À partir de la fin février 2022, l’Union européenne, les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada, entre autres, ont adopté plusieurs trains de sanctions visant le régime et l’économie russes. Les mesures prises comprennent notamment le gel des avoirs d’individus et d’entreprises, des restrictions ou des interdictions sur l’importation de gaz, de pétrole et de charbon russes, l’arrêt de la cotation des actions des entreprises russes sur les marchés boursiers et l’interdiction de survol d’espace aérien. La palette des sanctions prises contre la Russie est sans précédent.
Le 4 juillet 2022, la Faculté de Droit, d’Économie et de Finance (la FDEF) de l’Université du Luxembourg a accueilli un atelier pour examiner le droit et la pratique des sanctions économiques à la lumière des développements récents nés de la guerre en Ukraine. L’atelier a bénéficié de la participation d’intervenants d’horizons différents, y compris des chercheurs, des avocats et des représentants de différentes institutions de l’Union européenne ou de ses États membres. Les orateurs ont inclus Thierry Hoscheit (président de chambre, Cour d’appel, Luxembourg), Petra Mahnic (conseillère juridique, Conseil européen) et Roberto Crespi (chef d’équipe – Horizontal sanctions matters, Commission européenne).
L’un des objectifs de l’atelier était d’examiner différentes questions relatives à la légalité des sanctions économiques, un sujet qui reste d’actualité en raison de la confrontation des sanctions aux principes et aux règles du droit international. Lors de l’atelier, j’ai traité plus particulièrement la question de savoir si les sanctions économiques adoptées en réaction à la situation en Ukraine pouvaient constituer des violations d’accords internationaux d’investissement signés entre la Russie et les pays imposant ces sanctions.
Les accords internationaux d’investissement, y compris les traités bilatéraux d’investissement ainsi que certains traités multilatéraux, comme le traité sur la charte de l’énergie, sont des accords conclus entre États par lesquels chaque partie contractante s’engage à traiter de manière spécifique les investisseurs ressortissants de l’autre partie contractante et à s’abstenir de certains comportements préjudiciables envers eux. Bien qu’interétatiques, ces traités internationaux sont rédigés pour protéger les personnes privées (morales et physiques) que sont les investisseurs. Ces derniers en sont, en outre, des bénéficiaires directs, car les traités leur offrent souvent un accès direct à l’arbitrage international d’investissement. L’investisseur étranger peut alors porter une réclamation contre l’État hôte de son investissement devant un tribunal arbitral au motif que l’État hôte n’aurait pas respecté les obligations que lui imposent le traité applicable. L’investisseur aura ainsi accès à des arbitres indépendants et qualifiés qui régleront le différend et rendront une sentence exécutoire. Ce mécanisme permet à l’investisseur étranger de contourner les juridictions nationales de l’État hôte.
Les accords internationaux d’investissement ne désignent pas nommément a priori les investisseurs qui en sont bénéficiaires. Ces derniers sont seulement définis de manière générique ; c’est-à-dire que les traités prévoient les critères qui permettront, en temps opportun et au cas par cas, de déterminer si la personne qui soumet la réclamation à un tribunal arbitral constitue un investisseur susceptible de bénéficier de la protection du traité invoqué. À cet égard, la qualité d’investisseur est principalement tirée du lien de nationalité avec un État signataire de l’accord international d’investissement pertinent. En effet, ces accords ont pour vocation de protéger les nationaux d’une partie contractante qui réalisent un investissement sur le territoire d’une autre partie contractante, nationaux qualifiés d’investisseurs étrangers. Cela signifie, de manière positive, que seuls les investisseurs ayant la nationalité d’un État contractant ont le droit de porter plainte contre l’autre État contractant qui accueille leurs investissements. En la matière, le critère le plus commun pour déterminer la nationalité des personnes morales est leur lieu de constitution. Cependant, ce critère présente l’inconvénient de créer un lien de rattachement très formel, voire artificiel. En effet, le lien entre une société et son État de constitution peut se limiter à l’enregistrement des statuts et à l’existence d’une adresse postale sur son territoire.
