Pierre Barthelmé, le nouveau président du Conseil de la concurrence, est un miraculé de la fonction publique. En amont des élections de 2013, alors qu’il était haut fonctionnaire au ministère des Classes moyennes et du Tourisme, il avait ordonné à deux de ses subordonnés de rechercher, dans le registre étatique des personnes physiques, les adresses postales de 176 de ses amis Facebook, auxquels le candidat CSV voulait faire parvenir des lettres électorales personnalisées. (Peine perdue, Barthelmé finira 21e sur la liste CSV.) Une année plus tard, le Conseil de discipline de la fonction publique juge que Barthelmé avait eu un « comportement indigne et déloyal » et le bannit en exil au Conseil de la concurrence. (À cette sanction administrative viendra s’ajouter une condamnation au pénal pour infraction à la loi sur la protection des données personnelles.)
En 2015, Daniel Miltgen, un autre fonctionnaire CSV déchu, est muté de force au Conseil de la concurrence ; épuisant ses jours de congé avant de se reconvertir en professeur de génie civil au Lycée Josy Barthel à Mamer, il n’y mettra jamais les pieds. Ces mises au placard témoignent de l’estime que porte le gouvernement à l’autorité de concurrence. Comme l’avait remarqué le juriste Patrick Kinsch lors d’une conférence de 2017, la rigueur de l’ordolibéralisme, incarnée par le droit de la concurrence, « entrera toujours en conflit avec l’attitude opportuniste qui accompagne, sectoriellement, le pragmatisme des Luxembourgeois. » Pour ne rien arranger, c’est sous la bannière du droit de la concurrence que la Commission européenne mène sa campagne contre les tax rulings signés Marius Kohl.
Pierre Barthelmé aura fait preuve d’une impressionnante résilience professionnelle. Lui qui n’est pas juriste mais économiste, explique s’être découvert une passion pour le droit de la concurrence : abus de position dominante, ententes verticales et horizontales, élasticité des prix, substituabilité des produits… En septembre 2018, quatre ans après l’avoir disgracié, le ministre de l’Économie, Etienne Schneider (LSAP), catapulte le premier conseiller de gouvernement, qui reste sous le coup d’une sanction administrative jusqu’en 2020, au sommet de l’autorité de contrôle. Barthelmé prend la succession de Pierre Rauchs, officiellement démissionnaire pour « raisons personnelles ». En février 2019, après un appel à candidatures, Barthelmé est nommé président pour une durée de sept ans. « Je dis merci pour la deuxième chance et pour la confiance que je ne veux pas décevoir », dit-il.
Barthelmé semble avoir contracté une dette énorme auprès du ministre. Une manière de se garantir sa loyauté, voire sa docilité ? Pierre Barthelmé évoque « une collaboration très fair à tous les niveaux ». Il cite les nouveaux postes créés et la rapidité avec laquelle la directive européenne sur les autorités de concurrence est actuellement transposée. Le projet de loi devrait être déposé d’ici fin juin et transformera le Conseil de la concurrence en établissement public, cimentant son indépendance institutionnelle.
Ses atouts, Barthelmé les définit « plus dans le sens du management ». Il explique vouloir fixer des critères et des priorités, « ne pas ouvrir des affaires pour les ouvrir », mais en mesurer d’abord l’impact et l’enjeu. Il parle beaucoup de l’importance de la communication, évoquant la présence du Conseil sur Twitter (52 abonnés) et sur LinkedIn (45 abonnés) ainsi que les campagnes d’information destinées aux entreprises. Barthelmé veut soumettre certains marchés à des « analyses sectorielles », un outil qui, comme le note le rapport annuel 2018, « sera déployé encore plus systématiquement ». Il évoque les marchés publics, l’industrie pharmaceutique et les brasseries. Publiée en mars, une première analyse – assez sommaire et superficielle – avait conclu que les clauses d’exclusivité, auxquelles sont assortis les contrats de distribution qui lient les cafetiers aux brasseurs, constitueraient « une possible entrave aux règles de la concurrence ».
En sous-effectif chronique, le Conseil n’a jusqu’ici pas eu les moyens de ses ambitions. L’autorité est réputée timide, accommodante et donc très peu dissuasive, ce qui la rapproche d’autres tigres de papier, créés sur ordre de Bruxelles, comme l’Alia ou la CNPD. Au début des années 2010, les amendes pour ententes illicites seront ridicules : 15 000 à 25 000 euros pour les carreleurs, 212 à 235 000 euros pour les assureurs. En 2014, le Conseil ose, et prononce une amende de 2,5 millions d’euros contre la Poste pour abus de position dominante. Elle sera annulée, deux ans plus tard, par le Tribunal administratif au bout d’un coûteux procès. Le Conseil en sortait humilié, son ardeur était calmée.
Du coup, il optera pour une politique des arrangements. Qui semblait satisfaire tout le monde, le Conseil évacuait rapidement les dossiers, les entreprises évitaient les sanctions. En juin 2014, le député socialiste Franz Fayot y voyait « une procédure qui sied particulièrement bien au Luxembourg, pays où l’on aime résoudre les conflits de manière consensuelle ». Or, une politique des arrangements laisse les consommateurs lésés sur le carreau. Elle rend de facto inopérants les recours collectifs en cas « d’abus de position dominante et de concurrence déloyale », dont l’accord de coalition propose d’« examiner » l’introduction. (Paulette Lenert, la ministre socialiste de la Protection des consommateurs, dit qu’une telle extension du scope des recours collectifs serait « actuellement en phase d’étude ».) Car avant que les tribunaux puissent juger, il faut que le Conseil ait, à l’issue d’une enquête de marché assez chronophage, constaté et sanctionné l’infraction.
Ce bilan, qui est moins celui de Barthelmé que de ses prédécesseurs, se reflète dans le rapport de 2018 : Sur douze affaires, dix ont été classées sans suite et une a débouché sur une exemption. Dans une seule affaire, une infraction a été constatée, mais celle-ci aurait été « peu sensible et marginale », donc pas d’amende. Cette impuissance aura été source de frustrations et de conflits en interne. Le rapport annuel semble y faire allusion lorsqu’il note que « les décisions de classement […] ont fait l’objet de débats intéressants ». En à peine une année, quatre fonctionnaires (sur un total de dix) ont claqué la porte.