Le détournement de fonds affectant la Caritas a suscité beaucoup de commentaires, pratiquement tous sur le mode du « scandale » ou de l’« affaire » . Or, on devrait également saisir l’occasion pour en éclairer les caractéristiques systémiques sous-jacentes, comme l’organisation de l’aide et de l’intervention sociales, ainsi que le rôle que joue le « tiers secteur » au Luxembourg en particulier et dans les sociétés libérales en général.
Implicitement, le tiers secteur est souvent utilisé comme catégorie résiduelle qui rassemble tout ce qui ne relève pas des autres secteurs. En réalité, il s’agit donc souvent d’une catégorie « fourre-tout » allant des fondations, aux clubs sportifs, chorales et fanfares, des entreprises dites d’impact social aux groupes informels d’entraide, des organisations non-gouvernementales de développement (ONGD) aux entreprises de services sociaux répondant à des critères de services publics, des syndicats et groupes féministes aux groupes religieux, congrégations, etc.
Par nature, le tiers secteur – c’est-à-dire le vaste champ qui existe entre les secteurs de l’État et celui du marché – est difficilement définissable de façon univoque et certains auteurs vont même jusqu’à le qualifier de « loose and baggy monster »1. Comme l’écrit le sociologue Olaf Corry, le fait que le tiers secteur soit difficile à cerner est également lié au fait qu’il a des « qualités hors-système »2. En effet, contrairement au marché et à l’État, il ne peut être soumis à une planification détaillée sans courir le risque de perdre ses qualités de base. Parmi celles-ci on peut citer le volontariat et le bénévolat, des motivations basées sur des valeurs ou encore (en théorie, du moins) l’indépendance par rapport aux structures institutionnelles du pouvoir. Autrement dit, réglementer plus rigoureusement le secteur suite à l’« affaire Caritas » pourrait avoir des conséquences non-voulues sur l’équilibre du tiers secteur au Luxembourg qui – à côté du dialogue social au sein de la tripartite – constitue l’autre pilier du modèle social luxembourgeois.
En réalité, les frontières entre les secteurs du marché, de l’État et le tiers secteur sont loin d’être précises – plus particulièrement au Luxembourg –, et l’affaire de la Caritas ne fait que le confirmer. Les prêts des banques qui ont été détournés ont été accordés sur base d’une « garantie » de versements ultérieurs de l’État. Le système des conventions et des agréments mis en place à partir des années 1970 en est aussi l’expression. Déjà pour le XIXe siècle, il n’est pas possible de penser le tiers secteur sans ses relations avec l’État et le marché.
La notion de « société civile » ou de « tiers secteur » est accaparée par deux courants qui s’opposent plus qu’ils ne se complètent. La première facette de l’acception du « tiers secteur » est liée au courant autogestionnaire, une vue politique selon laquelle le progrès d’une société serait basé sur l’impulsion venant des bases de la société, des « grassroots movements ». La deuxième acception, plus récente, de la notion de « société civile » se trouve à l’opposé de ce courant « progressiste ». Elle peut être raccordée à un libéralisme débridé qui voit dans l’État un adversaire et développe le concept de « big society » (qui s’est répandu dans les années 2000-2015). Selon cette acception, la « société civile » constitue le lien entre l’économie de marché et une version conservatrice et paternaliste du contrat social. Le concept de « big society » influence notamment le manifeste du parti conservateur au Royaume-Uni en 2010 et ensuite le programme du gouvernement conservateur-libéral. Ce discours trouve implicitement (parfois explicitement) un corollaire dans le concept d’un État réduit à des fonctions essentielles (« lean state »).
Au Luxembourg, la notion de « schlanke Stat » ne fut jamais ouvertement mise sur le tapis, du moins dans le contexte du financement des activités sociales des associations. (Même si, implicitement, par le discours sur la nécessité de l’équilibre budgétaire, cette tendance a toujours été présente.) Le débat politique sur le rôle du « tiers secteur » dans le champ social et sur la distribution des rôles de l’État et du mouvement associatif n’a pratiquement pas (eu) lieu. La discussion récente – au moment de la préparation de loi du 7 août 2023 – sur les associations sans but lucratif et les fondations a tout au plus touché au thème des charges administratives (notamment comptables) auxquelles les petites structures associatives ont de plus en plus mal à répondre.
