Il en a fait son métier : le Californien Alex Steffen se définit comme un « futuriste » et un « bon ancêtre », ce qui veut dire qu’il est à la fois engagé dans la lutte pour une action climatique radicale et la définition de systèmes sociétaux susceptibles d’extraire l’humanité de son piège fossile. Steffen a identifié trois types de bulles appelées à exploser lorsque la transition écologique se mettra en branle. Les deux premières ont été passablement explorées : les « carbon bubbles », celles des compagnies propriétaires et exploitantes de réserves fossiles, ces « stranded assets » dont la valeur est appelée à chuter vertigineusement lorsque leur contenu cessera (enfin) de nous intéresser, et celles de fragilité (« brittleness »), qui recouvrent les multiples vulnérabilités d’un système caractérisé par l’exploitation à outrance des ressources, conjuguée à une interdépendance globale exacerbée au nom du profit et de l’efficacité. Les troisièmes, celles des compétences (« expertise bubbles »), sont bien moins connues. Quels métiers, quelles aptitudes seront utiles dans un monde en voie de décarbonation, lesquels deviendront obsolètes ? Qui parviendra à se convertir ?
Avant l’irruption de la crise climatique, la cartographie des compétences était déjà éminemment dynamique, s’adaptant tant bien que mal aux évolutions technologiques et sociétales. La plus effrayante d’entre elles est sans doute aujourd’hui la robotisation conjuguée à l’intelligence artificielle, qui menace d’obsolescence jusqu’à des professions pointues et à forte valeur ajoutée qui s’estimaient la plupart du temps à l’abri d’un remplacement par des machines. Mais à présent que les bouleversements engendrés par le chaos climatique se font sentir concrètement, la situation est tout autre : nous sommes bien moins capables d’orienter et de doser ces disruptions-là, qui s’imposent à nous dans l’urgence.
Certes, il est d’autant plus difficile de préciser les risques liés à cette bulle des compétences que les contours de la transition écologique restent flous. La problématique est aujourd’hui abordée en mode réactif : lorsqu’un changement intervient, par exemple une décision favorable aux renouvelables, ce sont les catégories liées au statu quo fossile, directement affectées par la mesure décarbonante, qui manifestent contre leur disparition programmée. Les rémunérations d’une partie des employés des activités pétrolières, gazières et charbonnières ont historiquement été plutôt élevées. Les salaires confortables dont ont ainsi joui les ouvriers des plateformes pétrolières, au prix de conditions de travail il est vrai très dures, appartiendront bientôt au passé. Mais que deviendront ceux qui ont tout misé sur la pérennité de ces revenus ?
La problématique dépasse bien sûr le seul secteur des hydrocarbures. Il devrait être clair désormais que si les humains entreprennent de décarboner, ils ne pourront se contenter de mutations technologiques, mais devront opérer de profonds changements sociétaux. Ce ne sont donc pas que les mineurs de charbon, les opérateurs de forages de gaz de schiste ou les mécaniciens automobiles spécialisés dans les systèmes d’allumage qui souffriront, sommés de se reconvertir au risque de se retrouver au chômage. Certaines compétences acquises dans l’exploitation, la distribution et l’utilisation des énergies fossiles pourront d’ailleurs vraisemblablement être mises à contribution dans un monde qui leur tourne le dos, et l’avenir appartiendra à ceux qui détecteront ces réorientations à temps comme autant d’opportunités. Au plan géographique, des bassins d’emploi entiers, tributaires d’infrastructures liées aux énergies fossiles, risquent de perdre leur raison d’être, mais là aussi, les reconversions sont possibles, pour peu qu’elles soient amorcées suffisamment à temps.
