Les Nations unies soulignent que plus de la moitié de la population mondiale n’a pas de protection sociale. Et la pandémie de Covid-19 n’arrange évidemment rien

La protection sociale à l’épreuve du Covid-19

d'Lëtzebuerger Land vom 24.09.2021

En mars 2015 un rapport de l’Organisation internationale du travail intitulé Promoting social protection floors for all : Time for action dressait le constat déprimant que 73 pour cent de la population mondiale n’avait pas accès à une protection sociale complète. C’est pourquoi quelques mois plus tard, à l’occasion de l’adoption par l’Onu des 17 objectifs de développement durable à l’horizon 2030, on trouvait dans le premier objectif-dit ODD1 (éliminer la pauvreté sous toutes ses formes et partout dans le monde) un sous -objectif visant à « mettre en place des systèmes et mesures de protection sociale pour tous, adaptés au contexte national, y compris des socles de protection sociale, et faire en sorte que, d’ici à 2030, une part importante des pauvres et des personnes vulnérables en bénéficient ».

Isabel Ortiz, alors directrice du département de la protection sociale de l’OIT, stigmatisait ainsi en septembre 2015 certains pays émergents. Elle faisait observer qu’« aujourd’hui, l’Inde est plus riche que l’Allemagne ne l’était quand elle a mis en place l’assurance sociale pour tous dans les années 1880 ; l’Indonésie est plus riche que les États-Unis quand la loi sur la sécurité sociale (Social Security Act) a été adoptée en 1935 ; et la Chine l’est davantage que la Grande-Bretagne en 1948 quand le Service national de santé, le NHS, a été instauré ». La directrice de l’OIT rappelait aussi qu’historiquement les systèmes de protection sociale n’ont pas été développés par charité. « Il n’était pas question de faire l’aumône aux plus vulnérables (…), mais d’améliorer la productivité en investissant dans les travailleurs et leurs enfants, de préserver la consommation en augmentant le revenu des ménages, ainsi que de réduire l’instabilité politique et promouvoir la paix et la cohésion sociale ».

En l’espace de quelques années des progrès importants ont été accomplis. Mais le Rapport mondial sur la protection sociale 2020-2022 publié par l’OIT le 1er septembre montre que 53,1 pour cent de la population mondiale, soit pas moins de 4,1 milliards de personnes, ne disposent actuellement d’aucune forme de protection, avec comme conséquence que selon les auteurs, « le Covid‑19 risque de compromettre des années de progrès vers la réalisation des ODD, en réduisant à néant les avancées en matière de réduction de la pauvreté ». Pourquoi ce constat, alors que grâce à une mobilisation mondiale sans précédent l’ensemble de la population du globe peut bénéficier gratuitement de la vaccination ? Il s’agit en fait d’un trompe-l’œil. D’abord parce que la couverture vaccinale est très inégale. Si, selon l’OMS, environ un quart des habitants de la planète sont aujourd’hui totalement vaccinés et un tiers ont reçu au moins une dose, des disparités énormes existent entre les pays développés, où cinquante à 70 pour cent de la population, a été vaccinée, et les pays les plus pauvres : à mi-septembre la proportion de vaccinés était nulle ou inférieure à un pour cent dans quelque 50 pays et territoires, principalement en Afrique subsaharienne ! D’autre part, la protection sociale ne se limite pas à la couverture vaccinale ni même à la prise en charge des dépenses de santé. Elle consiste principalement à fournir à la population (en contrepartie ou non de cotisations) une assistance pour faire face aux risques de l’existence.

Selon l’OIT, hors santé, les pays consacrent en moyenne 12,9 pour cent de leur PIB à la protection sociale, un chiffre qui masque des écarts considérables. Ces dépenses représentent en moyenne 16,4 pour cent du PIB dans les pays à revenu élevé, soit proportionnellement deux fois plus que dans les pays à revenu intermédiaire de la tranche supérieure* (8 pour cent), six fois et demi plus que dans les pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure (2,5 pour cent) et quinze fois plus que dans les pays à faible revenu (1,1 pour cent).

La protection sociale des enfants reste insuffisante. Seuls 26,4 pour cent d’entre eux ont droit à des prestations, une proportion bien plus faible dans certaines régions : 18 pour cent en Asie-Pacifique, 15,4 pour cent dans les États arabes et 12,6 pour cent en Afrique. Les dépenses consacrées à la protection des enfants sont très insuffisantes, puisqu’elles ne représentent que 1,1 pour cent du PIB mondial contre sept pour cent pour la protection vieillesse. Le plus préoccupant est que les régions du monde qui comptent la plus forte proportion d’enfants sont aussi celles qui affichent les taux de couverture et les niveaux de dépenses les plus faibles. C’est le cas notamment de l’Afrique subsaharienne (0,4 pour cent du PIB). La pandémie a montré qu’il fallait aussi faire bénéficier d’une protection sociale les personnes assurant la garde des enfants.

