La dérégulation financière s’accélère aux États-Unis

Détricotage

d'Lëtzebuerger Land vom 08.06.2018

Les spectaculaires décisions de Donald Trump sur la taxation de certaines importations ont quelque peu éclipsé une évolution jugée par de nombreux experts comme bien plus préoccupante : la dérégulation financière en cours aux États-Unis, qui vise à « détricoter » une grande partie des mesures prises sous l’administration Obama pour limiter les effets de la crise financière de 2007-2008.

Pendant la campagne électorale de 2016, Donald Trump et ses partisans reprenaient à la lettre les critiques du lobby bancaire, vent debout contre les différentes dispositions contenues dans la loi Dodd-Frank votée en 2010. Celle-ci avait comme objectif d’empêcher les dérives du secteur financier et de protéger le contribuable américain en mettant fin aux sauvetages avec de l’argent public de banques victimes de leurs propres turpitudes. Comme dans d’autres domaines, la nouvelle administration n’a eu de cesse de tenir dès que possible ses promesses de campagne, bénéficiant d’un terrain favorable car, dès avant l’élection de Trump, la loi était vivement critiquée.

« C’est véritablement un grand jour pour les travailleurs américains et les petites entreprises de toute la nation. La loi que je signe aujourd’hui revient sur les régulations Dodd-Frank qui étaient paralysantes », a commenté le Président en signant publiquement le 24 mai un texte largement approuvé par la Chambre des représentants deux jours auparavant, à 258 voix contre 159. Le Sénat avait déjà adopté ce texte le 14 mars, dix ans, jour pour jour, après le crash de la banque Bear Stearns.

La nouvelle loi va surtout alléger la « régulation excessive » imposée par la loi Dodd-Frank à des centaines de banques de taille modeste. Donald Trump avait plusieurs fois souligné que mettre toutes les entreprises sur le même plan, indépendamment de leur taille avait conduit à un désastre, évaluant à vingt pour cent la proportion de « petites banques qui ont été contraintes de fermer ».

De ce fait, le seuil à partir duquel une banque sera considérée comme d’importance systémique, et méritera une étroite surveillance de la Réserve fédérale a été relevé de 50 à 250 milliards de dollars. Résultat : seuls douze établissements au lieu de 38 en feront l’objet. La nouvelle réforme assouplit les exigences en capital des petites banques pour leur permettre de faire davantage de crédits et allège leurs stress tests. Cerises sur le gâteau : elle remet en cause l’obligation faite aux banques d’agir dans l’intérêt de leurs clients, et limite les pouvoirs du Bureau de protection financière des consommateurs, une institution détestée par les banques car depuis sa création en 2011 elle a réussi à leur faire payer douze milliards de dollars de dédommagements en faveur de plus de 27 millions de ménages poussés à la faute par l’octroi de crédits inconsidérés et peu transparents.

L’opposition démocrate, qui a pourtant laissé des plumes dans l’affaire (33 membres ayant voté avec les Républicains en faveur de la nouvelle loi), a vivement réagi. Pour Nancy Pelosi, leader démocrate à la Chambre des représentants, cette nouvelle loi « nous ramènera à l’époque où l’imprudence débridée de Wall Street a provoqué un effondrement financier historique ». Elle n’est au bout de ses peines. Donald Trump n’a pas exclu d’assouplir la règlementation relative aux grands établissements bancaires, estimant que ces derniers sont désavantagés par les exigences en capital « lorsqu’il s’agit de prêter de l’argent aux personnes souhaitant créer leur société » et qu’il fallait leur « ôter un fardeau inutile en vue de libérer du potentiel économique ».

De plus, les autorités de tutelle du secteur financier américain ont dévoilé le 30 mai un projet d’assouplissement de la « Volcker rule », une disposition cruciale de la loi Dodd-Frank qui limite la spéculation bancaire. Adoptée en 2013, sous le nom de son auteur, l’ancien banquier central et conseiller du président Obama, Paul Volcker, elle constituait le dernier volet du dispositif mis en place à partir de 2010.

Selon cette règle, les banques ont l’interdiction de faire du négoce à court terme de titres, de produits dérivés et de contrats sur les matières premières pour leur propre compte, ainsi que de participer à des fonds spéculatifs ; des exceptions étant néanmoins prévues pour des opérations de couverture justifiées ou pour intervenir au nom de clients. Les investissements massifs des banques dans des produits risqués, à des fins purement spéculatives, ont été considérés comme responsables de la faillite de Lehman Brothers en 2008, qui, par un effet de domino, a plongé le monde dans la pire crise financière depuis 1929.

