Saturation Trois mois après le début de l’invasion russe en Ukraine, le Haut commissariat aux réfugiés de l’ONU estime qu’ils sont 6,5 millions à avoir quitté leur pays (et à peu près le même nombre à être déplacés au sein même de l’Ukraine). Au Grand-Duché, 5 850 personnes fuyant la guerre en Ukraine se sont enregistrées auprès de la Direction de l’Immigration. Parmi lesquelles 3 950 ont obtenu le statut de protection temporaire dont 2 523 adultes (1 997 femmes et 526 hommes) et 1 442 mineurs (chiffres du ministère des Affaires étrangères, à la date du 7 juin). L’élan de solidarité dont a fait preuve la population du Luxembourg en fournissant une assistance, du matériel, des hébergements et un soutien financier, ne résout pas toutes les questions et en particulier celle du logement qui reste particulièrement cruciale. En effet, l’arrivée des réfugiés venus d’Ukraine s’est superposée avec la saturation du réseau d’hébergement pour demandeurs de protection internationale géré par l’Office national de l’accueil (Ona). Parallèlement aux initiatives privées offrant des logements chez l’habitant, les instances publiques se sont organisées en urgence, d’abord à la SHUK (Structure d’hébergement d’urgence au Kirchberg), puis, depuis mi-avril, avec un nouveau centre de primo-accueil installé à la rue Tony Rollman, au Kirchberg toujours.
Cette structure, prévue pour accueillir de 400 à 500 personnes, est la première étape pour tous les Ukrainiens à leur arrivée avant qu’ils se voient accorder le statut de protection temporaire. Il y reste aujourd’hui environ 150 places libres. Ce sont de grandes structures « en dur » qui abritent une cinquantaine de tentes en toile dans lesquelles sont disposés une douzaine de lits. Une d’elles est occupée par deux sœurs Irina, Svetlana, leurs maris et leurs quatre enfants, deux de trois et deux de neuf ans. La famille a quitté Tchernivtsi à la frontière Roumaine début mars. Elle est restée un temps en France chez des amis, avant de venir au Grand-Duché, « parce qu’on nous a dit que ce serait plus facile pour travailler ». Arrivées le 2 juin, les huit personnes sont soulagées de pouvoir rester ensemble : « On a des draps propres, des douches et la nourriture est variée ». Elles essayent maintenant d’organiser leur vie au Luxembourg : « Nous avons été à Esch, pour chercher des vêtements, une autre fois sur une plaine de jeux… Mais on ne bouge pas trop, on ne connaît pas, on a peur de se perdre », explique la plus jeune sœur, traduite par une volontaire de la Croix-Rouge. Les cousins les plus âgés poursuivent des cours de karaté donnés par leur professeur en Ukraine par écran interposé, quand ils ne participent pas aux animations offertes par le Capel pour les enfants qui ne sont pas encore scolarisés. « Maintenant, nous espérons trouver un logement pour toute la famille pour qu’on puisse travailler », enchaîne l’aînée en précisant que les maris ont rendez-vous à l’Adem, mais qu’ils ne peuvent pas être domicilié « à Rollman ». Une adresse s’impose.
Le centre Tony Rollman est le premier maillon d’une chaîne qui compte une quinzaine de structures d’hébergement sous l’égide de l’Ona dont la gestion est confiée à la Croix-Rouge et à Caritas. 1 447 personnes (863 femmes et 584 hommes) dont un tiers de mineurs y sont hébergées (au 8 juin) et le taux d’occupation est actuellement de 82 pour cent. Certains sites d’urgence, comme le centre culturel de Moutfort, ont été délaissés au fur et à mesure qu’une offre plus durable ou plus confortable se mettait en place. Hôtels et anciens hôtels, auberges de jeunesse ou bâtiments administratifs reconvertis accueillent les réfugiés une fois la protection temporaire obtenue. « L’Ona les transfère en fonction des structures familiales, des besoins spécifiques et de la vulnérabilité des personnes », détaille Nadine Conrardy, directrice du département Action et Santé sociales à la Croix-Rouge, qui se charge, comme ses confrères de Caritas, de l’encadrement et du suivi social psychologique et physique des familles.
