L’Aleba prise au piÈge

Option nucléaire

d'Lëtzebuerger Land vom 04.12.2020

Hégémonie La lettre est arrivée le 13 novembre au ministère du Travail, « un très gros dossier », selon une des expéditrices. L’OGBL et le LCGB y demandent que la représentativité sectorielle soit retirée à l’Aleba. Dans la guerre intersyndicale, c’est l’option nucléaire. La mécanique, prévue par le Code du travail, est irrévocablement enclenchée : Le dossier a transité vers l’Inspection du travail et des mines (ITM), qui doit établir « un rapport circonstancié », avant de revenir sur le bureau du ministre du Travail. In fine, ce sera à Dan Kersch (LSAP) de statuer sur l’avenir du principal syndicat du secteur financier.

Depuis un an et demi, l’Aleba est un syndicat politiquement vulnérable. Aux dernières élections sociales, l’Association des employés de banque et assurance est passée de 50,4 à 49,2 pour cent. Elle a donc atterri en-dessous du seuil critique des cinquante pour cent, qui assure la représentativité sectorielle. Le cadre juridique laisse peu de place à l’interprétation et, sauf surprise, l’ITM recommandera probablement le retrait de la représentativité.

Pour l’OGBL, qui tente depuis des décennies d’affirmer son assise dans le secteur financier, ce serait un triomphe. Pour l’Aleba, ce serait la débâcle. Comme le note sèchement le juge Jean-Luc Pütz dans Aux origines du droit du travail luxembourgeois, « il y a peu d’intérêt à adhérer à un syndicat non-représentatif, ce qui limite sensiblement le choix utile du salarié ». Le petit syndicat perdrait ainsi le droit de signer, au besoin seule, des conventions collectives. Dans une interview accordée au Wort, la secrétaire centrale de l’OGBL, Véronique Eischen, s’est fait un malin plaisir d’expliquer qu’en cas de retrait de la représentativité, l’Aleba ne serait même plus automatiquement admise à la table des négociations : « Les autres syndicats peuvent décider de l’inviter, mais n’y sont pas obligés ». L’OGBL n’a jamais caché ses visées hégémoniques, mais c’est la première fois qu’une de ses dirigeantes affirme aussi crûment sa détermination de réduire l’Aleba au rang de syndicat vassal.

Provocations & prétextes En octobre, se rappelle le président de l’ABBL, Guy Hoffmann, l’Aleba aurait approché l’organisation patronale pour lui soumettre l’idée de reconduire la convention collective de 2018. En « deux, trois semaines », on se serait mis d’accord sur ce principe, que l’ABBL a fait avaliser par son conseil d’administration. La bévue diplomatique commise par l’Aleba et l’ABBL, ce n’est pas tant d’avoir négocié via des canaux officieux, que de s’en être vantées publiquement. Le communiqué fatidique fut envoyé le 9 novembre au soir par Laurent Mertz, secrétaire général de l’Aleba. Il y proclamait fièrement qu’« à l’initiative de l’Aleba », un « accord de principe » avait été conclu avec l’ABBL. Afin de « sécuriser et stabiliser […] tous les salariés du secteur financier » on se serait mis d’accord pour reconduire la CCT pour les années 2021-2023. Au yeux de l’OGBL et du LCGB, ce communiqué ne pouvait être que lu comme une provocation. Les deux syndicats se retrouvaient relégués au rôle humiliant de spectateurs.

« La décision de retrait est rendue à la requête de tout syndicat justifiant d’un intérêt né et actuel », dit la loi sur la représentativité de 2004. C’est sur un plateau que l’Aleba vient de livrer cet « intérêt né et actuel » qu’on attendait dans les centrales de l’OGBL et du LCGB. En 2019 encore, à l’issue des élections sociales, les deux syndicats n’avaient pas osé s’attaquer à la représentativité de leur rivale. Dan Kersch, qui avait alors promis examiner le dossier « avec le calme et le soin nécessaires », n’avait pas de base légale pour agir, aucune partie intéressée ne l’ayant saisi. « On ne voulait pas déclencher des polémiques inutiles », dit Véronique Eischen aujourd’hui.

La retenue du printemps 2019 tenait en vérité plus de la Realpolitik. Alors que tous s’attendaient à voir couler l’Aleba aux élections sociales, elle avait étonnamment bien résisté, perdant seulement un petit point de pour cent. Pourtant de la zizanie, il y en avait eu en Alebanie : le démontage du président du syndicat, Roberto Scolati, par sa propre délégation du personnel à la Banque de Luxembourg, suivi des licenciements de trois permanents du syndicat, peu avant les fêtes de Noël 2018. Or, le résultat aux élections rappela la résilience du petit syndicat. Quant à l’OGBL, qui avait affiché son ambition de remporter la majorité, il ne réussit pas sa percée dans le secteur financier et stagnait à 31,6 pour cent.

