Plus de 42 000 demandes de passeports et visas dorés ont été approuvées par des États membres. Les sanctions contre des ressortissants russes remettent en question ce commerce

Le début de la fin des passeports et visas dorés en Europe

d'Lëtzebuerger Land du 13.05.2022

Le 20 avril 2022, la République de Chypre a annoncé la révocation des passeports délivrés à quatre ressortissants russes figurant sur la liste des sanctions de l’Union européenne relatives à la guerre en Ukraine, portant à huit le nombre de Russes visés jusqu’à présent par une telle mesure. Ces passeports avaient été octroyés dans le cadre d’un programme controversé permettant à des investisseurs étrangers et souvent à leurs familles d’obtenir une seconde nationalité sur la seule base d’un paiement ou d’un investissement. Ce dispositif, qui a permis en treize ans à 2 886 citoyens russes fortunés d’acquérir la nationalité chypriote, a été aboli en novembre 2020 en raison d’allégations de corruption.

La révocation des passeports décidée par Chypre intervient presqu’un mois après que la Commission européenne eut publié, dans le contexte des sanctions relatives à la guerre en Ukraine, une recommandation par laquelle elle invite « instamment les États membres à abroger immédiatement tout programme de citoyenneté par investissement existant et à veiller à ce que des contrôles rigoureux soient en place pour faire face aux risques posés par les programmes de résidence par investissement ». La Commission estime que « certains ressortissants russes ou biélorusses qui font l’objet de sanctions ou qui soutiennent la guerre en Ukraine de manière significative pourraient avoir acquis la citoyenneté ou obtenu un accès privilégié à l’Union européenne, y compris aux fins de circuler librement dans l’espace Schengen, dans le cadre de ces programmes ». La recommandation invite également les États membres à soumettre un rapport sur sa mise en œuvre d’ici la fin du mois de mai 2022.

Environ 90 pays, dont certains membres de l’UE comme Chypre, ont développé des systèmes de citoyenneté et de résidence par investissement, communément connus sous le nom de « passeports et visas dorés » ou « golden passport/visa ». Ces procédures formalisées permettent aux ressortissants de pays tiers d’acheter un titre de séjour ou la citoyenneté d’un pays hôte en échange d’une contrepartie financière sous la forme d’investissements de capitaux « passifs », telle que des obligations d’État, biens immobiliers ou dépôts bancaires. Elles se caractérisent par des exigences de présence physique minimales et permettent, par la grâce de l’argent, de contourner la plupart des conditions ordinairement requises en matière de naturalisation, notamment les exigences de résidence, de compétence linguistique ou, plus largement, d’intégration. Autrement dit, ces programmes permettent purement et simplement l’achat d’une nationalité ou d’un titre de séjour.

La commercialisation des passeports et visas fait l’objet de préoccupations grandissantes, en particulier en Europe. L’attribution de la nationalité ou d’un permis de séjour par un État membre met en jeu l’intérêt commun de l’ensemble de l’UE. Une telle décision confère automatiquement à son bénéficiaire des droits à l’égard des autres États membres, notamment le droit à la libre circulation dans l’espace Schengen, le droit au libre accès au marché intérieur, ainsi que le droit de vote actif et passif aux élections européennes et locales. En d’autres termes, l’État membre ne vend pas seulement sa nationalité ou un droit de résider sur son territoire, mais bien la possibilité de bénéficier de toutes les prérogatives attachées à la qualité de citoyen ou de résident européen.

Jusqu’à récemment, trois pays européens, à savoir la Bulgarie, Chypre et Malte, proposaient des programmes des passeports dorés. Les conditions d’attribution d’une nationalité différaient d’un État à l’autre, notamment quant aux montants à investir et aux options d’investissement. Le régime chypriote exigeait un investissement à Chypre d’au moins deux millions d’euros, pendant une durée minimale de cinq ans, au choix dans l’immobilier, l’aménagement du territoire ou des projets d’infrastructures, l’achat, la création ou la prise de participations dans des entreprises ou des sociétés basées à Chypre, et des fonds d’investissement alternatifs. De plus, le candidat devait acheter et rester propriétaire d’une résidence privée permanente d’une valeur d’au moins 500 000 euros. Les conditions exigées par Malte sont similaires, mais incluent en outre une donation d’au moins 10 000 euros à une organisation ou à une organisation non gouvernementale sportive, culturelle, ou scientifique.

