Comment s’explique la faiblesse de l’appareil d’État luxembourgeois ?

Surchauffe

d'Lëtzebuerger Land vom 10.08.2018

Dans The Paradox of Vulnerability (2017, Princeton University Press), John Campbell et John Hall, deux sociologues américains, s’étonnent de la résilience des petits États face aux crises économiques ; du moins ceux qui disposent d’institutions « thick ». Ils avancent une foule d’éléments (État de droit, consensus, partenariat social et même « l’identité nationale ») qui conféreraient une telle « épaisseur » à un État-nation. Mais le premier critère retenu, c’est son fonctionnariat : « Crucially, bureaucrats are recruited on the basis of expertise rather than patronage or clientelism. This is especially important for states so that policy – particularly policy that involves technically complex issues like banking and finance – is influenced by people who are able to judge objectively and in a relatively effective manner the likely effects of policy issues. »

D’après Eurostat, le Luxembourg disposerait d’un des taux d’emploi public les plus faibles d’Europe. (Il est calculé par rapport à la totalité de la main d’œuvre, frontalière incluse.) Avec douze pour cent de fonctionnaires, le Grand-Duché occupe l’avant-dernière place. Très loin derrière les pays scandinaves comme la Suède (29 pour cent), le Danemark (28) ou la Finlande (25), mais également loin des voisins français et belges (22 et 17 pour cent). On peut y voir la conséquence d’une tendance lourde qui remonte à Paul Eyschen. Méfiant vis-à-vis de toute politique interventionniste et angoissé par les déficits budgétaires, l’éternel ministre d’État (1888-1915) préférait « outsourcer » l’action sociale à des acteurs non-étatiques. Avant l’essor du titanesque complexe para-étatique, ce furent les congrégations (principalement les Élisabéthaines) qui géraient ainsi les dépôts de mendicité, œuvres de bienfaisance et même la prison des femmes au Grund.

Au Luxembourg, l’État central reste dominé par les fonctionnaires de la carrière moyenne. Ce pouvoir des rédacteurs (le groupe de traitement B1, détenteur d’un bac) était renforcé par le fait que, jusque dans les années 1980, la charge de directeur d’administration restait largement honorifique. Au quotidien, la boutique était gérée de manière pragmatique par les chefs de service. Les rédacteurs, formés en interne, se considèrent donc, non sans orgueil, comme « l’épine dorsale » de l’État. Le préposé systémique Marius Kohl en est le représentant le plus prodigieux, tandis que la Confédération générale de la fonction publique (CGFP) en est la matérialisation corporatiste. Elle n’a jamais revendiqué le recrutement de plus de fonctionnaires. « On a toujours été d’avis qu’il ne fallait pas trop embaucher », dit Romain Wolff, son président fédéral. Maintenir bas le nombre de fonctionnaires pour ainsi leur garantir des traitements élevés – était-ce le cœur de la stratégie CGFP ? « Je ne dirais pas… Du moins, pas une stratégie dont je serais conscient », répond Wolff, surpris par la question.

Les chefs successifs de la CGFP portent une part de responsabilité dans la carence de fonctionnaires à laquelle l’État se voit aujourd’hui confronté. Ils étaient directement associés aux décisions sur la répartition des postes. Successivement, Jos Daleiden, Romain Wolff et Steve Heiliger siégeaient au sein de la Commission d’économies et de rationalisation, un cénacle étatique aussi puissant que peu connu. Il dépend directement du Premier ministre et se réunit à un rythme hebdomadaire. C’est ici, à huis clos, qu’une poignée de hauts fonctionnaires et un représentant de la CGFP font les arbitrages sur les postes à distribuer entre les différentes administrations. Les directeurs doivent y motiver leur requête et se défendre de la suspicion que, plutôt que d’un manque de ressources, la surcharge de travail ne soit le résultat d’une organisation inefficiente.

Plus personne, ni l’Union des entreprises luxembourgeoises, ni le parti libéral, ne plaide pour un « schlanke Stat ». Dans son programme électoral, le DP se targue même d’avoir agi contre « die teils chronische Unterbesetzung verschiedener Verwaltungen » (surtout les autorités fiscales) . Luc Frieden et Jean-Claude Juncker (CSV) s’y étaient toujours refusés, Pierre Gramegna (DP) l’aura fait. Un « tax haven » a objectivement peu intérêt à doter son administration fiscale de réels moyens. Combiné au secret bancaire, le fractionnement du fisc en trois unités séparées et indépendantes réduisait à néant son pouvoir d’enquête. Mais face aux nouvelles exigences internationales et européennes, une telle politique du moins-disant institutionnel n’est plus praticable ; elle est même devenue nuisible au modèle d’affaires luxembourgeois.

