Le plat de frites mayonnaise ou l’assiette de nouilles agrémentée d’un morceau de margarine et, de temps en temps, de boulettes de viande hante comme un cauchemar les journées de travail des fonctionnaires attachés à Restopolis (sept agents seulement, leurs effectifs n’ayant pas suivi l’évolution du nombre de repas servis en collectivité), le service du ministère de l’Éducation nationale gérant la restauration collective dans les établissements scolaires du secondaire et dans des instituts spécialisés : 1,3 million de repas en 2011 contre 513 000 en 2001. Y servir chaque jour des produits sains, équilibrés et pour certains provenant du terroir relève du combat autant philosophique que financier.
Car, au-delà des objectifs pédagogiques du « bien manger » à ancrer dans le mode de vie des jeunes résidents luxembourgeois, il s’agit aussi de « mettre au pas » les firmes de restauration collective souvent davantage préoccupées par des considérations de rentabilité que soucieuses de l’équilibre des menus servis dans les cantines des écoles. Du fait d’une certaine fragilité de la clientèle des jeunes (cela vaut aussi pour les pensionnaires des maisons de retraite), un degré de vigilance extrême est de mise pour protéger la qualité du contenu des assiettes. C’est devenu d’ailleurs l’obsession des fonctionnaires de Restopolis et aussi ce qui a poussé le ministère de l’Éducation nationale à multiplier les contraintes imposées aux fournisseurs alimentaires et à standardiser les règles du jeu ainsi que les prix des repas en « bétonnant » les cahiers des charges. Les prestataires de services aux collectivités sont désormais tenus de confectionner des menus sur place, d’utiliser au maximum des produits frais plutôt que du prêt-à-l’emploi congelé et de mettre à disposition des cantines le personnel adéquat.
On revient de loin. Et pour Monique Ludovicy, qui dirige depuis 2005 Restopolis, les ficelles actionnées par les firmes de restauration collective pour minimiser le prix de revient d’un repas et ainsi maximiser leur profit ne font plus beaucoup de mystère. Elle a (presque) tout vu, démasqué un nombre impressionnant de combines tout en sachant qu’elle ne sera jamais au bout de ses peines face à l’inventivité de certains opérateurs pour gagner quelques cents sur les assiettes. Du coup, elle ne s’est pas faite beaucoup d’amis dans le secteur.
« On ne nous aime pas », admet Monique Ludovicy dans un entretien au Land. Tant pis pour les opérateurs : la vocation de Restopolis et de ses agents en sous-effectifs pour gérer 120 points de vente et près de 500 personnes est de se mettre au service des enfants, de leur équilibre alimentaire et de leur santé. Ils ne sont pas là pour « remplir les poches » des firmes de restauration collective ni des fournisseurs : « Ce sont des exécutants et non pas des concessionnaires des cantines », rappelle leur responsable. Le resserrage de boulons, dont elle est à l’origine, n’empêche pas les firmes d’y trouver toujours leur compte, même si leurs marges sont sans doute moins élevées que par le passé. Ses prédécesseurs au ministère n’avaient probablement pas la même détermination à placer le curseur du côté des élèves. Mais Monique Ludovicy se refuse à dire du mal de ceux à qui officiaient avant elle, il y a sept ans. « On mangeait mieux en prison », assure-t-elle néanmoins.
Lorsqu’elle est arrivée à Restopolis, beaucoup de cantines gérées par des prestataires tiers (il n’y a que quinze réfectoires en régie directe, le reste étant géré par des tiers) servaient aux élèves leur menu hypercalorique préféré et allaient jusqu’à leur faire payer un supplément s’ils voulaient l’assaisonner avec de la mayonnaise ou du ketchup. Ça faisait cher le repas subventionné par le ministère (des frites au prix d’un filet de bœuf, caricature à peine Monique Ludovicy), et donc indirectement par le contribuable luxembourgeois, mais c’était du pain béni pour la rentabilité des grands noms de la restauration collective. Les précuits nécessitent peu de main d’œuvre et une préparation minimale : un coup de friteuse par-ci, un passage à la marmitte et une louche d’eau bouillante pour transformer la poudre en une sauce trois fromages par-là et les jeunes gens sont rassasiés.
