Paraît cette semaine aux Éditions Guy Binsfeld La Bataille des journalistes, réflexions sur le monde de l’information à la dérive , un essai sur la presse signé Laurent Moyse, ancien journaliste (Tageblatt et Wort) et ancien rédacteur-en-chef de La Voix, quotidien francophone défunt. L’auteur synthétise les enjeux autour de la 200e page : « Devant la multiplication des fausses nouvelles, théories conspirationnistes, rumeurs malveillantes ou tentatives de déstabilisation de la part de régimes dictatoriaux, il revient aux médias qui parient sur la qualité de l’information de monter en première ligne pour défendre les valeurs démocratiques de nos sociétés ».
Avant cela, l’ancien chef de quotidien expose comment le journalisme a gagné puis perdu son rôle de ciment démocratique. Le spectre est large et l’on remonte à 490 avant notre ère pour trouver les racines du journalisme (avec la légende de Phidippidès). Le XIXè siècle a vu l’avènement de la presse concomitamment à la croissance démographique, l’urbanisation, l’alphabétisation des masses, la révolution industrielle et, en fond, la démocratisation des sociétés occidentales. Puis le progrès technologique a provoqué un retournement. La télé d’abord. Internet ensuite. L’écran est devenu roi. L’information au sens large se diffuserait jusqu’aux récepteurs sans que ceux-là ne fournissent le moindre effort, ni ne dépensent un centime. En revanche, ce n’est pas forcément de la bonne.
S’ensuit un pot-pourri de réflexions sur la presse. Chacune est associée à un exemple. Comme à la fac. L’effort permet de dépasser le débat de comptoir sur ces salauds de journalistes. Mais la combinaison opère parfois dans le sens inverse (un exemple-un argument), si bien qu’on ne sait souvent plus si l’exemple tient pour une règle ou une exception. Car des références d’ouvrages ou d’articles, il y en a pléthore. Pléthore.
Laurent Moyse regrette « un penchant pour le désastre ». Ne seraient privilégiées que les informations qui « sortent de l’ordinaire » et « provoquent une réaction émotionnelle ». L’auteur fustige « le journalisme d’indignation » : « la recherche du scoop et la montée en épingle des scandales » seraient devenus un objectif prioritaire. Les agences de presse auraient, elles, « un rôle écrasant ». Laurent Moyse flaire en outre un antiaméricanisme primaire dans la presse européenne, « un manque de discernement (…) à l’égard de la superpuissance américaine », avec des commentaires satisfaits sur un prétendu « déclin américain ». Il cite le feu journaliste (libéral) Jean-François Revel : « L’Europe en général et sa gauche en particulier s’absolvent de leurs propres fautes morales et de leurs grotesques erreurs intellectuelles en les déversant sur le bouc émissaire de taille qu’est l’Amérique. »
L’ancien rédac-chef (et bien qu’il n’ait plus travaillé dans une rédaction depuis quinze ans) connaît pourtant bien les contraintes de coûts posées aux éditeurs de presse et la nécessité de se démarquer de la concurrence. « La couverture de l’actualité répond à des critères qui s’éloignent toujours plus d’une information qualitative et de l’intérêt pour la chose publique », dit-il. Et il en résulterait une « défiance toujours plus grande envers le journalisme ». Les « citoyens moyens » seraient, eux, oubliés. Dans l’angle mort, ces derniers reprocheraient aux journalistes de trop côtoyer les élites : « Durant les manifestations des gilets jaunes en France, les journalistes qui observaient les cortèges furent régulièrement la cible d’individus menaçants, voire violents. En Allemagne, les outrances verbales ou physiques se multiplièrent au cours de ralliements de courants contestataires qui s’en prirent à la Lügenpresse. Aux États-Unis, des manifestations dominées par des mouvements conspirationnistes emboîtèrent le pas au président Trump qui s’en prenait avec virulence aux représentants des médias. »
Laurent Moyse déplore « un appauvrissement du contenu ». Il ne serait que « marginalement énoncé » parmi les causes du déclin de la presse lorsqu’il est analysé par les pairs. « Il est vrai que l’autocritique est un art difficile et le nombrilisme n’est pas l’apanage du monde de l’information », juge l’auteur dans une mystérieuse formule. Ce dernier pense d’ailleurs parfois pour les autres. Les journalistes auraient ainsi été « obnubilés par la position centrale qu’ils occupaient dans la transmission de l’information » et auraient « tardé à comprendre qu’ils étaient tombés de leur piédestal ».
