Fraîchement auréolé du Grand Prix de la ville d’Angoulême pour l’ensemble de sa carrière, Emmanuel Guibert (La Fille du professeur, Sardine de l’espace, La Guerre d’Alan, Ariol, Le Photographe…) s’éloigne temporairement de l’univers de la BD avec Légendes – Dessiner dans les musées, un livre rassemblant croquis et dessins réalisés depuis 30 ans « dans les musées et autres lieux de culte » comme l’indique le sous-titre.
« Vous devriez essayer. Face à un chef-d’œuvre de la peinture ou devant une statuette planquée en fond de vitrine qui ne la ramène pas mais vous remue, laissez tomber l’audioguide ou le téléphone portable, ne prenez pas de photo, ne dégoisez pas avec la personne qui vous accompagne, taisez-vous, sortez simplement de votre poche le petit carnet de rien du tout qui vous sert à inscrire la liste des commissions et le méchant crayon qui va avec. Et faites un dessin. Pas pour obtenir un dessin, pour prendre le temps de regarder. Pour poser des questions muettes, mais précises », note l’auteur sur la quatrième de couverture. Un message – et donc un livre - pour les seuls dessinateurs pense-t-on alors. Du tout. Guibert ajoute : « Même si votre croquis ne ressemble à rien, vous sortirez du musée avec la sensation d’abriter un secret pour longtemps. »
L’auteur dessine dans les musée depuis des lustres, mais c’est en 2020 qu’il fait commencer le récit. À la Tate Gallery. À l’heure où le Royaume-Uni quitte l’Union européenne, « examinons le sort de quelques ressortissants continentaux qui coulaient depuis des décennies des jours paisibles » écrit-il. Nous voici donc face à sa version du Buste de Horace Brodzky et de la Danseuse en pierre rouge de Gaudier-Brzeska, du Buste de Fernande de Picasso, du Portrait de Matisse de Derain ou encore de La Chatte métamorphosée en femme de Chagall. Pas question ici de reproductions ou de représentations réalistes, mais clairement de réinterprétations personnelles.
Pour chaque œuvre, pour chaque artiste qui l’inspire, Guibert raconte ce qui le lie à lui. Et ça commence très fort : « Le peintre et sculpteur français Henri Gaudier-Brzeska, mort à 23 ans, en 1915, sur le front du Pas-de-Calais, avait suffisamment impressionné le poète américain Ezra Pound (rencontré à Londres en 1910) pour que ce dernier parle de lui, dans les années 30, en Italie, au pianiste allemand
Gerhart Muench, qui en parlera à son tour à mon ami Alan Cope en 1945 (…) qui m’en parlera dès notre première longue conversation (…) C’est ainsi qu’une rencontre de 1910 continue à résonner dans une Europe qui persiste à se découdre ».
Les 96 pages de l’ouvrage sont de cet acabit. Avec plus ou moins de texte, des dessins plus ou moins travaillés, des informations plus ou moins précises – on a même doit à un dessin « D’après… je ne sais plus qui, j’ai oublié de le noter » pour le moins savoureux –, des anecdotes plus ou moins sérieuses – « Ce capitaine Haddock de Pieter Saenredam cherche le Tintin de Salomon Mesdach dans la crypte voûtée du château de Moulinsart », se laisse-t-il aller en arpentant les couloirs du Rijksmuseum d’Amsterdam – et des thématiques ayant un lien plus ou moins directes avec les dessins qu’elles regroupent – de « Brexit means Brexit » à « Delacroix et le mendiant » en passant par « Croquis en gants blancs », « Le peintre en équilibre sur le peintre » ou encore « Les Fla les Fla les Flamands ».
Des déambulations physiques et spirituelles à l’Ashmolean Museum d’Oxford, au Louvre de Paris, au Vienne Kunsthistorisches Museum, à l’église Santa Maria del Popolo de Rome, au musée du Prado de Madrid, le musée Gruuthuse de Bruges ou encore la Gemäldegalerie de Berlin qui mèneront Guibert à croquer du Turner, Degas, Delacroix, Le Pérugin, Raphaël, De Vinci, Dali, Bruegel l’ancien, Le Caravage, Velasquez, Bosch ou encore Rembrandt. Pas mal !
Autant de dessins qui font dire à l’auteur : « Les collectionneurs (…) ont des beaux objets plein leur salon. Les dessinateurs ont des beaux objets plein leur mémoire ». Il en est désormais de même pour le lecteur de ce bel ouvrage.