L’avenir d’autres activités semble plus fondamentalement compromis. Ainsi, la publicité et le marketing, rouages centraux du « toujours plus », peineront à trouver leur place dans un monde qui joue la carte de la sobriété. Les bonimenteurs de l’hyperconsommation devront entièrement revoir leur modèle d’affaires, contraints qu’ils seront de justifier leurs honoraires sur base d’autre chose que des objectifs de vente ou de parts de marché. La banque et l’assurance, fondamentalement attachées à la stabilité et à la protection du patrimoine, auront du mal à s’adapter à un environnement secoué par des crises multiples et donnant la priorité à la survie. Sans parler de ceux qui ont fait de la défense à tout crin des structures économiques existantes leur raison d’être et dont les activités relèvent, suivant les cas, du lobbying, de l’enseignement, de l’administration ou de la recherche. Mais là aussi, l’enclenchement de la transition rendra évident l’écart entre les salaires confortables que leur garantit aujourd’hui leur alignement sur le modèle dominant, celui de la « procrastination prédatrice », et leur contribution nette au bien-être sociétal : elle est, de fait, négative. « Paradoxalement, cette bulle d’expertise comprend de nombreux professionnels du climat et du développement durable – surtout ceux qui ont construit leur carrière en aidant leurs employeurs à réduire un peu les impacts environnementaux afin de faire montre de responsabilité institutionnelle (et d’obtenir un peu de bonne presse) », prédit Steffen.
Lors des cérémonies de remise de diplôme de plusieurs grandes écoles françaises, cette année, nombreux ont été les jeunes frais émoulus à manifester leur refus de marcher dans les pas des promotions qui les ont précédés et à annoncer qu’ils ne s’engageront pas dans des carrières corporate. « Nous sommes plusieurs à ne pas vouloir faire mine d’être fiers et méritants d’obtenir ce diplôme à l’issue d’une formation qui pousse globalement à participer aux ravages sociaux et écologiques en cours », a ainsi déclaré Lola, la première de ces rebelles à prendre la parole lors de la grand-messe annuelle qui s’est déroulée en mai à la prestigieuse école d’agronomie AgroParisTech.
Certes, pour ces jeunes qui ont choisi de privilégier leur conscience plutôt que leur bulletin de paie, la formation qu’ils ont reçue devrait pouvoir leur être utile même s’ils boudent les vedettes du Cac40. Dans les secteurs de l’énergie, des transports, de l’agriculture, des startups innovantes attendent de pouvoir profiter de leurs talents pour promouvoir des façons de produire et de faire plus conformes aux impératifs du moment. Mais il en va des compétences comme des énergies fossiles : de même qu’il ne suffit pas d’ajouter des énergies renouvelables au mix, mais qu’il faut activement et rapidement faire reculer les énergies carbonées, les écoles et universités ne peuvent se contenter d’ajouter des filières « durables » à leurs cursus, mais devront cesser de dispenser les formations, héritées du passé, qui n’ont de sens que dans un monde dévorateur de ressources. Le patron d’AgroParisTech a répondu, en substance, qu’il ne compte pas vraiment dévier du modèle actuel. Cette ruade des jeunes diplômés « est la manifestation d’un des points de vue qui existe au sein de notre communauté étudiante », mais durant cette cérémonie de plus de trois heures, « d’autres étudiants ont exprimé d’autres choses », a fait valoir Laurent Buisson au micro de France Inter.
Un des concepts au cœur de la pensée d’Alex Steffen est celui de la « discontinuité », et il vaut aussi pour les bulles de compétences. « La véritable action climatique et le durcissement (ruggedization) sont disruptifs, résume-t-il. Dans un grand nombre de secteurs, le nouveau n’adapte pas l’ancien à l’urgence climatique, il le remplace. Par exemple, l’énergie propre, ce n’est pas juste l’industrie pétrolière avec des
éoliennes, c’est une tout autre industrie. Des millions de gens ont une expertise entièrement ancrée dans les systèmes en voie de remplacement. Lorsqu’intervient la disruption, cette expertise perd de la valeur, rapidement – et personne ne veut être celui qui encaisse un ‘réajustement rapide’ de sa carrière ».