Les protections substantielles accordées aux investisseurs étrangers varient selon l’accord international d’investissement sur le fondement duquel la réclamation est présentée. Elles diffèrent des protections accordées par le droit interne de l’État hôte, et parfois les excèdent. Les accords internationaux d’investissement accordent couramment les protections suivantes aux investisseurs étrangers et pour lesquelles il existe une de nombreuses sentences arbitrales accessibles au public : protection contre l’expropriation injustifiée ; garantie d’un traitement juste et équitable ; garantie d’un traitement équivalent à celui dont bénéficient les investisseurs nationaux ; garantie d’un traitement équivalent à celui dont bénéficient les investisseurs de la nation la plus favorisée ; liberté de transférer des fonds en dehors de l’État hôte ; et garantie d’une protection et d’une sécurité pleine et entière.
Certains États membres de l’Union européenne, le Royaume-Uni et le Canada ont signé des accords internationaux d’investissement avec la Russie, en vertu desquels ils se sont engagés à protéger les investisseurs russes qui réalisent ou détiennent des investissements sur leur territoire. Par exemple, le Luxembourg et l’Allemagne ont chacun signé un traité bilatéral d’investissement avec la Russie en 1989. Ces deux États et la Russie sont également parties au traité sur la charte de l’énergie. Ce dernier est un accord multilatéral contraignant établi dans les années 1990 qui protège les investissements étrangers dans les activités économiques liées à l’énergie nucléaire, aux combustibles fossiles et à l’électricité. Des entreprises du secteur de l’énergie l’ont invoqué contre les gouvernements dont les politiques nuisaient à leurs investissements, qu’ils soient dans les combustibles fossiles ou les énergies renouvelables. Ces différents accords internationaux, qui sont actuellement en vigueur, contiennent des normes de protection des investissements généreuses dont bénéficient les investisseurs russes et qui leur permettent de porter une réclamation contre leurs États hôtes.
Ainsi, des États peuvent être pris entre leur obligation de mise en œuvre de sanctions économiques nées de la situation en Ukraine et les obligations que leur imposent les traités d’investissement qu’ils ont conclus. L’objectif des sanctions est d’infliger une pression économique à la Russie. Les instruments juridiques utilisés sont variés : suspension ou annulation de projets stratégiques d’énergie ; mesures ayant un impact sur l’intégralité de l’infrastructure financière ; mesures personnalisées et gel des avoirs visant des sociétés russes et un certain nombre de personnes physiques ; et restrictions sectorielles affectant notamment les secteurs du transport, de l’aérospatial et maritime. Évidemment, ces mesures adoptées contre des personnes russes auront un impact économique sévère sur leurs investissements et leurs affaires dans les États qui ont imposé des sanctions.
Les investisseurs russes pourraient faire valoir que ces sanctions enfreignent une ou plusieurs normes de protection dont ils bénéficient. Ainsi, dans la mesure où la sanction cause un effet économique négatif sur le bénéfice et la valeur des droits des personnes concernées en vertu des contrats et autres instruments par lesquels elles ont réalisé leur investissement dans l’État hôte (par exemple des participations dans une société), la sanction pourrait être qualifiée d’une mesure d’expropriation indirecte prohibée par un accord international d’investissement dès lors qu’elle n’a pas été accompagnée d’une indemnisation prompte, adéquate et effective. Un tel scenario pourrait concerner certaines des sanctions prises contre des entités russes.
Par exemple, le 5 mai 2022, le gouvernement britannique a annoncé avoir gelé les avoirs du groupe de sidérurgie Evraz, une entreprise opérant dans des secteurs stratégiques en Russie. Evraz est basé à Londres et a pour actionnaire principal le milliardaire russe Roman Abramovitch, qui en détient 31,03 pour cent de participation. Par ailleurs, le Royaume-Uni a signé un traité bilatéral d’investissement avec la Russie en 1989. En tant que citoyen russe, Abramovitch pourrait présenter une réclamation contre le Royaume-Uni sur le fondement de ce traité en faisant valoir que la mesure adoptée contra Evraz équivaut à une expropriation car elle le prive de l’utilisation et de la jouissance économiques de son investissement, soit sa participation de 31,03 pour cent dans Evraz.