Les temps ont bien changé. Le cahier des charges imposé dans les neuf soumissions pour la fourniture de prestations de service pour la restauration scolaire, qui ont été clôturées ce lundi 4 juin, témoigne de ce changement de paradigme, dont on trouvera sans doute une explication dans la crise qui incite les pouvoirs publics à regarder les dépenses au microscope. Ce sont pratiquement les trois-quarts des cantines scolaires en régie privée du pays qui verront ainsi leurs contrats renouvelés (sur des périodes allant de deux à quatre ans) à travers des appels d’offres auxquels trois prestataires ont répondu. Les trois gros du marché. Il s’agit désormais de sélectionner les meilleurs offres pour la rentrée 2012/2013.
Le choix ne se fera pas seulement sur des considérations de prix (le moins disant), même si les tarifs restent déterminants, mais aussi sur des critères de qualité, tant des prestations que des menus. Les produits du terroir joueront aussi un rôle clef dans l’arbitrage des candidats.
Les firmes de restauration collective n’ont jamais eu de contraintes aussi sévères que maintenant. Si le ministère a placé la barre si haut, c’est aussi pour éviter les manipulations des offres au détriment de la qualité de ce qu’il y a dans l’assiette. Le cahier des charges oblige notamment les prestataires à établir avec précision la marchandise qu’ils engagent pour confectionner les menus des élèves. En principe, la « matière première» de l’assiette représente entre 35 et 40 pour cent du prix du repas ; les frais de personnel et de fonctionnement correspondent également à 35 à 40 pour cent du prix, le reste se répartissant entre les frais de gestion et de rémunération des prestataires.
Une entreprise de restauration collective tire un bénéfice de cinq pour cent sur les repas dans les cantines scolaires : c’est la norme. Dans les cas extrêmes, les marges peuvent toutefois aller jusqu’à dix pour cent et même davantage. Dans le sens inverse, des entreprises sont parfois tentées de serrer un maximum leurs « frais de rémunération » (Monique Ludovicy dit avoir vu des marges de 1,5 pour cent, ce qui relève, selon elle, de pratiques de dumping) pour gagner des parts de marché dans les soumissions publiques. Elles se rattrappent alors sur la facturation des marchandises et les rabais octroyés en sous-main par les fournisseurs en grapillant sur la qualité des ingrédients ou à travers la gestion de personnel : les gens supposés travailler dans les cantines scolaires sont en fait affectés par leur employeur à d’autres tâches, notamment la confection de buffets pour le secteur privé, tout en étant payés par le ministère de l’Éducation nationale, les congés maladie ne sont pas remplacés. Monnaie courante dans le passé, ce type d’abus sera rendu plus difficile avec la généralisation des pointeuses (après celle des caisses électroniques qui ont permis à Restopolis en 2008 de réguler l’accès aux cantines scolaires que tout le monde auparavant pouvait fréquenter pour se restraurer à bon compte), déjà installées dans tous les réfectoires en régie directe et dans deux installations gérées en externe. Ce fut d’ailleurs une des nouveautés d’un précédent appel d’offre. Les soumissions de juin 2012 vont encore renforcer les contrôles des prestataires, notamment la présence et l’identification des membres du staff. Les absences devront être notifiées.
