L’OMC fête ses trente ans, paralysée par les luttes commerciales et les tensions géopolitiques

Mort cérébrale

Emmanuel Macron a critiqué l’OMC le  2 octobre 2024  au Global Summit de Berlin
Photo: AFP
d'Lëtzebuerger Land du 10.01.2025

Il est de ces anniversaires que l’on célèbre par habitude, « pour marquer le coup », sans que le cœur y soit. Ce fut le cas, le 1er janvier. L’Organisation mondiale du commerce (OMC) a soufflé ses trente bougies alors qu’elle est paralysée. Depuis plusieurs années, des enjeux géopolitiques mettent en échec son fonctionnement et l’empêchent d’accomplir sa mission de favoriser le libre-échange. Ses maigres résultats font même craindre pour son avenir, au moment où l’évolution des échanges internationaux est menacée par la montée des protectionnismes et des nationalismes, avec au premier rang les tensions entre les États-Unis et la Chine.

Entendre dire que l’OMC a 30 ans peut surprendre, dans la mesure où les « agences spécialisées » de l’ONU ont presque toutes près de 80 ans, étant nées dans la foulée de le création de l’organisation en octobre 1945. C’est pourtant bien le cas, à ceci près que l’OMC n’est pas apparue « ex nihilo ». Elle a succédé au Gatt (General Agreement on Tariffs and Trade) signé par 23 pays en octobre 1947 en vue d’harmoniser leurs politiques douanières. Issue du dernier cycle de négociations sous l’égide du Gatt, à Marrakech en avril 1994, elle comporte plusieurs avancées.

Comptant aujourd’hui 166 membres pesant 98 pour cent du commerce mondial, l’OMC dispose, contrairement au Gatt, du statut d’organisation internationale de plein exercice, dotée de la personnalité juridique. Elle a étendu sa compétence à l’agriculture, aux échanges de services (qui pèsent aujourd’hui un quart du commerce international) et à la protection de la propriété industrielle, tout en proposant de nouvelles procédures de résolution des conflits commerciaux, là où le mécanisme prévu par le Gatt n’était ni institutionnalisé, ni clairement défini. Ses membres doivent adhérer à un socle commun de normes, quand le Gatt permettait une participation « à la carte ».

La création de l’OMC a donné un coup d’accélérateur au commerce mondial : depuis 1995, le volume et la valeur des échanges mondiaux ont augmenté respectivement de quatre et six pour cent par an en moyenne, soit des multiplications par trois et par cinq respectivement contre un facteur 3,4 pour le PIB mondial. La volonté de mieux intégrer les pays en développement dans un système commercial international jusque-là dominé par l’Amérique du nord, l’Europe et le Japon, a également été un succès, les échanges entre économies en développement représentant un quart du total mondial aujourd’hui, contre dix pour cent en 1995. Dans le même temps le commerce entre pays développés est passé de 54,3 pour cent à 38,5 pour cent du total échangé.

En revanche, le projet a été progressivement vidé de sa substance par le déclin du multilatéralisme, qui implique la conclusion d’accords associant le plus grand nombre possible d’États. Alors que, durant ses 48 années d’existence, le Gatt avait achevé huit cycles de négociation multilatérale, l’OMC n’en aura conclu aucun en trente ans ! Le « cycle de Doha », commencé en 2001 et initialement prévu pour une durée de trois ans, n’a jamais abouti. En cause, le côté pléthorique et disparate de l’organisation et l’attitude des pays émergents.

« Le fonctionnement de l’OMC basé sur le consensus de ses membres n’est plus adapté à la réalité actuelle du commerce international, car nous sommes dans un contexte multipolaire où les pays émergents empêchent la conclusion de vastes accords », explique le professeur français Sébastien Jean. Leur montée en puissance s’est en effet traduite par l’apparition de coalitions de blocage contre certaines propositions émanant des « pays du nord » qu’ils jugent défavorables à leurs intérêts. Seuls des accords de second ordre ont été signés, comme celui de 1999 sur les subventions à la pêche. Mais il n’est toujours pas entré en vigueur.

Le seul succès notable a été enregistré en 2017 avec l’accord sur la facilitation des échanges, prolongement d’un accord de 2015 sur les exportations agricoles. En revanche les « accords commerciaux régionaux » comme celui, très contesté, entre l’UE et les cinq pays du Mercosur (d’Land, 20.12.2024) ont la cote. Au 1er décembre 2024, on en recensait 373 en vigueur dans le monde ! Dès l’origine, l’OMC a suscité une opposition externe mais aussi de ses propres membres fondateurs. Les mouvements altermondialistes, opposés à la libéralisation du commerce mondial en raison de ses conséquences sociales ou environnementales, ont été très virulents, déclenchant des émeutes à Genève, siège de l’organisation, en mai 1998 et à Seattle, en novembre 1999.

Les États-Unis, quant à eux, n’ont jamais témoigné un grand enthousiasme pour la régulation des échanges internationaux de biens et services. Ainsi, le Congrès américain refusa-t-il en 1948 de ratifier la création de l’Organisation internationale du commerce (OIC) qui, du coup, ne vit jamais le jour. En 1995, le président Clinton dut batailler pour faire accepter celle de l’OMC. Et en 2018 Donald Trump a déclenché une véritable guerre commerciale contre Pékin, portant un coup peut-être fatal au libre-échange mondial.

