Donald Trump menace d’augmenter les droits de douane et d’attaquer les barrières non-tarifaires, y compris pour l’UE. Analyse

Tariff man

Ce lundi, Emmanuel Macron a essayé de convaincre Donald Trump de quitter le chemin de la hausse des droits de douane
Photo: AFP
d'Lëtzebuerger Land du 28.02.2025

L’économiste américain Paul Krugman, prix Nobel en 2008, estimait en décembre dernier que « si Trump ne cesse de changer de position sur de nombreux sujets, il reste obstinément fixé sur son objectif d’augmenter les droits de douane ». Cela tourne à l’obsession pour le locataire de la Maison-Blanche. Il est allé jusqu’à déclarer en septembre 2024 que « les tarifs douaniers sont la plus grande chose jamais inventée ». Il en rajoutait une couche le mois suivant devant l’Economic Club of Chicago, avouant que pour lui « tarif est le plus beau mot du dictionnaire ». Ce serait son mot préféré et il se qualifie volontiers de « tariff man ».

Dès son premier mandat il avait ressorti du placard ces « espèces en voie de disparition », renouant en fait avec une longue tradition : Krugman rappelle que les droits de douane ont été un trait permanent de la politique économique américaine de 1860 à 1933, avant de tomber dans les années 2010 à un niveau moyen inférieur à quatre pour cent. Pour prouver la pertinence de sa décision, Donald Trump n’a pas manqué de rappeler pendant la campagne de 2024, que la rupture initiée par lui en 2017 a été reprise à son compte par l’administration Biden, qui a conservé les taxes imposées à 360 milliards de dollars de marchandises chinoises.

Le président américain considère les tarifs douaniers comme une sorte de « couteau suisse » permettant à la fois de réduire les déficits commerciaux, de remplir les caisses de l’État fédéral, de protéger les entreprises américaines de la concurrence et d’inciter les étrangers à investir aux États-Unis. Mais il entend aussi en faire un outil politique pour obtenir des concessions des dirigeants étrangers dans divers domaines. Tournant le dos au multilatéralisme et se retirant de facto de l’OMC, il a décidé début février de revoir les tarifs douaniers appliqués par les États-Unis à 17 000 produits provenant de 186 pays. Ils seront recalculés produit par produit et pays par pays, ceux avec lesquels les États-Unis sont lourdement déficitaires étant en tête de liste.

Après la Chine et les deux voisins immédiats, le Mexique et le Canada, menacés dès le 4 février, l’Europe est dans le collimateur, pour cause d’un prétendu excédent de 300 milliards de dollars sur ses échanges de biens avec les États-Unis, bien que les chiffres officiels indiquent un surplus presque deux fois moindre (158 milliards d’euros en 2023) et que l’UE soit déficitaire dans le domaine des services. Les droits applicables les plus souvent évoqués sont de 25 pour cent en plus des tarifs douaniers actuels.

Bien que les détails ne soient pas encore connus, plusieurs secteurs européens pourraient être particulièrement ciblés : l’industrie automobile et la métallurgie étaient concernées dès février. En avril ce sera au tour de l’industrie pharmaceutique. Des mesures à l’encontre de l’aéronautique, de l’agro-alimentaire, des machines et du luxe ne devraient guère tarder. Selon une étude du cabinet Roland Berger publiée en août 2024, le manque à gagner des entreprises européennes, dont les produits deviendront nettement plus chers, est estimé à plus de 500 milliards de dollars d’ici 2029.

La première approche privilégiée par l’UE serait de négocier avec les États-Unis. Le commissaire européen au Commerce, le Slovaque Maroš Šefčovič, a déclaré que la Commission était prête à « discuter de tout » pour éviter les droits de douane. L’UE pourrait notamment réduire son excédent commercial avec les États-Unis en augmentant ses importations (gaz naturel liquéfié, soja), une solution déjà évoquée par Christine Lagarde, la présidente de la BCE. Si les négociations échouent, l’UE pourrait appliquer des mesures de rétorsion, comme des droits de douane supplémentaires sur toutes les importations en provenance des États-Unis, à l’exception des produits dont elle est fortement dépendante. Les droits de douane européens sur les produits américains sont actuellement très faibles (0,9 pour cent en moyenne pondérée, selon l’OMC).