Rétropédalage Pour sa contre-offensive, l’OGBL a sorti le grand jeu. Lors d’une conférence de presse convoquée le 20 novembre, Véronique Eischen traitait les dirigeants de l’Aleba d’« idiots utiles » du patronat, les accusant d’avoir fait sauter le front syndical et de mener des « négociations secrètes ». Évoquant sa « profonde tristesse » et grande « colère », elle a choisi le registre de l’indignation : « Cela fait des décennies que nous négocions ensemble. Et voilà que l’Aleba se retire ins stille Kämmerlein ?! Et après, ils nous invitent chez eux, dans leurs locaux, pour une intersyndicale ? Mais que reste-t-il à négocier ? Ils ont déjà leur accord ! C’est ridicule ! » À une sortie de crise, Eischen pose désormais une pré-condition : Que l’Aleba « dise officiellement » que l’accord de principe « n’existe plus ». Bref, c’est la cacophonie qui règne.

Guy Hoffmann jure que « notre objectif, ce n’était certainement pas de fissurer le front syndical ». Il défend son accord avec l’Aleba : « En toute objectivité, c’est une bonne chose. Les gens se font actuellement assez de soucis pour leur emploi. On a besoin de prévisibilité et de stabilité. On ne va pas de nouveau se disputer pendant 18 mois pour très peu de valeur ajoutée ». L’Aleba avait toujours craint pour les préavis de licenciement doublés et pour la prime de juin, également appelée « prime Luxair » puisqu’elle permet de payer les vacances d’été. La sauvegarde de ces acquis « dans une conjoncture compliquée » a été vendue par le syndicat comme une victoire. Quitte à renoncer à une hausse des salaires en 2021.

Depuis deux semaines, Roberto Mendolia, le discret président de l’Aleba qui avait pris la relève de Roberto Scolati en juin 2019, tente désespérément de rétropédaler. D’abord en invitant l’OGBL et le LCGB « dans les plus brefs délais » pour une « réunion de concertation ». Puis en diffusant un communiqué dans lequel il explique, de manière quelque peu byzantine, ne pas avoir « signé » l’accord de prolongation. Enfin, en se fendant d’une interview solennelle au Wort dans laquelle il lance « un message de paix sociale et de stabilité pour le secteur » et affiche sa volonté œcuménique : « Nous avons un discours rassembleur et non pas de désunion ». Chez l’Aleba, la nervosité règne. Ses dirigeants, d’habitude très diserts, se refusent désormais à tout commentaire. Véronique Eischen ne fait rien pour désamorcer la situation : « Maintenant, ils ne peuvent plus se tourner vers nous pour les sortir du bourbier », explique-t-elle au Wort.

SOS Genève Pour défendre sa cause, l’Aleba s’est tournée vers Fernand Entringer, avocat à la retraite et ancien référendaire du Premier ministre Gaston Thorn pour les questions touchant au droit du travail. C’est lui qui, il y a vingt ans, avait plaidé le dossier Aleba devant le tribunal administratif. En 1999, le syndicat avait signé seul avec l’ABBL une convention dont le ministre du Travail, François Biltgen (CSV), refusa le dépôt, en dépit du fait que l’Aleba représentait alors 68 pour cent des effectifs de la place bancaire. L’Aleba et Entringer entamaient alors un recours devant les juridictions administratives qu’ils allaient gagner, une victoire confirmée en 2001 par le Bureau international du travail (BIT), une agence de l’ONU basée à Genève. Entringer s’attend à une réédition de 2000 : un long parcours juridique qui le mènera jusqu’à Genève. « On va certainement reprendre les décisions du BIT, estime-t-il. Le droit international prime sur le droit national. Wann et haard op haard geet, alors je ne me fais pas de soucis. L’Aleba finira par avoir raison. »

L’épée de Damoclès pendra au-dessus des négociations entre syndicats et patronat qui débutent le
9 décembre, en visioconférence. Et si Dan Kesch retirait la représentativité sectorielle en plein pourparlers, qui risquent de durer des mois ? « Ce serait alors une immixtion directe dans les négociations par le gouvernement… dat wär ee staarkt Stéck », répond Hoffmann qui dit ne pas croire à un tel scénario. Tout sera donc une question de timing. Avec Dan Kersch comme maître horloger.

Bernard Thomas
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