À la sortie du bureau de vote, Nicolas Henckes, le directeur de la Confédération luxembourgeoise du commerce (CLC), avait des sueurs froides. Il ne disposait d’aucune certitude que la liste qu’il venait de déposer pour les élections à la Chambre de commerce remplissait effectivement les critères. Le directeur de l’Union luxembourgeoise de l’économie sociale et solidaire (Uless), Jean-Christophe Burkel, ayant déposé sa liste concurrente quelques semaines plus tôt, les enjeux étaient, pour une fois, réels. « Ni la CLC ni l’Uless n’auront droit au moindre vice de forme, écrivait le Land il y a deux semaines. Car si une liste était considérée incomplète, elle serait intégralement rejetée, ce qui assurerait au concurrent un tiers des sièges à la Chambre de commerce ». Cette règle draconienne doit empêcher la prolifération de micro-listes particularistes et prévenir une balkanisation de la chambre patronale. Or, combinée à une procédure pédantesque et embrouillée, son effet est de rendre la tenue d’élections quasi impossible.
Ce qui devait arriver arriva. Ce mardi, les fonctionnaires du ministère de l’Économie chargés des élections ont radié trois candidats (sur un total de 24) figurant sur la liste « dissidente » menée par Burkel. Ceux-ci seraient en fait des ressortissants d’une autre chambre patronale, à savoir celle des métiers.
Christophe Kremer, le chargé de direction de Coopérations-Sociétés coopératives, est un des trois candidats recalés. Située à Wiltz, l’asbl gère des ateliers protégés produisant des biscuits et exploitant une brasserie. Elle collabore avec la Chambre de commerce pour l’encadrement de ses apprentis du restaurant, mais est ressortissante de la Chambre des métiers. Il s’avère que Kremer avait confondu la chambre patronale à laquelle son asbl était affiliée.
L’affaire des recalés aura révélé l’existence d’un angle mort des chambres patronales : les doubles affiliations. Ce cas de figure se pose lorsqu’une entreprise artisanale a des activités commerciales sans rapport direct avec son corps de métier. (Par exemple des supermarchés qui font du traiteur ou de la pâtisserie.) Une fois par an, vers avril-mai, la Chambre de commerce et la Chambre des métiers tiennent un conciliabule pour se répartir les nouveaux adhérents. Une opération de « clearing » rendue nécessaire par le mode d’affiliation de la Chambre de commerce qui fait régulièrement le balayage du Registre de commerce et des sociétés, enrôlant tous les nouveaux immatriculés.
La liste Uless étant incomplète, l’ensemble des candidats proposés par la CLC ont d’office été nommés « membres élus ». Tout comme ceux des autres organisations patronales – ABBL, Fedil, ACA et Horesca – qui avaient chacune déposé une liste dans leur groupe sans avoir à y craindre la concurrence. Du côté de la CLC, on retrouve les « usual suspects » du patronat autochtone comme Fernand Ernster,
Laurent Schonckert (Cactus), Jos Sales (Sales-Lentz) ou Marianne Welter (Arthur Welter). Comme pour prouver que l’Uless n’avait pas le monopole du social et du solidaire, la CLC a également présenté Karin Federspiel, vice-présidente de la Copas et directrice médicale de Zitha Senior (dans le conseil d’administration duquel on retrouve Michel Wurth). La CLC a donc préféré choisir sa propre candidate, voulant éviter que l’ancien « insider » Burkel – qui avait été la main droite de Wurth à l’UEL – ne finisse par jouer au trouble-fête à la Chambre de commerce.
