Le président partant de l’UEL, Nicolas Buck, fait un debrief et revient
sur la solitude des ministres et la tripartite comme pièce de théâtre

« Oumpf »

d'Lëtzebuerger Land vom 23.10.2020

Nicolas Buck a toujours adoré se mettre en scène comme enfant terrible du patronat. Passé au printemps 2019 de la présidence de la Fédération des industriels à celle de l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL), son style décomplexé contrastait avec la diplomatie qu’a affiché durant de longues années son prédécesseur, Michel Wurth. Si les sorties de Buck créaient régulièrement le buzz, l’expérience n’aura finalement constitué qu’une courte parenthèse. Cette semaine, le patron des patrons a annoncé qu’il quittera la présidence de l’UEL à la fin de l’année, disant vouloir se consacrer pleinement à Seqvoia, sa PME (comptant quinze employés) fournisseuse de services à l’industrie des fonds. Le président de la Fédération des artisans, Michel Reckinger, prendra la relève.

d’Land : Ces vingt derniers mois, vous avez pu observer de très près le milieu politique. Qu’est-ce qui vous y a le plus frappé ?

Nicolas Buck : L’énorme solitude de la fonction ministérielle. Je voyais les ministres peu à peu s’entourer de leurs propres troupes. Ces proches collaborateurs étaient souvent choisis pour leur fidélité plus que pour leurs compétences. In fine, je comprends quelque part ce choix affectif. Il exprime le besoin d’avoir un ami à ses côtés, de se sentir protégé. Cette obsession de la trahison me semble caractéristique du monde politique. Car, en fin de compte, les ministres sont seuls, ils ne répondent à personne. On dit toujours qu’il y a trop de fonctionnaires. Ce débat me semble très peu intéressant. Au niveau du patronat, j’avais littéralement à ma disposition des dizaines et des dizaines d’experts en tous sujets. De l’autre côté, je ressentais un manque flagrant de ressources pour faire des analyses, pour rédiger des notes de réunion qui arrivaient en retard ou pas du tout. Le décalage me semblait énorme entre la responsabilité et les moyens à disposition.

Une des grandes révélations de la pandémie, c’est la transformation de l’ancien communiste, Dan Kersch…

… en « sauveur de l’économie ». C’est un vrai ministre, un vrai chef… et il connaît ses dossiers. Lorsqu’aux réunions tripartites, un représentant syndical ou patronal faisait une remarque sur un article du Code du Travail, il arrivait que Kersch, sans demander l’avis à ses experts, répondait en deux minutes. Au-delà de son faux pas sur Facebook, il a été décisif durant la crise. J’ai beaucoup de respect pour lui. C’est quelqu’un qui a quitté l’école très jeune, qui a fait l’école du soir, qui a écrit les discours de Lucien Lux. Tout ce qu’il a eu, il a dû le prendre. On peut lui reprocher cette brutalité, cette intransigeance, mais il porte en lui également la colère contre l’injustice. Si vous me demandez pourquoi je n’entre pas en politique, c’est que je pense qu’un homme politique doit incarner cette colère. Il doit ressentir la volonté de rendre le monde meilleur : plus vert, plus social, plus tolérant. Si ces sujets ne vous dévorent pas, alors ne faites pas de la politique. Or, je n’ai jamais éprouvé le monde extérieur comme profondément injuste.

J’en conclus que vous excluez une carrière en politique ?

Oui, je l’exclus. Même si les entrepreneurs vont peut-être m’en vouloir, je vais vous dire la grande différence entre le monde de la politique et le monde de l’entreprise : Le monde de l’entreprise est finalement plus simple, plus binaire. La politique est beaucoup plus grise, plus compliquée, plus subtile : elle est moins claire. La grande erreur, et je l’ai souvent faite, était de penser que le degré de difficulté était comparable. Mais ce n’est tout simplement pas vrai. La politique on ne peut que la comprendre, si on l’a vécue de l’intérieur. C’est une bête que l’on doit apprivoiser très jeune.

En termes gramsciens, votre stratégie à l’UEL se lisait comme le passage d’une « guerre de position » traditionnelle et sage, avec ses institutions tripartites et ses tranchées tracées, à une « guerre de mouvement » plus agressive. Quel sens fallait-il donner à vos sorties sur le Comité permanent du travail et de l’emploi (CPTE), l’automne dernier ?

Était-ce une opportunité ou une stratégie ; ou l’opportunité est-elle devenue stratégie ? Beaucoup de choses qu’on fait, on les fait sur le moment, par intuition. Alors oui, quelque part j’ai fini par unifier les syndicats contre notre position. Mais ce qui était beaucoup plus important, c’est que j’ai unifié toutes les organisations patronales derrière l’organisation faîtière. On pouvait me reprocher mon style, la façon. Mais sur le fond, ma stratégie était de négocier comme un syndicaliste. Les syndicats ont une force : la conviction forte avec laquelle ils défendent leurs positions. J’ai toujours trouvé qu’au niveau du patronat, on ne portait pas toujours nos convictions avec assez de cœur, assez de… « oumpf ».

Du « oumpf », il y en a eu. Mais en fin de compte, le gouvernement a fait bloc derrière les syndicats et vous êtes sagement retourné aux réunions du CPTE.

J’avais dit dit que je ne renégocierai pas au CPTE, et pourtant j’adore négocier !

Vous expliquiez alors ne pouvoir que « discuter ».

