Une minorité de blocage se met en place pour faire face au traité de libre-échange UE-Mercosur

Haro sur l’accord

Olaf Scholz (Allemagne), Ursula von der Leyen (Commission) et Emmanuel Macron (France) à Budapest en novembre
Photo: Conseil européen
d'Lëtzebuerger Land du 20.12.2024

Ursula von der Leyen n’a pas assisté à l’émouvante cérémonie de réouverture de Notre-Dame-de-Paris le 7 décembre. Et pour cause, son invitation a été annulée. Les Français n’ont pas apprécié, le mot est faible, qu’elle se soit rendue la veille à Montevideo pour y « conclure les négociations en vue d’un accord de libre-échange » avec les présidents de l’Argentine, du Brésil, du Paraguay et de l’Uruguay, les quatre pays fondateurs en 1991 de l’alliance Mercosur (le Venezuela a été suspendu en 2017 et la Bolivie l’a rejointe en décembre 2023). Le projet de traité, discuté depuis 1999 et déjà approuvé en 2019, vise à supprimer la presque totalité des droits de douane entre l’UE et les cinq pays sud-américains.

Paris est d’autant plus remontée que l’attitude de la présidente de la Commission européenne y est vue comme un « pied de nez ». En effet ce déplacement inopiné, non prévu lors du sommet de G20 à Rio les 18 et 19 novembre, a eu lieu après un vote, symbolique mais quasi-unanime, des députés et sénateurs français contre l’accord le 26 novembre, et à un moment où le pays était fragilisé par une crise politique inédite, le gouvernement ayant été renversé par l’Assemblée nationale le 4 décembre. Ulcéré, le président français Emmanuel Macron est désormais décidé à bloquer, par tous les moyens possibles, la ratification de l’accord et espère rallier d’autres États à sa cause.

Dans les pays les plus réticents, ce sont les agriculteurs qui mènent le combat. Leurs deux grands syndicats européens, le Copa et la Cogeca, ont appelé « les États membres et le Parlement européen à se mobiliser contre cet accord qui exacerbera les pressions économiques auxquelles sont soumises de nombreuses exploitations ». Selon eux, l’entrée en vigueur de l’accord UE-Mercosur se traduirait par des importations massives de produits agricoles et alimentaires de mauvaise qualité et à bas prix, ruinant une partie des paysans européens.

La compétitivité des pays d’Amérique latine repose sur trois facteurs. Les agriculteurs européens ne peuvent guère agir contre le premier et le deuxième : la superficie des exploitations sud-américaines (souvent plusieurs milliers d’hectares), en rapport avec la taille des pays concernés, autorise d’importantes économies d’échelle tandis que les coûts de main-d’œuvre sont faibles. Mais les bas prix sont aussi rendus possibles par le fait que les agriculteurs locaux ne sont pas soumis à autant de normes sanitaires, sociales et environnementales qu’en Europe, et, quand elles existent, ils ne les respectent guère, faute de contrôles*.

C’est donc au nom de la concurrence déloyale que les agriculteurs européens sont vent debout. Ils réclament que les exportations sud-américaines respectent les mêmes standards et contraintes que les leurs. En 2021, la Commission européenne avait publié les résultats d’une étude sur l’impact de l’accord, selon deux scénarios : le premier supposait l’élimination des droits de douane sur 80 à 90 pour cent des produits industriels et agricoles, tandis que le second tablait sur une élimination totale. Les filières de l’élevage bovin et aviaire ainsi que les céréales et le sucre seraient les plus touchées dans l’Europe entière. Le cas de viande bovine est exemplaire, car le Brésil et l’Argentine en exportent à eux seuls six fois plus que tous les pays de l’UE. Bien que la réduction des droits de douane (passant de quarante à 7,5 pour cent) ne s’applique qu’à des quotas modestes (1,6 pour cent de la viande bovine européenne), les importations de l’UE en provenance du Mercosur augmenteront de trente à 64 pour cent selon les scénarios, faisant baisser la production de l’UE et tirant l’ensemble des prix vers la baisse alors que de nombreux éleveurs européens travaillent déjà à perte. De plus, il s’agirait de viande issue de bêtes engraissées avec des hormones de croissance, des antibiotiques et des farines animales interdites dans l’UE, et nourries de céréales OGM cultivées avec des engrais et pesticides prohibés.

La mobilisation parfois violente des exploitants agricoles et le ralliement des milieux politiques et de l’opinion à leur cause ont pu faire croire que l’accord entre l’UE et les pays du Mercosur était aussi négatif dans ses autres chapitres. Naturellement il n’en est rien. Dans l’agriculture elle-même, les producteurs de lait, de fromages et les viticulteurs y sont d’ailleurs favorables, tout comme les ostréiculteurs, mais ils font profil bas, par solidarité, par pudeur ou pour ne pas encourir les foudres des autres professionnels. Mais ce sont surtout les exportations industrielles européennes qui bénéficieraient de l’accord, les services étant peu concernés. Dans le textile et l’habillement, elles seraient multipliées par quatre ou cinq selon le scénario. Pour les machines, le matériel électronique, les véhicules et les pièces détachées automobiles on s’attend à un doublement, tandis que la hausse serait de moitié pour les produits pharmaceutiques et chimiques. Dans tous les cas, les importations ne progresseraient que modérément. De ce fait, tout en restant eux aussi très discrets, les milieux patronaux non agricoles voient d’un bon œil l’accord avec le Mercosur, considérant que, alors que les États-Unis et la Chine sont plutôt dans une phase de fermeture de leurs marchés intérieurs à grands coups de droits de douane, l’Amérique latine (ou plutôt les cinq membres du Mercosur) est l’une des rares régions du monde à jouer l’ouverture.