Les modalités byzantines du scrutin – elles se basent sur un règlement de 1924 – rappellent le système censitaire, destiné à protéger l’entre-soi de la notabilité patronale. Elles semblent avoir été moins pensées pour faciliter les élections que pour les empêcher. Dans les faits, elles favorisent une cartellisation. En 2014, seules 4 932 entreprises (sur un total de quelque 85 000) avaient pris la peine de s’inscrire sur les listes électorales. Une des difficultés techniques réside dans le fait que les ressortissants des chambres patronales sont des personnes morales, tandis que les électeurs sont des personnes physiques. Ce sont les communes qui doivent confectionner – avec l’aide de la Chambre de commerce – les listes électorales des PDG exerçant le droit de vote au nom de leur entreprise. Ces listes sont ensuite déposées « à l’inspection du public » dans les 102 mairies du Grand-Duché. (Elles ont été « arrêtées et clôturées définitivement » le 7 février.)
Jean-Christophe Burkel avait fait le tour d’une bonne vingtaine de communes pour s’y assurer que ses 24 candidats étaient inscrits sur ces listes des électeurs. Mais il semble avoir oublié de vérifier qu’ils étaient bien membres de la Chambre de commerce. C’est ici que se situe le bug du système. Ni les communes, ni le bureau de vote, ni, surtout, la Chambre de commerce n’ont contrôlé que les électeurs qui s’étaient inscrits de leur propre initiative (en fournissant les statuts de leur entreprise) étaient bien des ressortissants de la Chambre de commerce. Aucun avertissement sur une non-éligibilité n’avait donc été adressé en amont à Burkel, qui, dès le 13 février, avait déposé sa liste qu’il supposait complète et conforme. Ce n’était qu’une fois trop tard, au lendemain de la date limite pour les dépôts, que le bureau de vote a informé le président de l’Uless, Robert Urbé, que la liste entière était rejetée pour vice de forme.
Burkel crie au scandale et ne décolère pas. Il évoque « un énorme problème démocratique » et une « décision honteuse et illégale ». Et de promettre : « S’il n’y a pas d’élections, il y aura un procès ». Par rapport à une assez inaudible campagne qui se serait cantonnée au Groupe 1, la croisade judiciaire qui s’annonce pourrait développer une dynamique autrement plus puissante. Et déboucher sur une remise en cause de la légitimité même de la nouvelle plénière de la Chambre de commerce. Pour une institution associée au processus législatif, ceci ne serait pas une mince affaire. La procédure lancée par Burkel pourrait également retarder la tenue de l’assemblée constituante. Et donc la présidence du candidat Luc Frieden à laquelle les patrons luxembourgeois semblent s’être résignés. Même le « gilet jaune du patronat », Robert Dennewald, semble avoir calmé ses ardeurs anti-Frieden. Dans la matinale de la Radio 100,7, il a souhaité « ganz vill Chance an där Funktioun » à celui qui avait été un « ministre formidable ».
Faute d’alternatives crédibles d’abord. Les candidats potentiels – « présentables », luxembourgophones et bien connectés dans les milieux politiques – ne sont pas légion. Dans le groupe commerce, on retrouve Laurent Schonckert, mais on voit mal l’employé des Leesch expliquer aux détenteurs de la « Carte Cactus » que leurs traitements de fonctionnaires seraient trop élevés. Dans le groupe industrie, on retrouve Roland Bastian « head of country » d’Arcelor-Mittal, mais cet ingénieur de formation est resté un parfait inconnu pour le grand public.
Comparé aux lourdeurs formalistes caractérisant les (non)-élections à la Chambre de commerce, le mode de scrutin à la Chambre des métiers paraît limpide. En 2006, elle avait revu de fond en comble son système électoral. Les « gérants qualifiés » des entreprises (c’est-à-dire les porteurs de l’autorisation d’établissement) sont inscrits automatiquement sur les listes électorales. Les candidats se présentent individuellement dans leur groupe de métier sans devoir concocter de liste complète. En avril 2017, on a voté pour la première fois dans chacun des six groupes électoraux : 64 candidatures avaient été déposées pour 24 mandats effectifs. Avec 4 296 bulletins envoyés, le taux de participation était de 33,3 pour cent. Le directeur de la Chambre des métiers, Tom Wirion, évoque un processus de regénération : « Cela fait du bien à une institution. »