Son histoire est émaillée de mort(s). Elle commence en 1970, L’hebdo Hara-Kiri voit sa couverture « Bal tragique à Colombey – 1 mort » (pour la mort de De Gaulle) censurée, il arrête, est remplacé par Charlie Hebdo qui devient au fil du temps un symbole de la liberté d’expression, d’aucuns diront licence. Ce qui lui a fait subir maints procès, un incendie, et cela prendra une tout autre dimension, le 7 janvier 2015, avec le massacre dans ses locaux, rue Nicols-Appert, dans le onzième, durant la conférence de rédaction. Une douzaine de morts, dont les dessinateurs Cabu, Charb, Honoré, Tignous et Wolinski, autant de blessés, certains grièvement, ce qui nous donnera le poignant Lambeau, témoignage de Philippe Lançon, de son passage aux enfers et de sa courageuse reconstruction.
L’exposition à la salle Saint-Jean, au rez-de-chaussée de l’Hôtel de ville de Paris, en principe ouverte jusqu’au 19 décembre, suspendue temporairement, est consacrée au seul Cabu, mais c’est au-delà de la personne et de l’œuvre de Jean Cabut (de son vrai nom) un hommage à toutes les victimes de l’attentat, et plus loin encore au dessin de presse en général. Les crobards mis à l’honneur, hors des journaux, accrochés aux cimaises, et les visiteurs confrontés de la sorte à quelque 350 dessins originaux, dont on dit que le but est de faire rire et réagir, plus ambitieusement encore de faire réfléchir. Car on sait que pour la réaction, le pire n’est pas à exclure. Quant à la réflexion, elle commence avec le dessinateur même, au départ, au départ, il y a une idée, elle est au mieux comme une synthèse d’une situation, d’un problème, d’une actualité. Encore faut-il après la mettre sur papier, et alors c’est le trait qui fait toute la différence. Reconnaissable d’un auteur à l’autre, ce qui ensemble fait le crobard par excellence, graphique (esthétique) et philosophique, rien de moins.
À l’entrée de l’exposition, voici Cabu, dans un merveilleux désordre de papiers, de journaux, et à côté sa vieille voiture. Mais ce que le visiteur retiendra pour toujours, s’il ne l’a pas déjà en tête, c’est la trogne sympathique du dessinateur, son visage rond, son air espiègle, ses yeux éveillés derrière les lunettes rondes, sa chevelure qui fait cadre. Et puis le rire enregistré, auquel on se joindra très vite, bien volontiers. À la fin du parcours, peut-être que l’un ou l’autre s’essaieront au jeu de dessiner comme Cabu, mettant à profit sa méthode, se servant de ses trucs et astuces.
On se sera plongé entretemps dans l’univers du dessinateur, retrouvailles avec les personnages de Cabu, du Grand Duduche à l’Adjudant Kronenbourg. Au-delà, il y a une immersion dans bon nombre de décennies françaises, à commencer avec les présidents qui se sont succédés. Très sérieusement, c’est une confrontation avec tels problèmes de société, et l’on connaît les combats menés par Cabu, écologie, pacifisme, liberté d’expression. Il en va de même, une fois rentrés à la maison, c’est exactement cinquante années que nous feuilletons dans l’album de Charlie Hebdo publié au même moment aux éditions Les Échappés. Tous les lecteurs ne réagiront sans doute pas de la même façon à tous les dessins, à tous les textes ; la provocation n’est pas du goût de tout le monde. Les récalcitrants devront toutefois reconnaître que ces pages d’histoire comportent également, très honnêtement, ce qui n’est pas allé ou ce qui est allé mal (avec tels départs notamment) dans la maison. Et le regard de Wolinski (autre tué de janvier 2015) sur le dessinateur de presse ne manque pas d’ironie : un moine, un enlumineur de manuscrits… un père tranquille, qui se venge en se foutant de la gueule du monde, de sa médiocrité, un sournois qui se défoule sur ses personnages…
Le texte date de mars 2006, une éternité, il comporte en face des dessins la revendication, elle a été entendue il y a peu : la création d’un lieu, d’un musée du dessin de presse. Alors que dans d’autres pays son affaire est très mal engagée, le New York Times par exemple a supprimé les dessins de ses éditions.