À l’autre extrémité de l’échelle d’âge, la protection sociale des personnes âgées est apparemment mieux assurée. Les pensions de vieillesse représentent la forme de protection sociale la plus répandue dans le monde : 77,5 pour cent des personnes ayant atteint l’âge du départ à la retraite perçoivent une pension, avec toutefois de fortes disparités entre les régions, entre zones rurales et urbaines, ainsi qu’entre femmes et hommes. Les dépenses consacrées aux pensions et autres prestations de vieillesse représentent sept pour cent du PIB en moyenne avec, là encore, des écarts notables selon les régions. Dans les pays en développement, le niveau de couverture de la population par les systèmes de protection vieillesse s’est nettement amélioré au cours des dix dernières années. Plus encourageant encore, bon nombre de pays, y compris ceux à revenu intermédiaire de la tranche inférieure, ont commencé à mettre en place des régimes universels. Les mesures de protection des personnes âgées ont joué un rôle important comme amortisseur des effets économiques de la pandémie, mais celle-ci a aussi accentué la pression sur les coûts et le financement des retraites. De plus, dans certaines régions du globe, l’importance de l’économie informelle reste un obstacle à la généralisation des prestations.

Entre la protection sociale des enfants et celle des seniors se situe la protection dont bénéficient les personnes en âge de travailler, en leur assurant une sécurité de revenus. Or, actuellement, elle ne permet pas de suffisamment les prémunir contre les aléas de l’existence, avec seulement 3,6 pour cent du PIB mondial alloué à des mesures financières en faveur des actifs. Les risques majeurs sont globalement mal couverts. Moins d’une mère de nouveau-né sur deux (44,9 pour cent) bénéficie d’une prestation de maternité. Un tiers seulement de la population mondiale en âge de travailler voit sa sécurité de revenu garantie par la loi en cas de maladie (ou de mise en quarantaine). Un tiers également des personnes lourdement handicapées perçoivent des prestations d’invalidité. Pour ce qui est des accidents du travail et des maladies professionnelles, la proportion de la population active mondiale bénéficiant d’une couverture est aussi à peine supérieure au tiers (35,4 pour cent), mais en 2020 de nombreux pays ont reconnu le Covid‑19 comme maladie professionnelle afin de faciliter l’accès aux prestations pour les travailleurs des secteurs les plus exposés.

Les régimes de protection contre le chômage restent la branche la moins développée de la protection sociale, avec à peine 18,6 pour cent des demandeurs d’emploi qui reçoivent des indemnités, alors même que la pandémie a montré que les dispositifs de maintien dans l’emploi et allocations-chômage contribuent grandement à protéger les revenus et la consommation. Sans surprise, la crise sanitaire a aggravé les inégalités entre les catégories de la population ayant bénéficié d’aides et de prestations et celles peu ou pas couvertes (salariés précaires, migrants, aidants non rémunérés). Pour combler ces lacunes et afin de garantir ne serait-ce qu’un niveau élémentaire de sécurité sociale, également appelé « socle de protection sociale » (dont le contenu devra être défini au niveau national), un effort gigantesque d’investissement devra être réalisé dans les pays « retardataires ». Selon l’OIT, les pays à revenu intermédiaire de la tranche inférieure devraient investir chaque année environ 363 milliards de dollars (5,1 pour cent du PIB). Tandis que ceux de la tranche supérieure devront y consacrer 750 milliards de plus par an (3,1 pour cent de leur PIB). Les pays à faible revenu devraient quant à eux consentir un investissement supplémentaire de 78 milliards de dollars, soit près de seize pour cent de leur PIB. L’organisation ne se montre pas très optimiste sur leurs capacités à conduire ce rattrapage sans aides extérieures, au vu de la situation économique et budgétaire précaire d’un grand nombre de pays.

*Selon la nomenclature de la Banque Mondiale, les pays à revenu intermédiaire-tranche inférieure sont ceux où le revenu national brut par habitant est compris entre 1 036 et 4 045 dollars par an. Entre 4 046 et 12 535 dollars on parle de tranche supérieure.

Georges Canto
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