Dans de nombreux pays européens, on observe depuis environ cinq ans un rajeunissement aussi net qu’inattendu de la population des investisseurs individuels. En cause, les nouvelles technologies qui, jointes à l’apparition de nouveaux produits et formules, rendent la finance plus accessible et plus ludique. Une tendance qui n’est pas sans dangers. Depuis plusieurs décennies, les autorités politiques et financières s’efforcent, à grand renfort d’incitations fiscales, de flécher l’épargne des ménages vers les marchés financiers, avec des résultats pour le moins décevants.
Ainsi, en France, juste avant le début de la pandémie de Covid-19, le taux de détention d’actions cotées « en direct » s’élevait à seulement 6,7 pour cent avec une forte concentration chez les 55 ans et plus. Un tournant s’est produit au moment de la crise sanitaire. Profitant à la fois de leur désœuvrement pour cause de confinement, de leur familiarité avec le monde digital et des opportunités offertes par la forte chute des bourses mondiales en février-mars 2020, les jeunes générations ont découvert la bourse. En six semaines, l’âge médian des investisseurs est tombé de 61 ans (moyenne 2018-2019) à 48 ans ! Le taux de détention d’actions en direct des moins de 25 ans a quasiment doublé entre fin 2019 et fin 2020, passant de 2,4 pour cent à 4,7 pour cent. En 2022, ils représentaient même 10,3 pour cent des actionnaires individuels, contre sept pour cent pour les 25-34 ans. En 2015, les proportions étaient respectivement de 3,6 pour cent et 6,2 pour cent.
Un phénomène visible dans d’autres pays en Europe et désormais bien ancré, grâce notamment aux nouvelles technologies. Les moins de 35 ans les utilisent intensivement dans les aspects les plus divers de leur existence. La gestion au quotidien de leurs comptes bancaires est entrée dans leurs habitudes, notamment par le biais d’applications mobiles sur smartphones, dont la conception leur rend la tâche moins fastidieuse, moins stressante, voire ludique. Leur utilisation pour faire fructifier leur épargne, même si elle est souvent modeste, apparaît donc comme la suite logique d’un usage digital initialement tourné vers les solutions de paiement.
Pour investir facilement en ligne, il vaut mieux disposer de produits simples. Ils existent : ce sont les ETF (exchange traded funds), pour lesquels les jeunes manifestent un grand engouement. Selon l’étude People & Money 2024 de BlackRock, qui s’intéresse au comportement des investisseurs actuels et potentiels dans les principaux marchés européens, un investisseur européen sur cinq possède un ETF, une proportion qui monte à 24 pour cent chez les jeunes investisseurs (âgés de 18 à 34 ans) contre 19 pour cent chez les plus de 35 ans.
Pas compliqués (ils ne nécessitent pas de connaissances financières approfondies) très variés et peu coûteux, les ETF sont bien adaptés aux transactions en ligne. Selon l’étude, 81 pour cent des Européens qui en détiennent les ont souscrits directement via une plateforme d’investissement en ligne (celle de leur banque pour 37 pour cent, une autre pour 44 pour cent). Par ailleurs, une enquête réalisée dans six pays de l’UE pour le compte du courtier allemand Scalable Capital a montré que les jeunes investisseurs plébiscitent les plans d’accumulation, des mécanismes qui permettent d’investir dans un produit financier de manière régulière. 42 pour cent des 25-34 ans, contre 32 pour cent des plus de 55 ans détiennent un tel plan. La formule aurait permis de quadrupler le taux d’épargne des 18-24 ans au cours des dernières années. Pour le directeur de Scalable, les jeunes « saisissent les opportunités du numérique pour faire travailler leur petit capital et atteindre les mêmes objectifs que leurs aînés, qui s’appuyaient sur une gestion professionnelle des actifs nécessitant de grandes quantités de capital et entraînant des coûts importants ».
Les régulateurs suivent de près la tendance, surtout depuis qu’une étude sur les applications mobiles de deux grandes banques allemandes a montré que l’utilisation de smartphones augmente des deux tiers la probabilité d’acheter des actifs risqués. En France, pour vérifier l’hypothèse selon laquelle la dimension ludique de l’investissement accroît la prise de risque, l’Autorité des marchés financiers (AMF) a demandé au Laboratoire d’économie expérimentale de l’Université de Strasbourg de réaliser une expérience en finance comportementale.
Le test s’est déroulé au printemps 2023 auprès de 366 étudiants de différentes disciplines, mis en situation d’investissement. Les participants, dotés d’une somme initiale de 22 euros à utiliser au cours de seize sessions, devaient choisir la proportion investie en actifs risqués et celle conservée sans risque. Ils avaient par ailleurs la possibilité de copier automatiquement les décisions du participant ayant obtenu la meilleure performance au cours des périodes précédentes. Il s’agissait principalement d’examiner l’impact de différents types de stimulus de « gamification » reprenant les codes des jeux vidéo (trophées ou confettis virtuels) sur la prise de risque dans les décisions financières de jeunes investisseurs.