L’offensive a été menée notamment par les banques d’affaires comme Goldman Sachs et Morgan Stanley, dont les activités spéculatives représentaient souvent près de la moitié des revenus. La règle les a contraintes à revoir complètement leurs modèles d’affaires et à faire la croix sur des activités qui représentaient des milliards de dollars. Pour elles, le dispositif a un « effet préjudiciable » sur les marchés des capitaux.

Randal Quarles, premier vice-président de la Fed (nommé par Trump) en charge de la régulation financière a repris leur argumentation lors d’une audition devant une commission de la Chambre des représentants en considérant que la règle « constitue un fardeau excessif, crée de l’incertitude et coûte cher ».

De fait, la règle Volcker a fait dès le départ l’unanimité contre elle en raison de sa complexité (le document, qui a mis quatre ans à être rédigé, fait plus de mille pages !) et du coût prévisible de son application, surtout pour les banques de taille modeste, limitant ainsi leur capacité à investir et à prêter. Sa simplification était souhaitée depuis longtemps. Une proposition a été élaborée sous l’égide de la Fed et des cinq régulateurs américains des marchés pour « adapter la règle Volcker à la lumière de l’expérience depuis sa mise en pratique ». Elle devrait apporter une solution « aux incertitudes et à la complexité qui rendent difficiles aux groupes bancaires de savoir comment s’y plier ».

L’aspect le plus notable est la mise en place de trois niveaux de régulation suivant que les banques ont des opérations de trading supérieures à dix milliards de dollars (18 banques, dont la moitié sont des banques internationales), comprises entre un et dix milliards de dollars (80 établissements) ou inférieures à un milliard. Les banques appartenant à cette dernière catégorie seront considérées a priori comme étant en conformité avec la règle, tandis que les plus grandes continueront d’être très surveillées. Mais elles bénéficieront de nouveaux aménagements.

La réforme supprime le principe selon lequel les opérations de trading à court terme des banques sont jugées spéculatives à moins qu’elles ne prouvent le contraire. Elle clarifie la manière dont les banques peuvent prouver la validité de leurs opérations, en particulier lorsqu’elles facilitent les opérations de leurs clients et la couverture de leurs risques. Elle élargit en outre le spectre des opérations autorisées. L’assouplissement envisagé donnera finalement plus de marges de manœuvre aux banques, surtout les plus grandes, pour spéculer pour leur propre compte.

Les régulateurs y voient également une simplification de leur activité de surveillance, tout en estimant que la réforme ne fragilisera pas le secteur bancaire, qui ne pourra de toute façon jamais renouer avec la spéculation débridée qui a précédé la crise financière de 2007-2009. En tant que régulateur, la Fed n’a pas le pouvoir de révoquer la règle Volcker, qui fait partie d’une loi, et son abrogation sera donc soumise au Congrès, au terme d’une période de soixante jours (jusqu’au 30 juillet) pendant laquelle le nouveau dispositif est soumis aux commentaires de la profession.

Pour plusieurs experts comme Ludovic Subran, chef économiste d’Euler Hermès, leader de l’assurance-crédit, la dérégulation intervient à un mauvais moment car la situation américaine est préoccupante à plusieurs égards : la dette privée ne cesse d’augmenter (celle des ménages a retrouvé son niveau d’avant 2008) et sa « qualité » diminue (la moitié des émissions obligataires d’entreprises sont notées BBB, ce qui est moyen). Les établissements non bancaires, hors régulation, gagnent du terrain : Ils distribuent désormais la moitié des crédits immobiliers. Quant aux fonds de pension, ils détiennent un tiers des obligations à haut rendement, les plus risquées. Pour Marc Fiorentino, la dérégulation aux États-Unis donne un avantage concurrentiel aux banques de ce pays, toujours plus grosses et plus rentables, alors que les banques européennes sont engoncées dans un carcan réglementaire qui finit par pénaliser leur activité. Il est paradoxal que, dans une activité aussi mondialisée que la finance, la régulation puisse être aussi différente d’une région du monde à une autre, avec un risque encore mal évalué de « détournement de trafic ».

Georges Canto
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