Survenue à peine six ans après la création de l’OMC, l’adhésion de la Chine a été le vrai déclencheur du déclin de l’organisation, en faisant en quelque sorte entrer le loup dans la bergerie. Les pays occidentaux considéraient alors qu’il valait mieux qu’un pays qui comptait alors 1,27 milliard d’habitants (un marché gigantesque) et pesait déjà quatre pour cent du PIB mondial soit à l’intérieur de l’organisation, soumis à des règles strictes, plutôt qu’à l’extérieur en électron libre. Ils espéraient également, sans oser le dire, que l’adhésion de la Chine la conduirait à rapprocher son modèle économique du leur.

Leur erreur a été double. Ils ont d’abord sous-estimé le potentiel de croissance de la Chine, dont le PIB en dollars courants a été multiplié par 13,7 entre 2001 et 2024, soit une croissance moyenne de 11,5 pour cent par an. Le pays pèse désormais près de 18 pour cent du PIB mondial. Ils se sont également trompés sur la gouvernance de l’économie chinoise, qui reste centralisée et autoritaire, et sur la volonté de autorités de se plier à des règles internationales. Les États-Unis, en particulier, reprochent à la Chine diverses pratiques contraires à ses engagements : transferts forcés de technologie, violations de propriété industrielle, subventions massives aux exportations, restrictions aux investissements étrangers, etc.

En rétorsion ils ont eux-mêmes contrevenu aux règles de l’OMC par des droits de douane, des quotas et des embargos sur les produits chinois, et en lançant en 2022 l’Inflation Reduction Act (IRA) qui comprend un important volet de subventions propres à favoriser leur réindustrialisation. Ce faisant, ils ont déclenché une véritable « course à l’échalote » car leurs sanctions, loin de persuader la Chine de rentrer dans le rang, n’ont rien changé à sa stratégie industrielle, menée à grands coups de subventions publiques. Aujourd’hui confronté à un marché intérieur morose, le pays n’a d’autre solution que de se tourner vers l’export, menaçant de déstabiliser l’économie mondiale alors que le marché américain se ferme. Le secteur des énergies renouvelables et celui de l’automobile pourraient connaître un déferlement de produits chinois à bas prix, contraignant ainsi l’Europe à relever elle aussi ses barrières douanières, avec une surtaxe pouvant aller jusqu’à 35,3 pour cent sur les véhicules électriques fabriqués en Chine, en plus de la taxe de dix pour cent déjà appliquée à ces importations.

Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche ne va pas arranger les choses puisqu’il promet d’appliquer des droits de douane de dix à 25 pour cent à tous les produits étrangers entrant aux États-Unis, avec une exception pour ceux venant de Chine qui seront taxés à soixante pour cent ! L’OMC se révèle impuissante à contrôler une situation marquée par le retour massif des politiques unilatérales. Affaiblie, elle a peu de chances de retrouver à court terme un rôle majeur, certains experts ayant même évoqué sa « mort cérébrale » reprenant les termes d’Emmanuel Macron au sujet de l’Otan. Le président français a aussi récemment vivement critiqué le statu quo à l’OMC. « Si la Chine et les États-Unis ne respectent pas les règles, alors pourquoi serions-nous les seuls (l’UE) à le faire ? », avait-il demandé au Global Forum à Berlin en octobre dernier.

Début décembre 2024 l’espagnole Arancha Gonzalez, ancienne directrice générale adjointe de l’organisation, estimait que « la voix de la raison plaide en faveur d’une réforme de l’OMC », car si son fonctionnement actuel n’est plus acceptable, son rétrécissement (avec le départ des États-Unis) serait inefficace et sa disparition inconcevable. En effet le vide ainsi créé exacerberait les tensions commerciales avec des risques géopolitiques majeurs. Parmi les solutions possibles, on peut selon elle envisager de flexibiliser davantage les règles du commerce international pour donner plus de souplesse aux États et aux acteurs économiques. Par exemple en matière de subventions en faveur de la transition climatique, de hausses limitées et temporaires des tarifs douaniers ou d’invocation de la clause de sécurité nationale. Cette flexibilité, qui pourrait constituer une concurrence déloyale, aurait l’avantage de rester dans le cadre des limites accordées par les membres de l’organisation afin d’en limiter les effets négatifs.

Blocage institutionnel

Le dispositif de résolution des conflits de l’OMC, composé de l’Organe de règlement des différends (ORD) et de son Organe d’appel (OA) aura plutôt été un succès sur le plan quantitatif avec 623 plaintes traitées depuis trente ans. Mais au fil du temps, de plus en plus de décisions sur les différends commerciaux ont fait l’objet d’appels (deux-tiers jusqu’en 2014, près de 90 pour cent depuis) ce qui a donné aux sept juges qui composent l’OA l’occasion de développer une jurisprudence à vocation internationale. Selon aussi bien la gauche altermondialiste que la droite souverainiste, l’OA se serait ainsi arrogé un pouvoir abusif de législateur supranational.

Les États-Unis, pays qui dépose le plus de plaintes auprès de l’OMC mais aussi celui le plus visé par les autres plaintes, ne cessent de dénoncer l’« activisme judiciaire » de l’organe d’appel, qui porte atteinte aux principes fondateurs de l’OMC. Depuis quinze ans ils bloquent le fonctionnement de l’OA en refusant le renouvellement des juges qui y siègent. Une mesure prise sous l’administration Obama en 2011 et reprise ensuite sous les mandats de Donald Trump et de Joe Biden. Mais l’UE et une masse critique de membres comme la Chine, le Brésil, le Mexique ou le Japon, ont décidé de maintenir le fonctionnement de l’OA en l’appliquant de manière provisoire entre eux.

Georges Canto
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