Les résultats révèlent une augmentation de la prise de risque lorsque les participants reçoivent un trophée valorisant l’investissement risqué, et inversement une diminution lorsque le trophée récompense l’épargne sans risque. Ainsi le pouvoir d’incitation des trophées symboliques joue un rôle important dans le changement de comportement vis-à-vis du risque. En revanche, la stimulation par l’affichage de confettis accompagnés de messages d’encouragement ou de félicitations sur l’écran ne produit pas d’effet significatif. Il ressort également que vingt pour cent des participants ont choisi le copy trading (copie des décisions du plus performant). Cette possibilité a favorisé la prise de risque chez tous les participants, y compris ceux qui n’en ont pas fait usage. Autre résultat intéressant : les femmes ont montré une moindre réceptivité aux éléments de « gamification », mais une tendance plus forte au mimétisme.
Il est donc établi que les techniques de stimulation issues des jeux vidéo, quand elles sont appliquées à l’investissement financier, peuvent inciter à prendre davantage de risques. Cette expérience sur les effets de la « gamification » sur les comportements d’investisseurs, qui était une première en France, a livré au régulateur, commanditaire de l’étude, des résultats ambigus. D’un côté ils ouvrent de nouvelles perspectives sur les manières d’inciter les investisseurs les plus jeunes à se porter vers les marchés financiers. D’un autre, ils suscitent des inquiétudes, avivées par les études montrant le très médiocre niveau de connaissances financières des jeunes et leur propension à s’informer par le truchement des réseaux sociaux. « L’investissement n’est pas un jeu et la gamification ne doit pas faire oublier les risques », a déclaré Marie-Anne Barbat-Layani, la présidente de l’AMF.
De fait, la plus grande implication des nouvelles générations dans le fonctionnement des marchés financiers s’est accompagnée d’une recrudescence des fraudes à leur détriment, particulièrement des arnaques en ligne. En Belgique, quarante pour cent des investisseurs de moins de 35 ans déclarent avoir déjà été victimes d’une fraude à l’investissement, sous forme notamment de fausses plateformes de trading et de vente de cryptos (L’Echo, janvier 2024). Aux États-Unis, dans un sondage publié par Avast Software en octobre 2022, l’échantillon devait répondre, entre autres, à la question « Avez-vous été victime d’une fraude en ligne ? Par exemple, en fournissant vos coordonnées bancaires, sans vous rendre compte qu’il s’agissait d’une arnaque ou en étant ciblé dans le cadre d’une arnaque sentimentale par quelqu’un se faisant passer pour une autre personne ». La proportion la plus élevée de victimes (49 pour cent) était dans la tranche 25-34 ans, suivie de la tranche 35-44 ans (41 pour cent) tandis que les répondants les plus âgés (55 ans et plus) étaient deux fois moins atteints que la cohorte la plus touchée (24 pour cent). Pour les commanditaires de l’étude, ce sont « l’aisance des milléniaux vis-à-vis d’Internet, combinée au temps passé en ligne, et à une petite touche d’orgueil » qui les rendent plus vulnérables.
Au Canada, un sondage publié par la banque TD en février 2024 révélait que près du tiers des 18 à 34 ans interrogés avaient déjà été victimes d’une arnaque. Malgré leurs aptitudes technologiques, 43 pour cent estimaient être plus susceptibles d’être la cible de fraudes financières sur les réseaux sociaux que les groupes plus âgés, tout en se disant trop gênés pour en parler, ce qui signifie que beaucoup d’incidents ne sont probablement pas signalés. Pour finir 62 pour cent indiquaient se sentir vulnérables par rapport aux fraudes financières. En France, dès décembre 2021, la justice et les autorités financières estimaient que « les réseaux sociaux et les influenceurs sont les nouveaux points d’entrée apparus ces dernières années », avec par exemple de « faux bons plans » incitant les jeunes à se former au trading. Cette population est globalement consciente des risques d’arnaque, mais sa méfiance diminue lorsque les investissements portent sur des biens réels (diamants, immobilier de luxe) ou sur les cryptomonnaies comme le montre le procès « Carton rouge » qui se tient actuellement à Nancy.
Autonomes et actifs
Une étude publiée en France début octobre par l’AMF a montré que les 18-34 ans, représentant 25 pour cent d’un vaste échantillon représentatif de la population, pesaient 39 pour cent du segment des « investisseurs autonomes et actifs ». Gérant eux-mêmes leurs économies, près du quart réalisent au moins une opération par semaine, les deux tiers au moins une fois par mois, contre respectivement 17 et 32 pour cent pour la moyenne du segment.
Ils sont très portés sur les ETF, avec un taux moyen de détention de 23 pour cent. Mais pour 44 pour cent le portefeuille boursier ne dépasse pas 10 000 euros. Les deux tiers privilégient Internet pour leur recherche d’information, avec des formations, webinaires et conférences pour apprendre à investir, mais aussi pour les avis d’autres investisseurs et les discussions en ligne. Les réseaux sociaux utilisés sont majoritairement des réseaux généralistes comme YouTube et Instagram. Au moment de la prise de décision ils se tournent surtout vers leurs proches : famille, amis et collègues sont cités dans la moitié des cas, contre un tiers en moyenne pour le segment.