Transformation Pour agrandir la capacité d’accueil des bénéficiaires de protection temporaire (BPT), une nouvelle structure a été ouverte mi-mai au sein de l’ancien bâtiment de la Cour de justice de l’Union européenne. À terme, le « Bâtiment T » aura une capacité d’accueil maximale de 1 200 places. L’ensemble comprend trois blocs et chaque étage doit être aménagé. Les travaux sont en cours pour transformer les anciens bureaux en chambres et créer divers espaces de vie et de service. Il est prévu pour accueillir une population mixte, à savoir des familles et des hommes ainsi que des femmes seules. Le premier étage du Bloc A, d’une capacité de 151 personnes est déjà ouvert, mais, au dire de certains occupants, les conditions de vie n’y sont pas vraiment optimales.
Une poignée de femmes s’en sont émues lors d’un rendez-vous organisé avec l’asbl LUkraine. « Notre but n’est pas de râler, de se plaindre. Nous sommes très reconnaissantes de l’accueil qui nous est fait. Mais il y a beaucoup de choses qui pourraient être facilement améliorées si on nous écoutait », commence Tatiana, prudente, avant de se lancer sur la question qui fâche : la nourriture. « Les repas ne sont pas adaptés à notre culture et surtout à ce que mangent nos enfants », lance-t-elle, suivie d’un brouhaha d’approbations, de commentaires et d’exemples que Marianna Pogosova, membre de l’association, a bien du mal à contenir et à traduire. « Les enfants sont habitués à des soupes de légumes, à des pommes de terre. Ils n’aiment pas ce qu’on leur sert, alors ils ne mangent pas et maigrissent dangereusement », renchérit Anastasia en brandissant un certificat médical. Contacté par le Land, l’Ona, par la voix de Katia Duscherer, adjointe au directeur, se dit « sensible à ces plaintes » et justifie : « Jusqu’en février, nous étions en charge de réfugiés principalement venus de Syrie, d’Afghanistan et d’Érythrée, avec des habitudes et des cultures alimentaires très différentes de ce qu’on voit chez les Ukrainiens. Par exemple, les uns mangent sucré, voire très sucré au petit-déjeuner, les autres pas. » Arguant de marchés publics longs à ajustés et de commandes en cours à honorer, l’Ona espère pouvoir rectifier le tir au plus vite et mieux cibler les goûts des nouveaux réfugiés.
D’autres plaintes concernent l’aménagement des chambres – un lit simple et deux lits superposés – pas toujours praticables et peu commode pour les couples, et l’absence d’espace pour que les enfants jouent ou fassent leurs devoirs. Les personnes interrogées regrettent aussi de ne pas pouvoir être plus autonomes pour réchauffer un plat ou se faire un café. « Elles ont raison », admet Katia Duscherer, « les installations sont en cours et il manque encore des kitchenettes aux étages, des salles communes pour les enfants, des espaces de rangement supplémentaires. Chaque étage prend entre quatre et huit semaines de travaux. Les infrastructures vont progressivement être améliorées. » Un autre motif de mécontentement est l’attitude du personnel de sécurité « qui fume près des enfants », « qui nous demande sans cesse nos papiers », « qui vient voir les chambres dès que ça leur chante »… Des gestes ressentis comme des brimades et du mépris, d’autant que le barrage de la langue n’aide pas à la communication. Là aussi l’Ona a une réponse : « Nous remontons auprès des sociétés de gardiennage tous les problèmes rencontrés, mais il y a des règles que nous imposons, comme le contrôle d’identité à l’entrée, pour des raisons de sécurité. »
Médiation Une grande partie des réfugiés venus d’Ukraine ne vivent pas ou plus dans les structures d’hébergement. Certains ont trouvé un logement privé, notamment via les services sociaux des communes ou par l’intermédiaire des ONG. « Nous avons régulièrement des propositions de particuliers qui acceptent de prêter un bien pour une durée temporaire », explique Marc Josse ,chargé de direction du Lisko (Lëtzebuerger Integratiouns- a Sozialkohäsiounszenter), un service de la Croix-Rouge. Plus de 150 logements ont ainsi été proposés pour une durée minimale de six mois. Le service visite chaque logement, généralement des biens inoccupés avant transformation ou après un décès, et constate les travaux à faire, le mobilier à apporter. Selon l’ampleur des aménagements à faire, le bien sera adapté et une famille y sera affectée. Près de 200 personnes, soit environ 80 ménages, sont ainsi logées.