Une fiscalité a minima n’est pas une condition suffisante pour attirer les flux de capitaux. Un centre offshore doit également offrir à ses clients un système judiciaire impartial, des fonctionnaires non-corrompus et une stabilité politique. Ce package étatique est censé les conforter dans l’idée que leurs fonds sont à l’abri dans un « safe haven ». Lors de sa conférence sur le droit commun et sa lente subversion par le droit dérogatoire (publiée dans les derniers Actes de la Section des sciences morales et politiques de l’Institut grand-ducal), l’avocat Patrick Kinsch évoquait une « normativité particulière, un équilibre plus ou moins savant entre le libéralisme des normes et la présence rassurante d’un régulateur » qui caractériserait le droit des affaires au Luxembourg. Dans Offshore Finance Centres and Tax Havens (1999, Palgrave Macmillan), les économistes Mark Hampton et Jason Abbott résument ce paradoxe par la maxime « having your cake and eating it » : « Maintaining the state system, as organizer and mediator of conflict and tension, and yet removing the threat of regulation and taxation associated with [other states] – all done of and by the state system itself ».

« Tout le monde était d’accord pour dire que le ministère des Finances manquait de ressources sur le dossier Beps. Et puis il fallait défendre les intérêts du Luxembourg, de la place financière », expliquait Georges Deitz fin 2014. Qu’entre mai 2013 et mai 2014 un ancien tax leader de Deloitte ait officiellement représenté le Grand-Duché aux négociations sur la fiscalité internationale à l’OCDE était presque passé inaperçu. Lorsqu’en mai 2016, le lanceur d’alerte Raphaël Halet relatait au tribunal comment PWC assurait les travaux de secrétariat et de logistique pour une administration fiscale débordée, le Grand-Duché passait aux yeux de la presse internationale pour un « failed state » (d’Land du 6 mai 2016).

Cette situation ne date pas de hier. Comme le notaient les deux historiens Emile Haag et Emile Krier dans La Grande-Duchesse et son gouvernement pendant la Deuxième Guerre mondiale (RTL-Édition, 1987) : « Le manque de personnel qualifié dans l’administration publique [durant les années 1930] força le gouvernement à se faire représenter dans de nombreux organes et institutions internationaux par des cadres d’entreprises privées, en particulier de l’industrie lourde. Cette insertion de représentants du secteur privé dans les mécanismes de décision politique fournissait à celui-ci des informations confidentielles et lui donnait une grande influence sur la politique du pays. »

Aujourd’hui, on parlerait de « regulatory capture ». Ce concept, issu de l’École de Chicago, décrit une « capture » des agences de régulation et des administrations par les acteurs du privé qui s’imposent par leur expertise technique. En juillet 2017, l’ancien directeur général de la CSSF, Jean Guill regrettait « que le ministère des Finances fasse écrire des projets de loi par des études d’avocats ou des firmes d’audit ; au cours des dernières années, cette pratique s’est malheureusement répandue. » Deux mois plus tard, dans une réponse expéditive à une question parlementaire, le ministre des Finances se refusait à commenter « les affirmations faites par un fonctionnaire retraité ayant quitté le ministère en 2009 » ; omettant de préciser que l’ancien directeur du Trésor Guill avait été à la tête de la CSSF jusqu’en février 2016.

Dans une lettre à la rédaction, André Elvinger, cofondateur du cabinet Elvinger-Hoss, revendiquait quant à lui ce partenariat public-privé un peu particulier. « La vraie question, en toute simplicité et objectivité » serait la suivante : « Qui est le mieux placé pour la préparation de textes législatifs ? » Avant de conclure par une autre question, rhétorique celle-ci : « Qu’y a-t-il de mal, dès lors que notre pays fait souvent face à des défis de compétence, à faire appel aux ressources disponibles, y compris dans le secteur privé, là où l’on constate que l’État ne peut pas tout faire à la fois ? » Les sociologues américains Campbell et Hall plaident, eux, pour une « embedded autonomy » de l’État : « States must not be so close to organized interests as to be captured by them and succumb to corruption, nor must they be so far removed from these interests as to be cut off from the vital information they can provide. »

