responsabilité de la politique d’essayer de convaincre les citoyens tentés par « les populistes »

« Il faut tenir ses promesses politiques »

Le constitution- naliste et ancien conseiller d’État, Paul Schmit
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 12.11.2021

Paul Schmit a passé sa carrière comme haut fonctionnaire notamment au ministère des Transports. En juin 2000, il entre au Conseil d’État sur le ticket du DP. Le juriste s’y spécialise dans le dossier constitutionnel, dont il va coordonner le suivi jusqu’en 2015. Sa fonction venue à échéance, le ministre de l’Intérieur, Dan Kersch, le nomme « conseiller spécial » pour les relations entre l’Église et l’État. Paul Schmit est l’auteur d’un Précis de droit constitutionnel, publié en 2009. Entre 2017 et 2019, il a également écrit une série d’articles sur la révision constitutionnelle pour le Land

d’Land : Ce mardi, le CSV a annoncé ne pas vouloir déclencher de référendum, prétextant que la pétition n°2007, qu’il désigne de « baromètre de l’opinion », alors même que l’argumentaire était largement emprunté à l’ADR, n’avait pas recueilli 25 000 signatures. La grande refonte constitutionnelle, annoncée avec beaucoup de pathos en 2009, semble finir dans le cafouillage et le micmac politique ?

Paul Schmit : Cela ne parle pas en faveur de ceux qui en sont responsables. Personnellement, je suis déçu. Même si la refonte en cours constitue une évolution prudente du texte actuel plutôt qu’une rupture…

Justement, on rencontre peu d’enthousiastes de cette nouvelle Constitution...

S’il y a un texte normatif qui doit réunir toute la société, c’est bien la Constitution. Tout convoi avance au rythme du véhicule le plus lent, et il faut donc tenir compte des milieux plus conservateurs, à la traîne par rapport aux éléments plus progressistes. Cela me semble être une réalité qu’il faut accepter.

Faudrait-il organiser un référendum sur la révision constitutionnelle ?

Personnellement, je suis en faveur d’un tel référendum. D’abord parce que je crois que, sauf cas de force majeure, il faut tenir ses promesses politiques. Ensuite, parce que, depuis 1919, les grandes questions constitutionnelles ont toujours été soumises à un référendum, avec des résultats plutôt positifs. Si le dernier référendum de 2015 a semé le trouble, c’est qu’il avait été mal préparé par les partis politiques, surtout ceux de la majorité.

En 2012, avec Victor Gillen, alors président du Conseil d’État, vous donniez une interview à Forum dans laquelle vous pointiez le risque qu’un tel débat se focaliserait trop sur des « Teilaspekte » au détriment du grand ensemble. Vous avez donc changé d’avis ?

De Gaulle aurait apparemment dit qu’il fallait être prudent avec les référendums, parce qu’on risquerait de recevoir des réponses à des questions qu’on n’avait pas posées. Il ne suffira donc pas de simplement organiser un référendum. Les partis politiques devront informer, expliquer, dialoguer avec les gens. Mais une fois ce travail accompli, le référendum sera, à mon avis, une bonne solution. On ne peut se réclamer de la démocratie participative et la refuser à l’électeur aux moments critiques. Ce ne seraient alors que des discours du dimanche. L’argument que la question serait trop complexe a été battu en brèche lors du référendum de 2005 : On nous avait alors imposé trois kilos de textes communautaires que personne n’avait lus, probablement même pas ceux qui ont initié la consultation populaire. Quant à l’argument qu’on devrait renoncer au référendum parce que la révision sera votée en quatre parties, j’avoue ne pas le comprendre. Je viens de relire les documents parlementaires, et je n’y trouve pas d’explication à ce compartimentage auquel on veut procéder pour le moment, alors qu’il n’y a pas si longtemps, on visait encore une refonte d’ensemble.

Vous disiez qu’une Constitution doit réunir toute la société. Or, dès le premier article du chapitre sur les libertés publiques, on bute sur la phrase : « Tous les Luxembourgeois sont égaux devant la loi ». Une formulation plutôt absurde dans un pays constitué à moitié de non-Luxembourgeois…

La Commission de Venise avait déjà relevé que ce principe d’égalité s’adressait uniquement aux nationaux luxembourgeois. Mais il faut dire que ce droit à l’égalité vaut également, sauf exception à prévoir par la loi, pour les étrangers de séjour au Luxembourg qui ont, en vertu de l’article 111, droit à la même protection de leur personne et de leurs biens que les Luxembourgeois. Cette disposition se trouve maintenant avancée de l’article 111 vers le début de la section 2 du chapitre II sur les libertés publiques.