Dans un premier temps il suffirait de réactiver les taxes douanières sur 3,6 milliards d’euros d’importations américaines décrétées lors du premier mandat de Trump, mais qui avaient été suspendues après l’élection de Joe Biden. L’UE pourrait aller plus loin, par exemple par des actions ciblées sur les entreprises technologiques comme Apple, Google, X et Meta, mais surtout en utilisant l’instrument anti-coercition (ACI selon son sigle en anglais) mis en place en 2023 et initialement dirigé contre la Chine. Il permettrait de restreindre l’accès des entreprises américaines aux marchés publics européens, de limiter leurs activités dans les services (plus particulièrement les services financiers) et de réduire la protection des droits de propriété intellectuelle. Une action en justice devant l’OMC serait théoriquement possible mais inefficace en pratique.

Pour Pascal Lamy, ancien commissaire européen au commerce et ex-directeur de l’OMC, ces mesures seraient dissuasives pour les entreprises américaines, car la force de l’UE réside dans la taille de son marché intérieur : avec quelque 450 millions d’habitants elle pèse un tiers de plus que les États-Unis. Les dépenses publiques y sont élevées, de sorte que certaines sociétés américaines, dans le domaine de la défense par exemple, seraient très affectées par la fermeture du marché européen. Pour certains experts, il faudra se résoudre à sortir dès que possible cette « artillerie lourde » car une autre menace se profile.

En effet, les droits de douane ne sont qu’un volet de la nouvelle doctrine tarifaire américaine. L’administration Trump 2 souhaite voir abrogées les « barrières non-tarifaires » de ses partenaires, présentées comme toutes les lois, réglementations, et même « tout acte, politique ou pratique d’un gouvernement étranger dégradant la compétitivité mondiale des entreprises américaines ». Le 20 février, le président américain a signé un texte intitulé « Défendre les entreprises et les innovateurs américains contre l’extorsion internationale et les amendes et pénalités injustes ». Ce mémorandum, qui ne cite pas — pour le moment — deux directives européennes majeures, la DSA (Digital Service Act) et la DMA (Digital Markets Act) qui visent directement les géants du Net, menace de sanctions financières et « d’autres actions » non précisées les gouvernements imposant aux entreprises américaines « une amende, une pénalité, une taxe ou tout autre fardeau discriminatoire ou disproportionné ».

La France est particulièrement visée avec ses taxes de 2017 sur Youtube (pour financer le cinéma local) et de 2019 sur les GAFA (elle a rapporté 756 millions d’euros en 2024). Trump en veut surtout à la TVA, qui a conquis une grande partie du monde à l’exception notable des États-Unis. S’en prendre à elle traduit, selon le think tank Tax Foundation, à Washington, « une complète incompréhension » de son fonctionnement. Le mémorandum s’attaque aussi à la justice européenne en raison des amendes infligées à Apple, Google ou Facebook, évaluées à plus de trente milliards de dollars. Dès lors, on n’est plus dans la négociation tarifaire. Les pressions exercées sur d’autres États pour leur faire modifier leur fiscalité ou leur réglementation, voire pour intervenir dans des décisions de justice portent directement atteinte à leur souveraineté. Seule une réponse ferme et déterminée est alors envisageable.

Toutefois certains en viennent à se demander s’il sera bien nécessaire d’en arriver là, car Trump pourrait finalement reculer en raison de l’impact de plus en plus visible de ses décisions tarifaires et autres (notamment en matière d’immigration) sur l’économie. Il y a un précédent avec l’expérience des droits de douane sur l’acier et l’aluminium lors du premier mandat en 2018. Elle s’est soldée par un échec, car peu d’emplois ont été sauvés tandis que la qualité des produits s’est dégradée et que leurs prix ont flambé. C’est le cœur du débat. Paul Krugman prévoyait dès décembre 2024 une augmentation de trois à quatre pour cent du coût de la vie en 2025. Et, comme les nouvelles taxes toucheront davantage les biens que les services, les ménages les plus modestes, qui en consomment proportionnellement davantage, verraient leur revenu réel amputé de 5,7 pour cent (contre -1,4 pour cent chez les plus riches).