Autre piste qui a connu un écho et un succès importants, le logement dans des familles d’accueil. Difficile d’en chiffrer exactement le nombre, les voies empruntées pour organiser cet accueil étant nombreuses et pas toujours officielles. Certaines familles se sont manifestées sur les réseaux sociaux (le groupe Facebook Host families for refugees of war in Ukraine compte 11 000 followers), d’autres par l’intermédiaire de l’asbl LUkraine, d’autres par le ministère de la Famille qui a confié aux deux ONG, Caritas et Croix Rouge, le suivi des familles. « L’accueil en famille peut être une très belle solution, mais il y a beaucoup d’attentes de part et d’autres dont il faut être conscient », résume Marc Josse. Pendant les premières semaines où les réfugiés sont arrivés, quelque 1 500 personnes se sont manifestées, souhaitant accueillir des Ukrainiennes et des Ukrainiens à leur domicile privé. Trois mois plus tard, de plus en plus de familles hôtes atteignent leurs limites et les demandes pour reloger les réfugiés grossissent. « Sur la vingtaine d’arrivées quotidiennes, un ou deux cas sont des demandes de relogement », estime la Croix-Rouge.
Les professionnels constatent que les moyens à investir, les obligations et la complexité qu’implique l’hébergement des personnes d’une autre culture qui ont subi un traumatisme et s’expriment dans d’autres langues, ont souvent été sous-estimés. Des services de médiation ont été mis en place pour intervenir lors des problèmes ponctuels qui sont souvent liés à des questions de compréhension et de communication. « Ce sont deux familles, leurs moyens, leurs aspirations et leur état psychologique dont il faut tenir compte. Elles ont besoin de préparation, de soutien, de suivi », martèle Marc Josse qui dresse un parallèle avec l’accueil d’enfants placés. « Les familles qui arrivent ont souvent besoin de calme et de stabilité alors que ceux que les accueillent veulent partager des moments avec eux, leur faire découvrir le pays. Il ne faut pas imaginer que les réfugiés sont des touristes ou des membres éloignés de la famille qui viennent en visite. » Un guide a ainsi été édité pour mieux prévenir et former les familles d’accueil et une sorte de contrat est proposé listant les règles de vie en commun.
Préparation Avant d’accueillir Oleksandra et son fils Yuriy, Tama, son mari et leur fils de quatorze ans ont beaucoup réfléchi, beaucoup lu et cherché des informations. « Notre fils aîné étudie à l’étranger, nous avions de la place. Mais nous voulions mettre les chances de notre côté pour que tout se passe bien », explique cette Néo-Zélandaise, mariée à un Français. Plusieurs signaux étaient au vert : La mise en relation s’est faite par l’entremise de connaissances, Oleksandra parle anglais et les deux chats ont pesé dans la balance (« je savais que c’était plus difficile de trouver une place avec des animaux »). Depuis fin mars, les deux familles cohabitent de la meilleure façon que ce soit. Le petit Yuriy, neuf ans, fréquente l’école européenne de Mamer et apprend de nouveaux mots en français et en anglais chaque jour. Le dernier en date était « À table ! ». Oleksandra cherche du travail comme informaticienne et s’intègre dans la vie locale. « La clé est dans le dialogue : il faut identifier ce qui ne va pas et en parler sans porter de jugement », estime cette ancienne journaliste. « Je m’abstiens de poser des questions sur la guerre, mais si elle veut me parler de sa famille restée à Kharkiv, je l’écoute ». Des règles ont été établies quant à l’organisation des repas (les trois adultes préparent chacun deux dîners par semaine, l’adolescent étant en charge du dernier), aux limites des rythmes et de l’intimité de chacun... Le bon sens, l’ouverture d’esprit et le respect ont fait le reste.