Réputé élitiste, le festival a des soirées de traverse musicale, se fait même violemment contestataire

Azione scenica pour le temps présent

d'Lëtzebuerger Land du 03.09.2021

1. Il n’y a pas que les opéras, le public guindé suspendu aux caprices d’une diva (pour la Tosca, avec la Netrebko, les habitués des premières ont eu de la chance, tant pis pour le commun des mortels, eux ont été privés de la retransmission de télévision). C’est le côté people de Salzbourg, on ne peut mieux illustré par la Hofstallgasse, avec de part et d’autre les habits de soirée et les tenues de loisir. Cela dit, le festival ratisse large en matière de culture, musicale, théâtrale, et il en est pour les aficionados de tout goût. Loin du clinquant, et comme à Bayreuth, que Nitsch a un peu vite monté contre Salzbourg, qualifié d’affadi, d’édulcoré, verwässert en allemand, pas question d’autre chose, hier gilt’s der Kunst, sur les bords de la Salzach.

Il en fut ainsi, l’autre soir, dans le plus dense engagement des artistes, l’attention la plus soutenue du public : une soirée alliant Liederabend et Kammerkonzert, le bariton Christian Gerhaher ayant réuni autour de lui une demi-douzaine d’amis pour des œuvres d’Othmar Schoeck, Arnold Schönberg et Hector Berlioz, le tout dans l’atmosphère mélancolique, voire plus sombre et morose, du notturno. Un quatuor pour commencer, Isabelle Faust (en résidence à notre Philharmonie), Anne Katharina Schreiber, pour les violons, Danusha Waskiewicz, pour l’alto, Jean-Guihen Queyras, pour le violoncelle, avec la voix de Gerhaher, s’intégrant au jeu musical à la façon d’un instrument supplémentaire, le cycle entier se déployant « wie dort durchs öde Tal die Herbstesnebel schwanken ».

Antoine Tamestit et Christian Poltéra se joignirent aux exécutants, place aux instruments seuls, pour une Verklärte Nacht d’une extrême finesse, comme il sied à des sensibilités exacerbées ; les accents se firent des fois plus puissants, revenant vite à une délicatesse qui ne demandait qu’à s’épancher. Et Gerhaher de retour, pour Les Nuits d’été, se joignant au sextuor, imprimant aux textes de Gautier, à la musique de Berlioz, plus d’allant dans les moments où il le fallait, où il n’y allait plus seulement de la mort (de la belle amie) ni du spectre (de la rose). Au bout, une soirée inoubliable, « à la rive fidèle » du chant, de la musique, de l’art en général.

2. Intolleranza 1960, la date se trouve inscrite dans le titre de l’azione scenica de Luigi Nono, dont la création eut lieu l’année suivante à la Fenice de Venise. Temps lointain où le monde sans doute n’allait pas mieux qu’aujourd’hui, mais où l’espoir qu’il pourrait le faire était plus fort, et surtout on croyait dans l’art et son pouvoir de changer la choses, la vie. Ce n’est plus le cas, perte des illusions, résignation, tout cela à la fois. Et un critique allemand, du journal paraissant sur la place financière, de qualifier le spectacle de « gesponserte Kapitalismuskritik » ; Debord a vu plus loin, plus profond, il y a longtemps déjà, mais retenons pour le moins qu’indirectement notre homme reconnaît le capitalisme responsable des désordres, des horreurs figurés dans la Felsenreitschule.

Un émigré décide de rentrer dans son pays, tombe par hasard dans une manif, est pris, et Luigi Nono et Angelo Maria Ripellino n’hésitent pas à montrer et dénoncer les brutalités policières. Les migrations, l’exploitation des travailleurs, les tortures (nous sommes au temps de la guerre d’Algérie, et le livre d’Alleg est paru récemment), il n’est guère d’espoir hors de la rencontre avec une jeune femme : « Ho sentito l’ebbrezza d’esistere/ anche quando il cielo/ era un groppo di piombo/ e guerra e disastri/ squarciavano i cuori ». Là-dessus, une rupture de barrage, une catastrophe naturelle, et tout est englouti, il reste les vers de Brecht, « dass der Mensch den Menschen ein Helfer ist ».

Violente protestation contre l’injustice, dans la musique menée de main de maestro par Ingo Metzmacher, les Wiener Philharmoniker révélant d’autres aspects, moins usuels, de leur talent, dans la mise en scène de Jan Lauwers étalant la misère, fouettant les malheureux dans l’immensité de la Felsenreitschule. Et la chorégraphie n’y suffisant pas, voilà que la vidéo élargit les images le long du mur et de ses arcades, comme un grand tableau classique s’y produit, contemporain par son dynamisme effréné. Il faut féliciter les chanteuses, les chanteurs, non moins les danseuses, les danseurs, et les chœurs. Seul léger bémol, l’intrusion d’un poète aveugle, on les sait nombreux dans l’histoire de la littérature, et Jan Lauwers en a fait un peu son alter ego, à qui il est revenu ici de lier les deux parties, là où le texte initial énumère des actualités des années soixante. Ce sont aujourd’hui des éclats de rire, à rendre par leur cynisme le reste d’autant plus insupportable.

Le soir de la première, les talibans étaient entrés dans Kaboul. Et dans tels gouvernements européens, on ne se disait guère prêts à accueillir des gens qui fuyaient, entreprenaient pour le moins de fuir un régime où il faut s’attendre au pire. Au moment de ces lignes, lors du congrès du principal part politique autrichien, un dignitaire n’a trouvé rien d’autre à dire que, vu l’échec des Américains, il ne voyait pas quoi faire. À l’art, au festival, de sauver l’honneur, c’est peu, c’est du moins ça, face à l’impuissance.

Lucien Kayser
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