Le Grand-Duc continue de « commander la force armée ». Cela vous inspire-t-il un commentaire ?

Disons que le texte reste dans la tradition.

La question constitutionnelle a été investie par une alliance très hétéroclite qui va des conservateurs ultra-monarchistes aux antivax ésotériques. Parmi eux, beaucoup identifient la nouvelle Constitution à la gestion de la crise sanitaire.

Je n’oserais pas comparer cette situation à celle des fossoyeurs de la Constitution de Weimar. La substance républicaine de Weimar était détruite par les léninistes-staliniens d’un côté et les nazis de l’autre, la bourgeoisie se ralliant finalement au camp de l’extrême droite. Si la politique ne fait pas attention, elle risque de créer des frustrations, parce que certaines couches de la population se sentent incomprises ou ont l’impression que leurs préoccupations ne sont pas prises au sérieux. Elles semblent aujourd’hui se rejoindre dans leur opposition aux décisions « prises en haut ».

La critique se concentre sur les objectifs à valeur constitutionnelle (Staatsziler), réinterprétés comme chevaux de Troie d’une sorte de totalitarisme sanitaire ou écologiste.

C’est archi-faux. De tels objectifs ont toujours figuré dans la Constitution, même si leur nombre était beaucoup moins important et s’ils n’étaient pas regroupés de manière aussi visible. À mes yeux, il s’agit d’une génuflexion de la politique face à toutes sortes de lobbys, que ce soient les protecteurs d’animaux, les environnementalistes ou les milieux académiques. Je lis ainsi dans la nouvelle Constitution : « L’État promeut la liberté de la recherche scientifique ». Mais comment peut-on « promouvoir » une liberté ? Soit elle existe, soit elle n’existe pas. Ces objectifs constitutionnels ne sont finalement que des engagements que l’État prend vis-à-vis de lui-même ; des sortes de « gesellschaftspolitische Beglückungsverheißungen », pour reprendre la formule d’un journaliste de la Frankfurter Allgemeine en 2009.

Il y a un mois, vous avez assisté à la houleuse soirée d’information au Tramsschapp. Quelle impression en avez-vous gardée ?

J’étais sidéré. Le ton était donné dès avant l’entrée, où on était accueilli par des slogans « référendum ! référendum ! ». En prenant place à l’intérieur, je me suis rendu compte qu’il y avait une atmosphère d’opposition vis-à-vis des parlementaires et que ceux-ci étaient débordés par la situation. Les explications qu’ils donnaient étaient en partie trop techniques, en partie lacunaires. Je connais un peu le texte et j’arrivais à suivre leur argumentation, mais les gens qui n’avaient pas cette connaissance semblaient, à leur tour, dépassés. Fernand Kartheiser (ADR) a utilisé cette situation pour son compte. Il est sorti vainqueur de la discussion au podium. Les interventions du public étaient toutes orientées contre la Constitution ; elles se focalisaient de surcroît sur le droit de vote des étrangers, sur la famille, sur l’obligation vaccinale.

Le refus d’un référendum confortera les antivax et la droite populiste, qui prétendent représenter le « vrai peuple », dans leur posture victimisante. Comment sortir de ce piège ?

L’ADR est maître de la Féckmillchen du référendum. Si les quatre partis acceptaient d’en organiser un (ce que je ne crois pas), l’ADR crierait victoire. S’ils refusent, les frustrations, savamment entretenues par l’ADR, en sortiront renforcées. Nous sommes en train d’assister à une rupture entre ce que pensent et font les milieux politiques et ce que ressent une partie des hommes et des femmes de la rue. Même si cela reste une minorité, c’est une minorité active, à en juger par le nombre impressionnant de participants aux « marches blanches ». J’estime que c’est de la responsabilité des milieux politiques de s’adresser aux personnes tentées par les populistes et d’essayer de les ramener sur le « bon chemin ». Même si cela demande un sacré effort d’information et de persuasion.