En octobre 2020, la Commission européenne a lancé une procédure d’infraction contre Chypre et Malte visant leurs programmes de passeports dorés. Elle considère que la vente de la nationalité d’un État membre n’est pas compatible avec le principe de coopération loyale consacré par le traité de l’UE et « compromet la nature profonde de la citoyenneté de l’Union ». Chypre a accepté de mettre un terme à son programme et de ne plus traiter les demandes soumises à compter du mois de novembre 2020. Cette réponse n’a pas pleinement satisfait la Commission, qui a demandé l’été dernier au gouvernement chypriote de ne plus traiter les demandes encore en attente, et l’a menacé de saisir la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) s’il persistait dans cette voie. S’agissant de Malte, la Commission européenne a transmis, le 6 avril 2022, au gouvernement un avis motivé dans lequel elle s’étonne qu’en dépit des mises en demeure qui lui avaient été adressées, il n’avait toujours pas retiré son programme et n’avait pas exprimé d’intention d’y mettre fin. Malte doit maintenant répondre à l’avis de la Commission qui, à défaut d’une réponse satisfaisante, pourrait également saisir la CJUE.

Pour leur part, les visas dorés sont proposés dans douze pays européens : la Bulgarie, Chypre, l’Estonie, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, la Lettonie, le Luxembourg, Malte, les Pays-Bas, le Portugal et l’Espagne. Les conditions d’acquisition d’un titre de séjour sont également régies par la législation nationale de chaque État membre. Par exemple, le Portugal accorde un titre de séjour aux personnes ayant fait l’acquisition d’un ou plusieurs biens immobiliers d’un montant d’au moins 500 000 euros, d’investissements financiers de plus d’un million d’euros, ou de la création de dix emplois dans une entreprise établie au Portugal. Au Luxembourg, une loi votée en 2017 permet à un ressortissant étranger d’obtenir un titre de séjour s’il compte investir au moins 500 000 euros dans une entreprise ayant son siège social au Luxembourg, trois millions d’euros dans une structure financière luxembourgeoise, ou vingt millions d’euros bloqués sur un compte bancaire luxembourgeois.

Dans une étude publiée en octobre 2021, le Parlement européen estime qu’entre 2011 et 2019, 42 180 demandes de passeports et visas dorés ont été approuvées et plus de 132 000 personnes, y compris des membres de la famille de demandeurs, ont obtenu le statut de résident ou la citoyenneté dans des États membres grâce à ces programmes pour un investissement total estimé à 21,4 milliards d’euros. L’étude souligne que les ressortissants chinois prédominent parmi les demandeurs de visa dorés (environ 55 pour cent de tous les titres de séjour délivrés) et que les ressortissants russes prédominent parmi les demandeurs de passeports dorés (45 pour cent de toutes les citoyennetés attribuées). Par ailleurs, cette étude se réfère à des rapports présentés par la Commission européenne et l’OCDE qui révèlent les risques inhérents à ce type de programmes, à savoir la corruption, l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent.

L’OCDE souligne que ces programmes offrent l’opportunité aux fraudeurs de contourner le « CRS » (common reporting standard), qui prévoit l’échange automatique de renseignements relatifs aux comptes financiers entre autorités fiscales. L’OCDE donne un exemple de telles pratiques : X est une personne physique résidant dans un pays F. Afin de contourner le CRS, X peux demander le « statut de résidence » dans un pays M via son programme de visa doré, qui oblige X à acheter une propriété dans ce pays pour une valeur d’au moins 500 000 euros. X obtient ainsi la résidence fiscale dans le pays M sans être imposé sur les revenus qui n’en proviennent pas ou n’y entrent pas.

Face à ces risques, le Parlement européen, comme l’avait fait la Commission, a récemment appelé à la suppression complète de tous les régimes de passeports dorés et à un règlement européen pour encadrer la pratique des visas dorés. L’Europe n’est pas, cependant, seule dans la lutte contre ces programmes. Alors que les sanctions se multiplient depuis le début de la guerre en Ukraine, les dirigeants de la Commission européenne, de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, du Royaume-Uni, du Canada et des États-Unis ont récemment déclaré qu’ils s’engagent à « prendre des mesures visant à limiter la vente de citoyenneté, au moyen des fameux « passeports dorés », qui permettent aux Russes fortunés liés au gouvernement russe de devenir citoyens de nos pays et d’accéder à [leurs] systèmes financiers ».