Un autre exemple concerne la suspension du projet Nord Stream 2, le gazoduc qui devait relier la Russie à l’Allemagne en passant sous la mer Baltique. Chiffrée à dix milliards d’euros, la construction de Nord Stream 2 a fait l’objet d’un accord de cofinancement d’avril 2017 entre la société d’État russe Gazprom et cinq entreprises européennes, à savoir Wintershall (Allemagne), PEG Infrastruktur (Allemagne), Gasunie (Holland) et Engie (France). Le 22 février 2022, après que Moscou eut reconnu l’indépendance de provinces ukrainiennes pro-russes, le chancelier allemand Olaf Scholz a annoncé suspendre la procédure de certification de Nord Stream 2. La ministre allemande de l’Environnement, Svenja Schulze, s’est inquiétée que cette mesure puisse conduire au dépôt de demandes d’arbitrage fondées sur le traité sur la charte de l’énergie dans les termes suivants : « Nous courons également le risque de nous retrouver devant des tribunaux d’arbitrage internationaux avec des demandes d’indemnisation si nous arrêtons le projet ». En effet, en tant que société constituée en Russie et actionnaire majoritaire du projet Nord Stream 2, Gazprom pourrait en principe intenter une action contre l’Allemagne fondée sur le traité sur la charte de l’énergie en arguant que la suspension du projet et les pertes économiques qui en résulteront pour elle équivalent à une expropriation de son investissement.
Enfin, certains pays ont également pris des sanctions affectant l’industrie aéronautique russe. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a annoncé en février la fermeture des espaces aériens des vingt-sept États membres aux appareils détenus par des Russes, enregistrés en Russie ou contrôlés par la Russie. L’impact économique de cette mesure et claire et massif. Le premier groupe aérien russe, Aeroflot, a perdu 20,4 pour cent du nombre de passagers transportés en mars par rapport à la même période en 2021. La baisse a atteint cinquante pour cent sur les vols internationaux, qui ont été suspendus début mars. Cela comprend des vols à destination de certains pays européens qui ont fermé leur espace aérien en application des sanctions européennes, notamment la Slovénie, la Bulgarie, la Roumanie, la République tchèque et la Pologne. Chacun de ces pays ont signé un traité d’investissement avec la Russie. En tant que société constituée en Russie, Aeroflot pourrait réclamer une indemnisation sur la base de ces traités. Elle pourrait affirmer que les mesures adoptées par ces pays ont gravement nui à la valeur économique de son investissement dans le secteur aéronautique, puisqu’elle ne peut plus opérer ses vols sur le territoire de ces États. Ce ne serait pas la première fois qu’une compagnie aérienne invoque un traité international d’investissement contre un État pour des mesures similaires. Qatar Airways a ainsi réclamé une indemnisation sur le fondement de plusieurs traités d’investissement après s’être vu refuser l’accès à l’espace aérien des Émirats arabes unis, de Bahreïn, de l’Arabie saoudite et de l’Égypte à la suite d’un blocus contre Qatar.
Nous ne savons pas encore si les personnes physiques et morales touchés par les sanctions économiques liées à la situation en Ukraine envisagent d’exercer les droits que leur confèrent des traités internationaux d’investissement. L’impact des sanctions sur les investisseurs russes continuera d’augmenter à long terme. Il ne serait donc pas étonnant que ces investisseurs initient des procédures arbitrales contre les États qui ont imposé ces sanctions, aux motifs qu’elles violent des normes de protections de leurs investissements. Dans l’attente, les États susceptibles d’être attraits à de tels procédures arbitrales devraient sans doute évaluer dans quelle mesure le régime actuel de sanction pourrait violer des engagements souscrits aux termes d’accords internationaux d’investissements.