Mais comment interpréterait-on les résultats d’un référendum ? Dans le camp des non, les républicains seront par exemple comptés avec les ultra-monarchistes.

Un référendum répond toujours à la logique du oui contre le non, peu importe les motivations des deux côtés. Ceux qui craignent pour la position institutionnelle du Grand-Duc auraient éventuellement pu être apaisés, si par exemple lors du referendum de 2015, on avait ajouté la question de la monarchie constitutionnelle aux questions posées.

Il n’existe pas vraiment d’alternative à la nouvelle Constitution proposée, puisque le « non » signifierait un retour à l’ancienne version. Ce serait la pression du « vote utile » ?

En cas de victoire du non, on ne tomberait pas dans un vide juridique. Mais ce serait décevant pour tous ceux qui ont beaucoup travaillé sur le nouveau texte. Ce serait surtout décevant de constater que les Luxembourgeois n’ont pas compris l’intérêt de se doter d’un cadre constitutionnel adapté à la situation actuelle.

La Constitution actuelle remonte à 1848 ; depuis, elle a été modifiée sans cesse et sans états d’âme. Cela reflète un peu l’esprit du « pragmatisme », de la débrouillardise caractéristique d’un petit État. Du coup, pourquoi ne pas continuer à s’arranger avec une Constitution désuète ?

Les trois premiers textes constitutionnels du XIXe siècle ont été mis en place dans un contexte où la grande majorité des Luxembourgeois était écartée du droit de vote. La société était gérée par la bourgeoisie, et peut-être pour la bourgeoisie. Après la Première Guerre mondiale, il y a un changement d’attitude. Les crises dynastique, économique et sociale donneront une importance nouvelle aux questions constitutionnelles. On retrouve cette même mobilisation avec le référendum sur la loi muselière de 1937. Après la Deuxième Guerre mondiale, l’ambition était de retrouver le monde d’avant, un peu comme aujourd’hui à la sortie de la pandémie.

La révision a longtemps été discutée en cercle restreint dans l’espoir de préserver les fragiles équilibres entre partis et institutions. A posteriori, estimez-vous que cette voie, très précautionneuse, était la bonne ?

Très honnêtement, je crois qu’il aurait été plus intelligent de procéder à l’inverse de ce qu’on a fait. On aurait dû d’abord beaucoup plus s’ouvrir à une discussion publique très large, puis filtrer et fignoler les impressions qui s’en seraient dégagées. Il aurait fallu que tout le monde en parle, aussi bien autour des tables de bistrot que dans les enceintes plus sérieuses. Mais comment sensibiliser le public à une question qui reste floue, qui ne touche pas à ses préoccupations quotidiennes ? Il aurait fallu un déclic. Mais ne me demandez pas ce qui aurait pu le provoquer.

Ne pourrait-on pas raconter l’histoire de la révision constitutionnelle comme une chronologie d’un essoufflement institutionnel ?

À la fin des années 1990 et au début des années 2000, on travaillait sur la Constitution à un train du sénateur. Tout s’est accéléré en 2009, au moment où le Grand-Duc a signalé ne pas être en mesure de sanctionner la loi sur l’euthanasie. J’ai eu l’impression que cet épisode a durablement irrité les milieux parlementaires. C’est sous Paul-Henri Meyers (CSV) que les travaux ont été poussés. Il me semblait, personnellement, que la Constitution était fin prête en 2014/2015. Je rêvais de la voir entrer en vigueur à ce moment-là, soit 200 ans après l’émergence de l’État luxembourgeois au Congrès de Vienne. À mon avis, on a perdu beaucoup de temps par la suite. Quel a été la plus-value du soi-disant débat consultatif, sinon un allongement de la longue liste des objectifs à valeur constitutionnelle ? Ce que je vous dis là est forcément très subjectif et biaisé, peut-être même un peu méchant.

Après le départ de Paul-Henri Meyers puis d’Alex Bodry, le problème n’était-il pas que le Parlement manquait de députés capables de porter un tel projet ?

Le problème était le même à la Chambre des députés qu’au Conseil d’État : Il n’y a guère de spécialistes du droit constitutionnel qui se font élire respectivement nommer. Il faut donc avoir le courage de s’impliquer dans le dossier et de se familiariser avec la matière.

Bernard Thomas
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