La Commission européenne a même invité les États membres à « retirer la citoyenneté précédemment accordée à des ressortissants russes ou biélorusses faisant l’objet de sanctions ou soutenant de manière significative la guerre en Ukraine ». Elle recommande également aux États membres de « retirer immédiatement ou refuser le renouvellement des titres de séjour accordés dans le cadre d’un programme de résidence par investissement à des ressortissants russes ou biélorusses qui font l’objet de sanctions de l’UE en rapport avec la guerre en Ukraine ». À ma connaissance, seuls trois États membres ont tenu compte de la recommandation de la Commission. Malte a annoncé qu’elle suspendait jusqu’à nouvel ordre le traitement des demandes des passeports dorés pour les citoyens russes et biélorusses. De même, le Parlement bulgare a modifié la loi sur la citoyenneté, supprimant le régime de passeports dorés et exigeant un examen des naturalisations qui ont été accordées par le passé. Chypre, pour rappel, a adopté une mesure plus drastique, annonçant la révocation de la nationalité chypriote délivrée à huit ressortissants russes figurant sur la liste des sanctions de l’Union européenne relatives à la guerre en Ukraine.

Cette mesure radicale soulève la question du pouvoir des États de priver leurs citoyens de leur nationalité quelle que soit la manière dont celle-ci a été acquise. En principe, le droit international laisse chaque État libre de définir les conditions d’acquisition et de perte de sa nationalité. Ce pouvoir discrétionnaire n’est, toutefois, pas sans limite. Le droit international n’admet que les mesures de privation de nationalité respectant les conventions internationales, la coutume internationale et les principes de droit généralement reconnus en matière de nationalité. Par exemple, la Convention sur la réduction des cas d’apatridie dispose : « Les États contractants ne priveront de leur nationalité aucun individu si cette privation doit le rendre apatride ». Le terme apatride s’applique à toute personne qu’aucun État ne considère comme son ressortissant par application de sa législation.

Par ailleurs, l’État membre qui décide de priver un individu de sa nationalité et, par conséquent, de la citoyenneté de l’Union européenne, doit procéder à une appréciation individuelle des conséquences et de la proportionnalité de la mesure. La CJUE a souligné à diverses occasions que l’exercice par les États membres de leur compétence en matière d’octroi et de retrait de la nationalité pouvait faire l’objet d’un contrôle juridictionnel au regard du droit de l’Union, en particulier au regard du principe de proportionnalité. La Commission elle-même a indiqué dans sa recommandation d’avril 2022 que, pour déterminer s’il y a lieu de retirer la citoyenneté précédemment accordée à des ressortissants russes ou biélorusses, « les États membres concernés doivent tenir compte des principes établis par la CJUE en ce qui concerne la perte de la citoyenneté de l’Union ».

Nous ne savons pas encore dans quelle mesure Chypre a évalué si les révocations de nationalité attribuée aux ressortissants russes étaient conformes au droit international et européen. Les huit personnes concernées conservent-elles leur nationalité russe par application de la législation russe ? Dans le cas contraire, les mesures chypriotes risquent de les avoir rendus apatrides. Par ailleurs, la révocation de leur citoyenneté européenne est-elle conforme au principe de proportionnalité ? L’avenir dira si les mesures adoptées par Chypre seront contestées devant la CJUE. Un recours pourrait également être exercé devant une autre juridiction, telle que la Cour européenne des droits de l’homme, qui avance elle aussi à petit pas vers un contrôle plus étroit en matière de nationalité et, tout particulièrement, de déchéance de nationalité.

Dans l’attente, il sera intéressant de voir si des pays hors d’Europe suivront les pas de Chypre, Malta et la Bulgarie. Les programmes de passeports dorés européens constituent seulement une petite part de ces programmes dans le monde. Ainsi, même si leur citoyenneté européenne est révoquée, les personnes figurant sur la liste des sanctions de l’Union européenne peuvent continuer à acquérir la nationalité de pays non européens. Comme indiqué par le « Henley Citizenship Program Index 2022 », des autres pays qui offrent des programmes de passeports dorés attractifs comprennent le Monténégro, la Macédoine du Nord et la Turquie. Il sera également intéressant de voir comment les États membres qui offrent des programmes de visa dorés, dont le Luxembourg, répondrons à la recommandation de la Commission. Quoi qu’il en soit, on peut dire avec certitude que les beaux jours du commerce de passeports dorés sont comptés en Europe.

Javier García Olmedo est docteur en droit et chercheur
à l’Université du Luxembourg

Javier García Olmedo
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