Les chiffres de l’inflation de janvier 2025, donc avant la prise de fonction et les annonces de Trump, montraient déjà un rebond avec un rythme annuel de trois pour cent. Depuis, une enquête de la Fed révélait que les entreprises « tenteraient de répercuter les coûts de production plus élevés résultant d’éventuels droits de douane sur les consommateurs ». Ces derniers ne se font guère d’illusions selon une étude parue mi-janvier*. De fait, dès février, les anticipations d’inflation sont subitement remontées. Et le 22 février, dans sa lettre aux actionnaires de Berkshire Hathaway, Warren Buffett, se référant aux derniers baromètres révélant l’inquiétude des chefs d’entreprise et des consommateurs, mettait les autorités en garde contre un « retour de flamme » inflationniste.

Sur les marchés financiers l’état de grâce a déjà pris fin. Pour la première fois depuis quinze ans, sur les deux premiers mois de l’année, les indices boursiers européens ont augmenté nettement plus vite que leurs homologues américains : entre 11,3 et 13,3 pour cent pour le CAC 40, l’Eurostoxx 50 et le DAX 40, contre 1,8 pour cent pour le Nasdaq et deux pour cent pour le S&P 500. Les craintes sur l’inflation, le maintien des taux d’intérêt à un niveau élevé et l’évolution défavorable des profits expliquent cette situation. Ainsi, le 25 février une étude a révélé que les tarifs douaniers de Trump menaçaient la rentabilité des compagnies d’assurance américaines, en raison notamment des risques de désorganisation des chaînes d’approvisionnement.

Trump a déjà reculé temporairement sur les droits appliqués au Mexique et au Canada, et, toujours aussi imprévisible, il a évoqué le 20 février la possibilité d’un nouvel accord commercial avec la Chine en 2025, après celui conclu en 2020, qualifié par lui d’« excellent ». Rien ne dit que, fidèle à sa réputation de dealmaker, il ne tentera pas la même chose avec l’UE. « Entre alliés on ne peut pas se faire souffrir avec des tarifs douaniers », déclarait le 22 février le président français Macron.

Produire sur place

Début avril les médicaments, vaccins et matériels médicaux importés aux États-Unis pourraient être frappés de 25 pour cent de droits de douane. Ce serait la première fois dans l’histoire que des produits vitaux seraient ainsi taxés. La raison est que la pharmacie est le deuxième secteur le plus déficitaire derrière l’automobile. Les grands laboratoires européens seront directement impactés car ils réalisent une partie importante de leur chiffre d’affaires sur ce juteux marché : 57 pour cent pour le danois Novo Nordisk et cinquante pour cent pour le français Sanofi, auxquels on peut ajouter les britanniques GSK (51 pour cent) et AstraZeneca (39 pour cent). Mais ces acteurs peuvent échapper aux droits de douane en produisant sur place, ce qui est déjà largement le cas, par exemple chez Sanofi : la moitié de ses ventes locales est assurée par son médicament-phare le Dupixent (immunologie) dont le principe actif est fabriqué dans ses usines américaines. Une stratégie familière à certains constructeurs automobiles allemands comme VW et Mercedes qui possèdent de longue date des unités de production sur place. La plus grande usine mondiale de BMW se trouve d’ailleurs à Spartanburg en Caroline du sud. Les droits de douane frapperaient néanmoins les pièces venues d’Allemagne.

* “The Upcoming Trump Tariffs: What Americans Expect and How They Are Responding”, Université de Berkeley, 17 janvier 2025, huit pages

Georges Canto
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