Si les parents paient le menu complet avec une entrée, un plat et un dessert, 4,30 euros, le ministère assure la différence. Monique Ludovicy ne souhaite pas évoquer les montants subventionnés, jugeant qu’il s’agit là d’éléments relevant de la gestion interne de son administration. Le budget annuel du ministère pour les cantines scolaires est de onze millions d’euros, hors frais de personnel. Un marché important donc pour les firmes de restauration collective. Mais plus question de tricher sur la qualité de la marchandise ni de jongler avec les prix surfaits des fournisseurs. Le ministère a désormais l’œil sur les factures des fournisseurs et se réserve aussi le droit de demander des audits à ses prestataires ou de se faire ouvrir leur comptabilité. Les entreprises y voient bien sûr une immixion et certaines auront sans doute du mal à s’adapter aux règles de la transparence. Les nouveaux contrats qui sortiront des appels d’offres de cette semaine intègrent désormais des dispositions permettant à l’Éducation nationale de résilier des contrats en cours de route en cas de non respect du cahier des charges. C’était une chose quasi impossible avant.
On est à mille lieues des premières soumissions qui virent le jour dans les années 2000 où les contrats étaient négociés de manière plus ou moins arbitraire. « C’était une black box », reconnaît aujourd’hui Monique Ludovicy.
« Nous connaissons toutes les tricheries, toutes les fraudes, comme les pratiques de surfacturation de marchandises, assure la responsable. Si nous relâchons un jour la pression, nous pouvons être certains que les centrales d’achat iront chercher le croissant le moins cher du monde et feront pour ça le tour de la planète alimentaire ». Or, les viennoiseries des cantines gérées par ce service doivent répondre à des standards de qualité. Monique Ludovicy exige sans aucun complexe de la qualité « Panelux ». Réflexe protectionniste ? Il y a aussi un peu de ça dans la décision du ministère d’imposer aux prestataires de servir des yaourts et du lait de Luxlait plutôt que des produits longue conservation moins chers ou de privilégier la viande made in Luxembourg, d’imposer l’utilisation du vinaigre Pundel et la Moutarde de Luxembourg et de faire boire de la Viva plutôt que du Vittel.
Les considérations sont autant « culturelles » (il est normal, indique Monique Ludovicy, que les élèves retrouvent dans leur assiette à la cantine les mêmes goûts et saveurs qu’ils ont à la maison, sauf que le multiculturalisme de la population scolaire a sans doute brouillé la culture culinaire luxembourgeoise) qu’économiques. Restopolis dit d’ailleurs appliquer des décisions politiques de soutien à l’économie locale, ses producteurs et les emplois. Les considérations de développement durable, avec un approvisionnement de proximité pour minimiser les émissions toxiques, y sont aussi pour beaucoup dans le choix de privilégier la production locale. Restopolis en fait une règle : dix pour cent au moins des menus des cantines (en régie directe ou gérées par des tiers) doivent intégrer des produits du terroir et trois pour cent minimum de produits bio. Des proportions qui sont d’ailleurs amenées à évoluer à la hausse.
Le fait d’imposer la marque Luxlait dans les cantines scolaires et aux firmes de restauration collectives est une option contestable, au regard notamment du principe de la libre circulation des biens et des marchandises. Restopolis a pris néanmoins ce risque et prévoit, pour approvisionner ses quinze établissements gérés en régie directe, de conclure un marché de gré à gré avec le producteur laitier national. La commission des soumissions a été saisie sur ce point pour valider ou non ce choix, comme elle va bientôt l’être aussi sur les premières soumissions qui verront le jour dans les contrats avec les fournisseurs des cantines. Sous l’ancien régime, le ministère ne travaillait que selon des contrats de gré à gré négociés. par facilité. Il s’agira d’abord de soumissions relative à la boucherie. Viendra ensuite le tour des salaisons. Puis, avant la fin de l’année 2013, ce sera la règle pour tous les autres produits, mis à part le laitier et les eaux minérales, qui devraient rester une chasse gardée.
Les petits fournisseurs locaux pourront s’associer pour participer aux soumissions, ce sera une des autres innovations de la rentrée prochaine. Les vrais saucissons des Ardennes plutôt que leurs lointaines imitations pourront faire leur sortie sur les assiettes des élèves. Restent les réfectoires du cycle fondamental, qui sont hors du champ de contrôle de Restopolis et relèvent de la compétence des communes. La lutte pour une bonne et honnête « bouffe » ne fait que commencer.