Avec Amal (de Jawal Rhalib), Das Lehrerzimmer (d’Ilker Çatak) et Pas de vagues (de Teddy Lussi-Modeste), trois films sortis en salles presque conjointement tirent la sonnette d’alarme sur une situation désolante dans l’Éducation nationale, où trois enseignants se trouvent dans le collimateur d’une haine qui va grandissante et dont ils ne parviendront guère à se dépêtrer.
Dans les deux films francophones, c’est la matière enseignée qui déclenche les péripéties cauchemardesques : Julien (François Civil) enseigne Ronsard et Amal (une éblouissante Lubna Azabal) fait lire un poète arabe bisexuel. Tous deux déclenchent l’ire des élèves et des parents, montrant l’inculture qui s’invite aujourd’hui dans les écoles. Les films pointent un antagonisme entre une image évidemment romantisée d’un temps d’avant fait de tolérance et l’intolérance actuelle. Cette intolérance est systématiquement représentée non seulement par des jeunes perdus, déboussolés, agressifs, qui entretiennent par instinct un darwinisme du temps des réseaux sociaux devenu seul moyen de survie, loi du talion où il te faut être le premier à harceler pour ne pas devenir le premier à l’être soi-même, harcelé, mais aussi et surtout par des parents convaincus qu’il n’y a d’autre place pour leur enfant que le trône.
Dans cet enclos où tous veulent être monarques, l’enseignant, humble disciple au service du savoir, devient bouc émissaire de rêve, cible de premier choix. Dans Amal, l’enseignante bruxelloise choisit d’enseigner un poète bisexuel pour lutter contre l’homophobie d’une partie de ses élèves, qu’elle sait en voie de radicalisation, sans se douter que ce choix ne fera qu’attiser la haine de parents fanatiques. Dans Pas de vagues, ce sera le plus fameux des poèmes de Ronsard qui coûtera réputation et carrière à cet enseignant un peu trop sympa, trop proche des élèves, à qui on reprochera à la suite d’en avoir invité certains au kebab d’à côté.
Ronsard aurait-il été publiable aujourd’hui, avec sa certes belle et subtile poésie de séduction telle que pas mal de mâles un peu rapaces en écrivaient alors ? Un poète comme John Donne l’aurait-il été, avec ses textes qui parlent de tiques pour dire le désir de coucher avec une femme ? Des questions que le film ne pose malheureusement pas, qui se contente de montrer un prof un peu naïf expliquer la rhétorique de séduction de Ronsard en l’exemplifiant sur le cas d’une élève. Qui prendra cela pour du harcèlement sexuel et le fera savoir à tous, notamment à son tyran de frère, patriarche autoproclamé de la famille. Il se pointera à la sortie de l’école pour faire savoir au prof qu’il l’attend hors des murs protecteurs de l’école pour l’égorger.
Le film ne pose pas la question, de même que Julien ne cherche jamais à comprendre que sa tentative, quoique bienveillante, d’illustrer un procédé rhétorique de séduction en l’appliquant à une élève était peut-être un chouïa déplacé. On pourrait reprocher à Pas de vagues de ne pas sortir assez du point de vue qu’il adopte, celui du prof comme victime, donnant trop peu de temps d’écran à l’autre victime, la jeune fille, dont le malaise vient d’une situation familiale dont il est pourtant suggéré qu’elle est insupportable. L’homosexualité de Julien, qui aurait pu le tirer d’affaire, il refuse de la dévoiler, craignant qu’elle ne fasse que cimenter le mépris qu’on commence à éprouver pour lui – et de fait, une collègue visiblement amoureuse de lui prendra assez mal une vidéo qui commence à circuler et sur laquelle il danse de façon peu ambivalente avec son partenaire.
Dans Das Lehrerzimmer, la matière à enseigner devient au contraire la métaphore de la voix de la raison. En cours, Carla Nowak (Leonie Benesch) fait comprendre à ses élèves que toute preuve a besoin d’un raisonnement qui permet d’en saisir les étapes et la conclusion. Il est clair que cette assertion est censée protéger ses élèves contre les accusations racistes qui surgissent (de la part du corps enseignant) quand commence une série de vols à l’école et qu’est assez vite accusé un enfant non-allemand.
Les trois profs ont confiance en la transmission de valeurs humanistes. Ce qui les aveugle sur le monde dans lequel vivent et grandissent les jeunes qui ne fonctionne plus guère selon ces valeurs. C’est plutôt un monde où chacun est le loup de l’autre, où le harcèlement (sexuel) et la radicalisation empoisonnent les moindres relations. Leur confiance déontologique dans la méthode (Das Lehrerzimmer), dans les valeurs humanistes (Amal) ou dans les mécanismes rhétoriques qui font la beauté de l’écriture littéraire (Pas de vagues) rend les enseignants sourds à un monde en devenir qui n’en a plus rien à foutre, de ces enseignements, enseignements qui ne préparent en rien les jeunes à la férocité d’un monde où rôdent les loups, les violeurs, les criminels.
Alors que leur école pourrait être un havre de paix contre la brutalité d’un frère (Pas de vagues) ou les récriminations homophobes des collègues (Amal), elle devient le théâtre de toutes les violences, notamment parce que dans les trois films, les directeurs et directrices des lycées sont dépassés, ne cherchent qu’à calmer le jeu, à ne pas faire de vagues précisément, à sauver les meubles et la réputation de leur lycée, piètres capitaines d’un navire qui a déjà pris l’eau de toutes parts, qui ne pensent qu’à leur gueule, à leur carrière, au qu’en-dira-t-on dans les couloirs de l’inspection.
Alors que Das Lehrerzimmer ne montre jamais la vie privée de son personnage principal, comme si Carla Novak n’en avait pas, Amal et Pas de vagues filment les répercussions qu’auront, sur leur quotidien et leur couple, les menaces qu’ils vivent à l’école, montrant aussi à quel point le travail a désormais investi tous les domaines de nos existences, que rares sont ces jobs qui finissent au moment où tu pointes et pars, qu’aujourd’hui plus que jamais, c’est le lieu du travail où le dicton sartrien de l’enfer, c’est les autres, se vérifie tous les jours.
Qu’on en sache peu ou au contraire beaucoup sur leurs vies privées, les trois enseignants deviennent tous des victimes, dans chacun des long-métrages, et les bourreaux sont souvent des parents insupportables, dont les enfants-rois sont tout un chacun des messies tyranniques et solipsistes : ça n’est pas un hasard que l’assez didactique Das Lehererzimmer se termine par un enfant qu’on porte sur une chaise à travers les couloirs du lycée, ça n’est pas non plus un hasard qu’aucun de ces films, abstraction faite de la séquence finale aussi brève qu’insupportable d’Amal, ne sait comment finir, car il n’y a pas de fin à de telles situations. Aux antipodes de ces films où l’enseignant est un de ces éclairés qui guident les jeunes à travers l’obscurantisme, aux antipodes aussi de Traversée du feu de Jean-Philippe Blondel et de Qui-vive de Valérie Zenatti, deux romans écrits par des enseignants dont la relation avec leurs élèves est évoquée comme belle et respectueuse, Amal, Das Lehrerzimmer et Pas de vagues sont trois films qui témoignent d’un malaise irrésoluble, esquissant en relief le portrait d’une génération no future qui n’a comme terrain de jeu du présent que le marasme de la haine et la peur du harcèlement.