Pour leur troisième collaboration sur la série créée par le regretté Morris, les deux auteurs, Achdé et Jul, envoient Lucky Luke dans la plus francophone des régions des États-Unis, la Louisiane. Pour une fois, ce ne sont pas les Daltons, ou un tout autre outlaw à mettre derrière les barreaux, qui l’entraînent si loin de chez lui, mais un notaire. Dans le saloon d’une petite bourgade de l’ouest américain où il trouve Luke, ledit notaire annonce au célèbre cowboy que, à la suite du décès de madame Constance Pinkwater, il est devenu « l’un des hommes les plus riches de Louisiane ». La vieille dame, qui possédait la plus grande plantation de coton de l’État, était fan de ses récits et a décidé de lui léguer toute sa fortune.
Luke ne veut pas de cet héritage ; mais entendre le notaire lui dire : « Vous avez des centaines d’employés qui dépendent maintenant de votre volonté. Si vous refusez cet héritage, c’est la ruine assurée pour votre plantation et des familles entières jetées à la rue », le décide à léguer à son tour la plantation aux employés et à prendre la route vers le sud. Un long trajet qui se déroulera sans encombre.
Ce que Luke ne sait pas encore, c’est que les Daltons sont à sa poursuite pour lui faire la peau et lui ravir sa plantation. Mais pour l’instant, le riche héritier a d’autres préoccupations. Dès son arrivée en Louisiane, il interrompt une tentative de lynchage d’un enfant noir par deux hommes blancs. Il n’a pas encore le temps d’admirer la beauté des champs de coton que déjà l’institutrice du lieu réclame, pour tous les travailleurs, l’argent qu’ils n’ont pas touché depuis trois mois. « Au cas où les nouvelles n’arrivent pas jusqu’au far west, et si vous ne le saviez pas, ça fait cinq ans que l’esclavage est aboli !! » lui lance-t-elle au visage.
L’esclavage est en effet aboli, mais les discriminations, elles, sont encore bien présentes. Luke va vite le découvrir. La réaction de son contremaître surpris qu’il lui tende la main – « C’est la première fois qu’un blanc me serra la main » – ou celle de ses employés, persuadés qu’il va tuer l’institutrice à cause de ses propos désobligeants en sont les premiers témoignages. Et c’est bien peu de chose face à ce que Luke va découvrir à l’arrivée Quincy Quater-house. Celui que les locaux surnomment « QQ » – initiales qu’il a fait marquer au fer rouge sur la peau de tous ses esclaves –, est le propriétaire de la plantation voisine. Pour le natif, « rien de pire qu’un si beau domaine livré à l’anarchie des noirs ». Avec une telle entrée en matière, autant dire que l’affrontement ne se fera pas attendre longtemps.
Lucky Luke comprendra vite que le far west, avec son anarchie et sa violence, n’est pas nécessairement ce que le territoire américain connaît de pire. Sous ses airs aristocratique, luxueuse et chevaleresque, la « civilisation » du Sud lui semble « détestable » car entièrement bâtie sur la servitude des noirs par les blancs. Un racisme que ne peut accepter le cow-boy qui n’a « jamais fait de distinction entre les couleurs ».
Avec le ton léger qui a contribué depuis 1947 au succès de la série, Achdé (qui dessine Lucky Luke depuis la mort de Morris en 2001) et Jul, qui signe là son troisième tome après La Terre promise et Un cow-boy à Paris, s’attaquent de manière on ne peut plus claire au fléau du racisme. En cette période où il est encore primordial de scander « Black lives matter », le sujet est malheureusement toujours d’actualité.
Malgré la thématique difficile, l’album demeure familial, facile d’accès, drôle, avec plein de clins d’œil. Il n’en demeure pas moins informatif : il sera question des Cadiens, du Ku Klux Klan, de la cuisine et de la météo locales… Il rendra aussi hommage à Bass Reeves, « premier marshal adjoint noir nommé à l’ouest du Mississippi », « tireur hors pair » qui a arrêté « plus de 3 000 hors-la-loi ». Il sera, ici, un compagnon fidèle pour Lucky Luke. Car les auteurs tiennent à le rappeler : si Hollywood a imposé l’image du cow-boy à la John Wayne, « 25% des cow-boys étaient noirs (et une grande partie de leurs collègues étaient hispaniques) ». Un fait oublié, passé sous silence, qu’il est bon de remettre sous les projecteurs.