En quête de légitimité, le Conseil de la concurrence a rendu vendredi 5 mars sa première décision assortie de sanctions dans l’affaire du cartel des carreleurs. La décision intervient plus de quatre ans après la révélation d’une plainte déposée par le ministre des Travaux publics devant l’Inspection de la concurrence. Les autorités soupçonnaient alors une entente de plusieurs associations momentanées d’entreprises sur les prix dans le cadre du chantier de la Cité judiciaire. Dix entreprises étaient au cœur de l’affaire. Au final, le Conseil de la concurrence en a sanctionné sept1, infligeant des amendes entre 15 000 et 25 000 euros. Une seule d’entre elles a bénéficié d’une mesure de clémence pour s’être « mise à table » avec suffisamment d’efficacité et de « valeur ajoutée » et révélé aux autorités de la concurrence l’ampleur des ententes qui remontent au début 2000. L’Inspection pour sa part considérait que dix entreprises avaient violé les dispositions de la loi du 17 mai 2004 sur la concurrence.
Le Conseil de la concurrence a décortiqué morceau par morceau l’enquête initiée par l’Inspection avec des manières de moines bénédictins, sans rien laisser d’équivoque. Il en a retranché les volets les plus contestables du point de vue juridique (en refusant notamment de désigner un « meneur » du cartel des carreleurs, l’Inspection ayant clairement désigné Maroldt sàrl), comme pour montrer sa capacité de recul par rapport à l’instruction. Cette prise de distance n’a rien d’anodin au moment où les députés ont entamé les débats sur la réforme des autorités de la concurrence qui feront la place à un seul organe au lieu de deux actuellement, pour enquêter sur des affaires de concurrence et les juger aussi. Une double casquette qui incommode les opérateurs économiques, mais n’inquiète pas outre mesure la majorité et encore moins le ministre de l’Économie et du Commerce extérieur, bien décidé à faire passer avant l’été son projet de loi (d’Land, 26/02/2010).
Deux marchés publics sont au centre de l’affaire : une soumission du 14 juillet 2005 et une seconde du 3 octobre 2005. Les deux autres lots, lancés ultérieurement, n’ont pas donné lieu à contestation.
Le lancement de la soumission du 14 juillet déclenche un branle-bas de combat chez les carreleurs : le 7 juin, indique le rapport du Conseil, carrelage Willy Putz demande à son fournisseur « une protection de chantier » et lui communique les quantités de marchandise nécessaires ainsi que les délais d’exécution. Une « protection de chantier » permet à une entreprise d’obtenir un engagement de son fournisseur qui lui promet en prévision d’un marché futur de lui livrer un produit déterminé avec une réduction de prix comprise entre cinq et sept pour cent. Si le marché lui échappe, l’entreprise touche quand même une commission du fournisseur pour avoir « placé » le produit. Carrelages Willy Putz dira dans l’enquête que ce mécanisme de remise et de note de crédit n’a pas été mis en application à son profit. Les autres entreprises impliquées dans le cartel resteront peu bavardes à ce sujet, certaines prétendront même en ignorer l’existence. L’Inspection considérait que la « protection de chantier » serait de nature à restreindre la concurrence parce qu’une entreprise obtiendrait de cette manière une garantie sur les prix et les quantités. Elle en faisait grief aux dix entreprises. Le Conseil a considéré en revanche que ce qu’elle a appelé des « accords de distribution verticale » n’étaient pas en règle générale anticoncurrentiels, pour autant que leur effet anticoncurrentiel n’a pas été démontré. Sans quoi « toute pratique, tout comportement ou tout accord qui procure à une entreprise un avantage purement commercial, de préférence sur ses concurrents » serait alors prohibé. Ce qui va trop loin.
Le 13 juin 2005 a lieu, dans les locaux commerciaux de la sàrl Maroldt, une réunion entre les responsables de plusieurs entreprises de carrelage. Objectif des conspirateurs, selon l’un d’eux qui est passé aux aveux : constituer les différentes associations momentanées en vue de la soumission du 14 juillet. Une des associations devait préparer les offres des autres. Le matériel devait être fourni pour Carrelages Willy Putz, en vertu de la « précommande » qu’il avait lancée le 7 juin à son fournisseur. On se repartit le gâteau : l’association Maroldt/Decker/De Cillia remporterait la première soumission.
L’ouverture des offres ne laisse pas de surprise : c’est bien cette association qui se classe première sur la base du prix offert, l’association formée par Carrelage Willy Putz/Carrelage Wedekind se classe deuxième et celle qui regroupe Andreosso et Bintz troisième. Les offres dépassent de plus de trente pour cent le devis estimatif et l’écart de prix entre elles est étonnement faible : quatre pour cent entre les deux premières et 1,6 pour cent entre les deuxième et troisième. Surpris, le bureau d’architecte en charge de la gestion du chantier réclame une analyse de prix à chacun des trois soumissionnaires. Là aussi, les entrepreneurs se concerteront pour s’échanger leurs données. Personne n’est dupe. Le marché est annulé le 29 septembre et fera l’objet d’un marché négocié au prix fort : dix pour cent de plus que l’offre déposée par Maroldt/De Cillia.