Dans sa conférence, Patrick Kinsch estimait qu’un phénomène avait fondamentalement changé la donne sur les trente dernières années et conduit graduellement à une surchauffe dans les administrations : « L’activité législative au niveau européen s’est accrue, et si son accroissement ne représente aucun problème pour un État de la taille de la France ou de l’Allemagne, il en représente un pour le Luxembourg. La participation aux travaux préparatoires de directives et règlements européens absorbe désormais des ressources qui sont proportionnellement beaucoup plus importantes pour un petit pays que pour une grande nation. »

Le succès des micro-États est dû à leur agilité et rapidité dans le monde capitaliste. Cette idée, on la retrouve chez la plupart des « small state scholars » qui, avec Small States & Territories Journal édité par l’Université de Malte, disposent depuis mai 2018 de leur propre publication scientifique. Puisqu’ils ne sont spécialisés que dans une poignée de secteurs, les petits pays auraient les mains libres pour tailler sur mesure un cadre légal, sans avoir à naviguer entre une multitude de lobbies aux intérêts souvent divergents. Or, les retards cumulés ces dernières années dans la transposition de directives, dont l’importance stratégique pour la place financière ne fait pourtant pas de doute (Mifid II, AML IV, PSD II), met à mal cette thèse. Comme si ce que Jean-Claude Juncker désignait de « génie luxembourgeois » – un nombre restreint de fonctionnaires systémiques traitant de manière transversale un grand nombre de dossiers – venait de buter sur ses limites.

Le budget 2018 prévoit la création de 723 nouveaux postes dans les administrations d’État, dont cent pour la seule Administration des contributions directes. (L’Administration de l’Enregistrement et des Domaines devra, elle, se contenter de vingt postes supplémentaires.) « Dire qu’il s’agit d’un défi pour trouver les bons titulaires pour les postes décrits relève d’un euphémisme, reconnaissait le ministre de la Fonction publique, Dan Kersch (LSAP), devant la commission parlementaire en novembre 2017. À force de recruter à bout de bras, on touchera tôt ou tard à la limite des ressources disponibles pour affecter chaque poste ». La réforme de l’examen-concours est censée ouvrir les vannes. Les candidats n’auront plus à mémoriser le fascicule sur l’histoire et la culture luxembourgeoises, une sorte de catéchisme national où on lit que « si le phénomène de la collaboration pendant l’occupation a existé, la majorité de la population fait cependant preuve d’une remarquable cohésion nationale. »

Trouver les profils serait particulièrement dur pour l’Enseignement et les administrations fiscales, expliquait Kersch. L’ACD recherche ainsi des juristes et économistes de niveau master ou bachelor pour disséquer les prix de transfert au sein des multinationales. En 1977, elle ne comptait que trois fonctionnaires dans la carrière supérieure ; en 2007, ce nombre était de quinze ; en 2017 de 73 (sur un total de 757 fonctionnaires dont 367 classés dans la carrière moyenne). À l’inverse d’une place financière dont le périmètre de recrutement ne cesse de s’élargir, le pool de recrutement pour l’État n’est pas bien profond. D’autant plus que pour les « fonctions régaliennes », touchant aux « intérêts généraux » de l’État (défense, police, justice, diplomatie, impôts), il faudra embaucher des Luxembourgeois. Devant la commission parlementaire, le ministre Kersch estimait qu’« il faudra tôt ou tard s’interroger sur la possibilité d’ouvrir ces emplois également à des non-nationaux. » Car, « dans un avenir proche, l’ambition de nourrir les postes de la fonction publique luxembourgeoise, et plus particulièrement ceux de nature régalienne, exclusivement par des nationaux se verra confrontée au mur de la croissance démographique continue de notre pays. »

En 1994, on lisait dans la publication officielle de la CGFP que « la fonction publique est actuellement, grâce à la condition constitutionnelle de la nationalité, le seul rempart contre le noyautage de nos structures étatiques, et contre la dilution, et en fin de compte, la sape de notre identité nationale ». De l’assouplissement du critère de nationalité, la CGFP « semble disposée à en discuter », estimait Dan Kersch en novembre. Sous Romain Wolff, un ancien rédacteur de la division anti-fraude TVA, la CGFP a européanisé son discours et en a banni les expressions les plus grotesquement chauvines. « Notre position reste : il faut réussir à occuper ces postes avec des gens qui ont la nationalité luxembourgeoise ou la double nationalité », continue -t-il pourtant à marteler. Pour combien de temps, cette politique sera-t-elle encore tenable ? « Je ne peux vous le dire aujourd’hui. »

Bernard Thomas
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