L’affirmation n’est pas toujours étayée. Dans la sous-partie « le coût de la gratuité », Laurent Moyse réfute l’idée selon laquelle les journaux gratuits serviraient de marchepied pour la presse payante à « de nouveaux lecteurs, jeunes et utilisant les transports publics », sans se baser sur quoi que ce soit sinon son expérience personnelle. « Ce calcul se révéla faux dans bien des cas », assène-t-il simplement. Au sujet des gratuits, Laurent Moyse cite deux journalistes auteurs de Le Défi des quotidiens gratuits, Ludovic Hirtzmann et François Martin, pour développer l’idée selon laquelle, dans ces supports, l’information servirait de « garniture » aux espaces abandonnés par la publicité. Les journalistes des gratuits, « des fonctionnaires de claviers », se cantonneraient à du batonnage de dépêches et de communiqués. « Pour atteindre l’équilibre, on fera donc appel à des collaborateurs peu expérimentés, mal rémunérés, maniables et corvéables à merci », explique l’auteur. Mais il y a pire : les tabloïds. « Nombre de journaux gratuits produisent des contributions qui sont de meilleure qualité que des formules payantes enclines à se spécialiser dans les gros titres, les gros seins ou les scandales en tous genres », écrit Laurent Moyse.
L’essai a le mérite d’exposer une réflexion utile sur un pilier fondamental des démocraties, une réflexion utile sur ce « métier particulièrement exigeant ». Laurent Moyse s’interroge sur le meilleur régime d’aide envisageable pour la presse. Il rappelle son histoire au Luxembourg avec son introduction en 1976 « à un moment politique charnière ». En 1974, pour la première fois depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le CSV avait été exclu de la coalition. Les partis jusque-là cantonnés dans l’opposition tenaient l’occasion de doper les publications affiliées face au puissant Luxemburger Wort de l’Archevêché (et du CSV), au nom du pluralisme.
Deux chapitres sur quatorze traitent du Grand-Duché, même pas trente pages sur 246. Dommage. Laurent Moyse dispose là d’une expertise et, devant lui, d’un champ quasi inexploré, si ce n’est par des articles de presse signés Romain Hilgert (d’Lëtzebuerger Land) ou Richard Graf (Woxx). Depuis le très complet Zeitungen in Luxemburg, 1704-2004 (250 pages éditées au Service Information Presse) de Romain Hilgert, portant sur trois siècles d’histoire de l’information luxembourgeoise, la métamorphose de la presse et son appréhension dans le débat public au cours des vingt dernières années n’ont pas encore été étudiées dans un ouvrage propre.
Elle est brossée ici un peu rapidement. Laurent Moyse narre la restructuration engagée par le groupe Saint-Paul en 2003, avec une réduction drastique du personnel. L’éditeur du Wort employait alors près d’un millier de salariés. L’auteur évoque le vœu d’alliance des principaux éditeurs pour monter un gratuit et couper l’herbe sous le pied à une maison de presse étrangère qui menacerait le grisbi publicitaire national. Mais Editpress aurait trahi ses alliés et lancé en 2007 avec le Suisse Edita son gratuit : L’Essentiel. Saint-Paul a répliqué dans les mois suivants avec Point 24. Début 2008, l’éditeur du Wort annonçait des « résultats historiques », mais le retournement lié à la crise financière a heurté de plein fouet le marché avec un tarissement des annonces. « L’arrivée des journaux gratuits eut un effet de cannibalisation sur les journaux payants, dont les plus touchés furent les journaux francophones », relate Laurent Moyse, bien informé puisque qu’il dirigeait alors la rédaction de La Voix du Luxembourg.
Il résume ensuite en un paragraphe la descente aux enfers : « Le groupe Saint-Paul lança plusieurs plans sociaux et supprima des centaines de postes. Il décida tour à tour de cesser la publication de La Voix du Luxembourg et de Point 24, de supprimer la station de radio DNR, d’abandonner son réseau de librairies ainsi que son département d’édition de livres, de se séparer de son agence de publicité et de réorganiser complètement sa structure d’entreprise autour de son vaisseau principal, le Luxemburger Wort. » Puis l’éditeur a été vendu au Belge Mediahuis, l’Église catholique étant trop « occupée par sa propre restructuration interne à la suite de la réforme des relations entre l’État et les cultes ». Que faire d’un groupe média à l’influence largement amoindrie ? Les coupes dans le personnel ont continué. L’imprimerie a été fermée. « Le Luxemburger Wort était dorénavant imprimé en Belgique, alors que vingt ans plus tôt, des journaux étrangers le furent encore sur les rouleaux de la maison », constate Laurent Moyse, amer. Les naissances de nouveaux médias comme Reporter.lu ou l’arrêt du papier pour le Journal sont à peine évoqués. Idem pour le développement de Maison Moderne, un modèle hybride entre média et communication commerciale, qui édite Paperjam.