C’est vrai. Cette nuance sémantique était en fait intenable. À la fin, les relations tripartites sont une pièce de théâtre. On a mis un peu d’émotion là-dedans, on a secoué le cocotier, et puis tout le monde a fini par se remettre à la table des négociations. Peut-être que le gouvernement et les syndicats avaient compris qu’il fallait considérer notre point de vue. Puis est venu l’événement – incongru – du Covid, et cela a changé toute cette histoire.

Votre expérience ne se résume-t-elle pas à celle d’un libéral décomplexé qui a dû finir par se conformer au modèle social luxembourgeois ? Suite à un cas de force majeure, la pandémie…

Je pense que le rôle des personnes est plus important que le poids des structures. Et que ce sont les circonstances qui font l’histoire. Le Covid nous l’a rappelé. Ceux qui pensaient que l’économie était un long fleuve tranquille, c’est-à-dire la politique et les syndicats, se sont rendu compte que l’économie est quelque chose de très fragile. À ce moment-là, on a eu besoin des organisations patronales pour affiner les instruments de réponse à la crise pour l’économie dans son ensemble et pour les secteurs en particulier. On a tous dû réajuster nos positions : le gouvernement son programme de coalition, les organisations patronales leur position de blocage et les syndicats leurs vues « pikettyennes ». Brusquement, on a dû trouver des solutions. Cela a créé une dynamique de confiance. Ce n’est pas un volte-face. Je suis entrepreneur : quand je vois une opportunité, je la saisis.

L’hégémonie social-démocrate (ou chrétienne-sociale ou sociale-libérale) reste très forte au Luxembourg. Même le DP a officiellement renoncé à l’austérité et au « schlanke Stat ».

Le discours libéral classique a disparu. Aujourd’hui, c’est la solidarité plutôt que la concurrence, l’égalité plutôt que la liberté. Ce discours représente bien l’électorat dans son souci de préservation du statu quo. Ceux qui veulent réussir l’ascension sociale par la force de leur travail sont, dans l’énorme majorité, les étrangers.

Cette ligne d’argumentation méritocratique ne devrait-elle pas logiquement vous mener à revendiquer un impôt sur l’héritage ? Venant de la part d’un héritier, ce serait surprenant…

Je suis la combinaison d’un héritier et d’un entrepreneur. J’ai hérité et j’ai gagné de l’argent. Lorsqu’on parle de l’imposition en ligne directe, on parle de l’institution de la famille, qui constitue quand même le cœur de nos sociétés occidentales. À cette famille est lié un patrimoine avec des dépositaires à travers les générations qui vont s’investir dans la société. Il ne faut pas briser cette filiation, le patrimoine doit rester dans les familles. Mais je pose la question de la légitimité d’une création de valeur qui se joue au niveau du foncier. Les Luxembourgeois me rappellent quelque peu les Corses : le dernier bastion économique que nous détenons, c’est le foncier. La politique a favorisé cette classe d’actifs par une fiscalité très généreuse – le jouet favori des Luxembourgeois…

Pour compenser une réduction de l’imposition sur le capital mobilier, les Big Four plaident pour une taxation conséquente du foncier et de l’immobilier. Les organisations patronales établies restent, elles, très discrètes sur le sujet.

Au Luxembourg, l’impôt foncier représente actuellement 33 millions d’euros en recettes par an. Personne ne pourra dire qu’il s’agit d’un impôt adéquat ou proportionné. Si on visait la moyenne de l’OCDE, on arriverait à 600 millions d’euros. Si on visait l’échelle de la France, grand spécialiste de l’impôt foncier, cela représenterait trois milliards d’euros de rentrées budgétaires. Adaptons-le, mais alors pour tout le monde.

L’ancien régime des stock-options va disparaître. Vous ne le regrettez pas ?

Il y a eu des abus. Au début, les stock-options étaient utilisées pour lisser l’imposition marginale et offrir un package compétitif par rapport à d’autres juridictions financières. Ensuite, on a été trop loin : le système a servi à réduire l’imposition des cadres, des secrétaires. J’admets que me suis fortement engagé à préserver ces plans warrants, mais aujourd’hui, je salue la décision prise par le gouvernement d’opter pour un cadre légal et des critères objectifs. La prévisibilité fiscale et le dialogue entre l’administration et les administrés sont à mes yeux les vrais enjeux de demain dans une fiscalité harmonisée européenne, voire mondiale. Tout comme je salue le nouveau régime des impatriés.

Qui risquera de faire des jaloux… Les dirigeants locaux ne seraient-ils pas en droit de dire : « Moi aussi, je suis un talent » ?

Tous les pays se font concurrence pour attirer les talents, et tous doivent se positionner. Toujours est-il qu’à un certain moment, le joueur que j’ai fait venir dans mon club, j’aimerais qu’il reste par affection.

Vous annoncez votre départ de l’UEL alors que la pandémie reprend. On pourrait vous reprocher de quitter le navire en pleine tempête.

Je me suis moi-même fait la réflexion, mais il n’y a jamais de bon moment pour arrêter. Il y a un capitaine qui part, il y en a un autre qui arrive [Michel Reckinger]. Tout se passera dans la continuité. Mais mon amour de l’entreprise est plus grand que mon intérêt pour la politique. C’est la conclusion à laquelle je suis finalement arrivé. Au moment où j’ai repris la présidence de l’UEL, mon ami Jean-Louis Schiltz [ancien ministre CSV] m’avait prévenu : « Si tu veux exercer une influence, tu dois être mieux préparé que les autres. » Il avait raison, c’est une activité très chronophage. Tous les matins en me levant, je me demandais : Qu’est-ce que je fais en premier ? Je m’occupe de mon entreprise ou de l’UEL ? C’est un dilemme que je n’arrivais pas à résoudre dans ma tête.

Bernard Thomas
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