Cathy Krier grave l’intégrale des Études pour piano de György Ligeti

Pianissimo

d'Lëtzebuerger Land du 08.10.2021

Au plus tard depuis l’enregistrement en 2008 de pièces signées Domenico Scarlatti, Joseph Haydn, Frédéric Chopin et Alexandre Müllenbach, nous suivons avec attention, curiosité et intérêt le parcours discographique de Cathy Krier. Or, force est de constater que, d’une gravure à l’autre, les améliorations (approche plus mûrie, volupté sonore plus affirmée, souffle plus franc, autorité plus souveraine) sont patentes, et ce, tant en termes de technique de jeu que de musicalité. De cette fascinante évolution pianistique, de ce net désir de dépassement, on ne voudra pour preuve que le CD que la talentueuse pianiste de chez nous vient de consacrer aux 18 incroyablement acrobatiques Études pour piano de György Ligeti, jouées tout en finesse de toucher et en exactitude rythmique.

Ce qui frappe, de prime abord, dans ce sommet absolu de la création ligetienne pour piano, en plus du sens inouï de la virtuosité, c’est l’esprit de recherche et d’innovation. Ces pièces marquent, en effet, un changement d’orientation esthétique, qui conduisit le compositeur à se qualifier, non sans malice, de « traitre envers l’avant-garde » ! Elles se distinguent, par exemple, par le souci inédit de relier écriture et perception, ou encore, par la volonté de conjuguer des sources d’inspiration multidimensionnelles aussi diamétralement opposées que la théorie scientifique du chaos et les mathématiques fractales, d’une part, et la musique populaire des Balkans (notamment la danse typique du folklore magyar qu’est le verbunkos) et de l’Afrique subsaharienne, d’autre part. Le résultat de ce syncrétisme tient en trois mots : polyrythmie, polytonalité, polymodalité. Ce qui ne manque pas de constituer un énorme défi pour l’interprète.

À l’instar de Debussy, Ligeti confère à ses Études des titres parlants à l’imagination, qui en soulignent le caractère fantastique ainsi que le pouvoir de séduction en créant un univers poétique à connotation synesthésique. L’écriture des trois Livres qui les composent – chacun formant un cycle cohérent et non pas une simple juxtaposition de morceaux disparates – s’étend sur plus de 17 ans.

Le premier recueil (1985) débute par Désordre, une étude dont l’absence redoutable de métrique met, d’entrée de jeu, l’art de l’interprète à rude épreuve. Exécutée avec maestria, elle illustre bien les qualités de lisibilité de notre pianiste, et ce, à la faveur d’un équilibre subtil entre élégance et brio, entre tension (assurée par le procédé de prolifération) et sécurité (garantie par la réitération du canevas de base). Parmi les highlights du premier livre, on signalera Touches bloquées, dont la patte féline de Cathy fait ressortir la dimension ludique, tout comme elle excelle à mettre en avant l’ostinato dans Fanfares, dans Arc-en-ciel, les contre-chants insoupçonnés, ou, dans Automne à Varsovie (où règne, dans le sillage de Chopin, le radicalisme propre au genre de l’étude), les complexes textures contrapuntiques.

D’une virtuosité étourdissante, tant y prédominent des tempi ultra-rapides ainsi que des contrastes dynamiques saisissants, le Livre II démarre sur les chapeaux de roue (Vivacissimo), avec un audacieux aggiornamento harmonique (Galamb borong), suivi d’un renouvellement d’une belle plénitude cinétique (Fèm), de méandres à donner le tournis (Vertige), de circonvolutions vertigineuses (Zauberlehrling) et d’arabesques d’une ardente utopie totalisante (Columna infinita), le tout magistralement investi par Cathy Krier.

Le troisième et dernier Livre, en revanche, est composé de plages de musique planante conçue sous le signe d’une micropolyphonie définie par des « surfaces de timbres » statiques, d’étendues de couleurs et d’épaisseurs très diverses. Il apporte ainsi, à l’exception des deux ultimes numéros (À bout de souffle et Canon), une sorte d’apaisement, de sérénité, de tranquillité après la tempête, faite à la fois de simplicité (conquise, s’entend, de haute lutte) et d’aménité. Une musique magique, sortie on ne sait d’où, dans laquelle la jeune femme native de Schuttrange réussit, grâce à une intuition toute féminine, à ménager des sommets d’émotion musicale à se pâmer.

Grâce à son tempérament coloriste, notre pianiste utilise à bon escient son sens inné de l’architecture spatiale pour ciseler des Études de grande qualité technique et d’une insigne classe musicale. On pourra s’étonner, quelquefois, de tel ou tel excès de vivacité, confondant vitesse et précipitation. Mais cette peccadille n’obère en rien la lisibilité du propos et n’est nullement préjudiciable à l’expression d’une sensibilité lyrique originale.

De la « jeune lionne en passe de se faire les griffes à l’entame d’une carrière prometteuse où tout reste à faire », comme nous l’écrivions ici-même, il y a treize ans, à l’occasion de l’un de ses tout premiers enregistrements (Concerto n° 4 de Beethoven), de la gamine fraîche émoulue de la classe de virtuosité de Pavel Gililov à la musicienne accomplie, arrivée aujourd’hui, non seulement dans la force de l’âge, mais encore au sommet de son art, il y a un cheminement per aspera ad astra, dont le présent album Ligeti permet de prendre toute la mesure.

Un pur bonheur, que cet album. À écouter, toutes affaires cessantes. En boucle et sans modération.

Enregistrement réalisé en juin et octobre/novembre 2020, dans la salle de musique de chambre de la Philharmonie de Luxembourg. Minutage : 57’52. Prise de son : Holger Urbach. Image acoustique épanouie et haute en relief sonore. Excellente notice bilingue allemand-anglais, signée par la pianiste, laquelle, en l’occurrence, se double d’une musicologue

L’album György Ligeti Études pour piano Cathy Krier (Label CAvI-music, DDD, 2020 ; référence : 8553036) est vendu 19,99 euros

José Voss
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