France

Dérive autoritaire et liberticide

d'Lëtzebuerger Land vom 04.12.2020

Des « Gaulois réfractaires au changement ». C’est ainsi qu’à l’été 2018, depuis le Danemark, Emmanuel Macron a qualifié les Français. Même s’il a ensuite plaidé l’humour, beaucoup y ont vu une insulte. Mais c’était encore l’époque où le jeune président de la République jouissait à l’étranger, du moins dans la presse anglo-saxonne et européenne, de l’image d’un réformateur dynamique et libéral, à même de faire la leçon à un peuple dépeint au contraire en termes péjoratifs.

Deux ans plus tard, l’inversion est spectaculaire : l’évolution autoritaire et liberticide d’Emmanuel Macron est dénoncée sans détour par la presse étrangère. Engagée de longue date, il a fallu l’intense polémique sur la diffusion d’images des forces de l’ordre et d’énièmes violences policières pour qu’elle saute aux yeux de nombreux médias, et ternisse l’image de la France à l’extérieur. De Grande-Bretagne, le Financial Times titre : « Emmanuel Macron’s illiberal plan to protect the French police ». Aux États-Unis, The Atlantic éditorialise : « France is about to become less free ». En Allemagne, avec « Macrons Doppelmoral », le Frankfurter Allgemeine Zeitung souligne le double langage du président français, qui d’un côté défend le droit aux caricatures mais de l’autre attaque les libertés publiques quand ça l’arrange. Avant le FAZ et sur un autre thème, Die Zeit avait dépeint la France en « Absurdistan autoritaire », car la pandémie de Covid y est gérée par un conseil dit « de défense » très restreint.

Et si un dessin roumain du président français en petit Napoléon piétinant Marianne est bien une caricature, le quotidien suisse Le Temps est des plus sérieux quand il aborde les « Violences policières. Un déshonneur français » : « Chaque cas problématique est examiné, documenté, prouvé par la presse, mais rien ne semble pouvoir faire fléchir l’exécutif, qui ne cesse de nier le caractère systémique des violences policières (…) Sans une reprise en main rapide, c’est l’image de la police française qui sera durablement écornée. Sans l’ouverture d’un débat national, c’est l’image du pays des droits de l’homme qui se trouvera abîmée ».

De fait, elle l’est déjà. Lundi 23 novembre, la Commission européenne est sortie de sa réserve pour rappeler que les journalistes doivent pouvoir « faire leur travail librement et en toute sécurité », ajoutant qu’elle suivait la situation de près. En cause, la proposition de loi « Sécurité globale », encore en débat, qui entend pénaliser la diffusion malveillante d’images des forces de l’ordre. Présentée comme destinée à protéger les policiers dans leur vie privée, elle menace en fait la possibilité de filmer. « Nouvelle étape de la dérive sécuritaire en France », selon la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), elle « porterait une atteinte à l’exercice du droit à l’information et constituerait une entrave aux droits des victimes éventuelles (…) par la menace d’intervention et de saisie de matériel et de poursuites qu’elle fait peser, tant sur les journalistes que sur les citoyens ».

Dénoncée comme telle par les principales organisations de défense des droits humains et de nombreuses rédactions et syndicats de journalistes, elle a suscité plusieurs journées de rassemblements et de manifestations, dont les très suivies « marches de la liberté », samedi 28 novembre dans tout le pays. Il faut dire que les jours précédents avaient spectaculairement conforté les arguments des opposants au texte de loi. Les images de l’évacuation brutale d’un éphémère campement de migrants place de la République à Paris, puis la diffusion par le média social Loopsider d’une vidéo du tabassage sans raison d’un producteur de musique noir par des policiers parisiens ont mis en évidence l’indispensable utilité des images pour porter à la connaissance du public les violences ; le racisme chez certains policiers ; et le sentiment d’impunité des forces de l’ordre que le texte de loi ne ferait que renforcer. Confronté à l’évidence de la vidéo du tabassage, vue plus de treize millions de fois, Emmanuel Macron a dit la « honte » du pays, puis quatre policiers ont été mis en examen. De son côté Médecins sans frontières (MSF) a porté plainte contre le préfet de police de Paris, Didier Lallement, après l’évacuation violente.

Cette folle semaine de fin novembre, qui restera comme un marqueur du quinquennat, a débouché sur une crise politique qui a vu le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin en partie désavoué par Emmanuel Macron : réécriture à venir de l’article le plus controversé du texte, reconnaissance de « problèmes structurels » dans la police, nécessité de réformer l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) pour qu’elle devienne indépendante… de la police (lire d’Land du 19 juin). Depuis des mois au contraire, Gérald Darmanin ne cessait de flatter les plus radicaux des syndicats policiers, malgré la multiplication des cas de morts ou de blessures après des interventions des forces de l’ordre, allant jusqu’à déclarer : « quand j’entends le mot violences policières, moi, personnellement, je m’étouffe ».

L’issue de cette crise n’est pas connue, mais ceux qui pensent que la situation va s’apaiser à peu de frais se bercent d’une double illusion, à la fois sur la situation de la France, et sur le positionnement réel de son président. En 2017, le candidat Macron n’a pas tant fait barrage à l’extrême droite qu’il en a instrumentalisé la peur, pour continuer à mettre en œuvre, cette fois à la tête de l’Elysée, son programme radical de transformation néolibérale du modèle socio-économique français. Première loi Travail sous le quinquennat Hollande, nouvelle loi Travail sous le sien, cadeaux aux plus riches (suppression de l’impôt sur la fortune) mais sévérité à l’égard des plus modestes par les mesures (baisse des aides au logement, des emplois aidés) et les déclarations (des « illettrés ») …

On connaît la suite, le soulèvement des « gilets jaunes », et un pouvoir sauvé par la police, au prix d’éborgnements et de mains arrachées des protestataires. Puis un entêtement à vouloir remettre en cause le système de protection sociale français (retraites, assurance-chômage), sanctionné par la plus longue grève nationale de l’histoire de pays. Acharnement qui apparaît aujourd’hui totalement à contre-courant, alors que se profilent chaque jour un peu plus (baisse des revenus, hausse de la pauvreté, des licenciements et du chômage) les graves conséquences sociales de la crise du Covid. Comme Emmanuel Macron ne dispose plus que de la force publique pour se préserver d’une éventuelle nouvelle contestation sociale, ce n’est plus tant le pouvoir politique qui dirige la police que celle-ci qui le tient.

Emmanuel Defouloy
© 2024 d’Lëtzebuerger Land