Lors d’une descente sur les lieux, l’Inspection de la concurrence exhumera chez un entrepreneur un courriel qui laisse comprendre que des réunions de concertation étaient des pratiques courantes : Cour de justice de l’UE, caserne Herrenberg. Interrogé, l’entrepreneur fera remonter les concertations des entreprises de carrelage pour se partager les soumissions publiques et les grands chantiers à l’été 2000, lorsque le chantier du Centre hospitalier du Kirchberg fut attribué à une entreprise allemande. Il fournira même 18 dates. Néanmoins, faute de preuves « suffisamment concrètes et tangibles sur les dates et les lieux de réunion, les entreprises impliquées, le contenu des ententes conclues ou à conclure », ni l’Inspection, ni le Conseil n’ont retenu de violation du droit de la concurrence en dehors des deux soumissions litigieuses à la Cité judiciaire. Ceci dit, le Conseil en a tenu compte dans son appréciation « au titre de la gravité des faits ».
Un examen minutieux des marchés publics entre 2000 et 2006 a relevé que, sur 24 procédures ouvertes à toutes les entreprises, il n’y a eu que 23 entreprises différentes à y avoir participé, dont les sept qui ont été sanctionnées. Sur un total de 109 offres soumises, constate encore le Conseil, 67 émanaient justement de ces sept, agissant seules ou en association. « Sur une valeur totale de ces 23 marchés, calculée sur la base des devis estimatifs, de 8 280 391 euros, elles se sont vues attribuer au total douze marchés pour une valeur globale de 5 240 860 euros ». « Le degré de gravité, ajoute le Conseil, est accentué par le fait que l’entente portant sur le chantier ‘Cité judiciaire’ était la continuation d’une stratégie de répartition des marchés publics mise en œuvre par les entreprises dès le début des années 2000 et devait se poursuivre pour les autres lors de ce chantier ainsi que pour d’autres chantiers ».
Les avocats des entreprises incriminées ont tous avancé des arguments identiques pour défendre les pratiques concertées : l’entente était moins pour fausser la concurrence que pour se protéger contre la concurrence déloyale étrangère, notamment des entreprises allemandes peu respectueuses des accords salariaux applicables.
Cette argumentation n’a toutefois pas résisté à l’analyse pointue qu’en a fait le Conseil de la concurrence. Le système de défense des carreleurs qui renvoyaient la responsabilité de leurs agissements peu orthodoxes sur les autorités n’a pas eu davantage de consistance aux yeux du Conseil qui n’y a vu aucune circonstance atténuante. « Il n’est pas établi, souligne-t-il d’ailleurs dans sa décision du 5 mars, que les circonstances économiques juridiques ou techniques exigeaient la concertation entre les différentes associations momentanées. »
L’analyse du relevé des soumissions publiques a toutefois permis de relativiser les craintes des entreprises locales de voir envahir le marché luxembourgeois par des hordes d’artisans étrangers. Entre 2000 et 2006, 22 marchés (sur un total de 24 passés à la loupe par les autorités de la concurrence) ont été attribués à des entreprises luxembourgeoises, soit 84 pour cent du total en valeur. Sur quatre autres chantiers pris en compte entre 2001 et 2004 (Dexia à Esch Belval, Clinique Bohler, école, centre sportif et piscine à Bettembourg et foyer de jour Alzheimer) représentant sept procédures d’une valeur globale de 6,8 millions d’euros, cinq l’ont été à des entreprises luxembourgeoises pour une valeur de 4,3 millions d’euros (63 p.c. du total). « Le Conseil ne saurait suivre le raisonnement des entreprises consistant à soutenir que le marché luxembourgeois se verrait ou se serait vu submergé par des offres émanant d’entreprises étrangères, ni encore moins que les attributions se seraient faites en grande ou majeure partie à celle-ci ». De plus, précise encore le Conseil, « les entreprises incriminées ont été en défaut d’avancer des éléments de preuves tangibles de nature à démontrer que les entreprises étrangères en général et les entreprises de carrelage en particulier auraient de façon constante, continue et régulière enfreint la législation sociale et notamment les dispositions légales et conventionnelles luxembourgeoises relatives au salaire minimum à payer aux ouvriers ».
L’enquête n’a donc pas été une sinécure, les entrepreneurs s’étant mis en embuscade au moindre mouvement des autorités, contestant notamment des refus du Conseil de la concurrence d’accorder des mesures de clémence, alors même que les investigations étaient à mi-chemin. Il est donc probable que la décision du 5 mars fera l’objet de contestations devant les juridictions administratives. Les carreleurs sont d’autant plus remontés qu’ils avaient réclamé que le verdict reste confidentiel. La gravité des infractions, mais surtout la valeur pédagogique escomptée de la sanction ont poussé les membres du Conseil de la concurrence à publier leur décision sans aucune censure.