Une opportunité d’autant plus cruciale à saisir qu’en plus d’offrir aux Européens un vaste marché de consommation (près de 300 millions d’habitants) où les classes moyennes prennent une place toujours plus grande, le continent sud-américain dispose de ressources incontournables utiles à l’UE pour parachever sa transition écologique, comme le lithium, le graphite et le cobalt. Sur le plan politique et social, malgré des soubresauts réguliers, les pays du Mercosur restent beaucoup calmes et donc plus attractifs que l’Afrique pour les investisseurs. Mais en leur sein même, des craintes se font jour. Au Brésil un institut d’études prévoit une baisse de l’activité dans des secteurs comme la pharmacie et l’automobile, alors même que l’industrie ne pèse plus que 10,8 pour cent du PIB contre 27,2 pour cent en 1985. Les ONG écologistes estiment de leur côté qu’une hausse de la demande de produits agricoles accélèrerait la déforestation, déjà préoccupante.

Quoiqu’il en soit, la France reste déterminée à bloquer la ratification de l’accord, dont la signature à Montevideo n’était qu’un « acte technique » engageant seulement la Commission. En théorie elle aurait un droit de véto, car le texte ne contenant pas seulement un volet commercial mais aussi une partie « politique » (en fait écologique et sociale), relative aux partenariats sur les échanges universitaires ou à la lutte contre la déforestation, devrait être ratifié à l’unanimité des pays membres. Face à cela, la Commission aurait pour projet d’isoler la partie commerciale (portant sur les droits de douane, les quotas d’importation etc.) dont la ratification nécessite seulement un vote à la majorité qualifiée au Conseil de l’UE. Si cette manœuvre aboutissait, la France n’aurait alors d’autre choix que de susciter la création d’une minorité de blocage.

La mission n’a rien d’impossible car l’Italie et la Pologne sont sur la même ligne, et avec ces pays la France remplirait déjà la première condition, à savoir réunir plus de 35 pour cent de la population de l’UE. Il suffirait de convaincre un autre État, parmi les 24 autres, de se joindre à ce trio sachant que plusieurs d’entre eux ont fait connaître leurs réserves, notamment sur le plan social et environnemental. C’est le cas de l’Autriche, des Pays- Bas, de la Belgique et du Luxembourg. Toutefois un tel blocage reviendrait à « jeter le bébé avec l’eau du bain », c’est-à-dire à récuser l’ensemble du texte, même ses aspects les plus positifs pour l’Europe.

Il irait à l’encontre de la position du Parlement européen, dont les députés, selon les derniers décomptes, sont majoritairement en faveur du traité de libre-échange, bien que la présidente, la maltaise Roberta Metsola, ait estimé que « les inquiétudes françaises doivent être entendues ». Il pourrait aussi braquer les pays du Mercosur, qui négocient l’accord depuis 25 ans, et les jeter dans les bras de la Chine qui n’attend que ça pour étendre encore plus sa présence commerciale et industrielle. À moins d’un très improbable découpage du texte, isolant l’agriculture, des mesures de compensation sont envisagées. La Commission pense ainsi créer un fonds d’indemnisation pour les agriculteurs européens affectés négativement par la mise en œuvre de l’accord, même si cela reviendrait à reconnaître implicitement, que, malgré ses promesses, il présente un caractère néfaste pour plusieurs productions. Pour l’heure, après l’éruption de colère de début décembre, on cherche plutôt à calmer le jeu. Ainsi l’accord Mercosur n’a pas été inscrit à l’ordre du jour du sommet du Conseil européen du 19 décembre.

Rosé Piscine

Les viticulteurs européens attendent beaucoup de l’accord UE-Mercosur, en raison de leur « force de frappe ». 18 pays de l’UE produisent du vin, et quatre d’entre eux figurent dans le Top 10 mondial, dont les trois premiers : la France, l’Italie et l’Espagne qui cumulent annuellement près de 115 millions d’hectolitres, soit neuf fois plus que l’Argentine, seul pays du Mercosur avec le Brésil à produire du vin (ces pays occupent respectivement les septième et 18e rangs mondiaux). À noter que le Chili, sixième producteur mondial, n’appartient pas au Mercosur. Mais même en supprimant des droits de douane élevés (27 pour cent), les crus européens resteraient le plus souvent inaccessibles aux consommateurs locaux. En revanche le bas-de-gamme a ses chances, comme en témoigne le succès du Rosé Piscine, un vin à cinq euros la bouteille produit depuis 2015 par Vinovalie, union de quatre coopératives du sud-ouest de la France. C’est la marque de vins français la plus vendue au Brésil, avec 450.000 « cols » prévus en 2024, une possible hausse de vingt à trente pour cent en 2025 et des perspectives énormes quand l’accord sera mis en œuvre.

*selon un audit réalisé par l’UE, le Brésil n’est pas en mesure de garantir que ses exportations de viande de boeuf ne comportent pas d’hormones, et ne peut retracer l’origine du bétail pour savoir s’il provient de zones illégalement déboisées.

Georges Canto
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