Le débat sur le tiers secteur a bien eu lieu, mais dans les années 1990. Il s’agit de la période où la loi sur les relations entre l’État et les associations dans le domaine socio-éducatif et thérapeutique (promulguée 1998) était en préparation. La discussion tournait autour du principe de subsidiarité. Au sujet du travail social, Erny Gillen, responsable de la Caritas à l’époque, n’hésitait pas à parler de « prestation de service » de la part des associations travaillant dans le domaine social. Dans un article paru en 1992 dans Forum, il estime que le principe de subsidiarité permet d’y éviter un « totalitarisme d’État » : « Worin soll […] die Aufgabe des Staates und seiner Vertreter liegen ? Nach dem Subsidiaritätsprinzip zuerst in der strukturellen Ermöglichung von Sozialarbeit, nicht jedoch in der direkten Leistung dieser Arbeit. Diese Art der direkten inhaltlichen Mitbestimmung verstößt nämlich nicht nur gegen das Subsidiaritätsprinzip […] sondern verletzt auch grundlegend das Bestreben der Gesellschaft nach Offenheit und Pluralismus. Hier riskiert der Totalitarismus einer bestimmten Form von Sozialarbeit (und das wäre ohne staatliche Intervention sicherlich die katholische gewesen) durch eine andere ersetzt zu werden, nämlich durch den Staatstotalitarismus. »4
Erny Gillen critique notamment la présence et l’influence en termes de contenu (« inhaltlich ») des représentants de l’État dans les comités de gérance établis dans le cadre des conventions conclues avec les associations dans les années 1970. En fait, la participation de l’État dans ces comités très nombreux s’avérait difficile à gérer. La demande de Gillen rencontre donc en réalité les intérêts de l’État. La loi de 1998 va remplacer la profusion de comités de gérance multiples par une commission d’harmonisation unique, comprenant des représentants de l’État et du secteur conventionné (où les grandes associations sont évidemment bien représentées) ainsi qu’un comité de concertation convoqué annuellement par les ministres de la Famille et de la Santé. D’une manière générale, la prise de position de Gillen s’inscrit dans le courant qui voit dans le mouvement associatif un moyen de renforcer la démocratie. Mais elle fait l’impasse sur une analyse de la structure très hétérogène du « tiers secteur ». Dans son article, Gillen véhicule la fiction de la cohésion et de l’unité du secteur.
L’affaire Caritas est révélatrice de la « perception de soi » (« Selbstvertändnis ») de la société civile organisée ou, du moins d’une partie de celle-ci. En creux, on peut y déceler la manière dont le « tiers secteur » perçoit l’État. Le 7 octobre 2024, 33 associations – parmi lesquelles l’ASTI, Fairtrade, Emwëltberodung, Etika, Greenpeace ou l’ASTM – ont publié un communiqué sur le traitement de l’affaire Caritas par l’actuel gouvernement. Le communiqué présente la société civile comme un contre-pouvoir à l’État qui se voit donc implicitement cantonné à sa fonction gestionnaire. La vraie démocratie se jouerait en-dehors du champ étatique : « […] en réduisant le rôle des ONG à de simples ‘prestataires de services », le gouvernement fragilise la société civile, clé de voûte de la démocratie, plutôt que de la renforcer […] Les ONG sont la levure dans la pâte d’une démocratie et société vivantes. » Les associations ajoutent que l’engagement des associations mériterait le soutien financier, mais également politique de l’État. Le cœur du politique se situerait donc dans la société civile et le rôle de l’État est réduit à une fonction de soutien.
Ce communiqué véhicule certaines fictions. La première est celle de l’unité (et de la solidarité ?) de la société civile. L’absence dans la liste des signataires du communiqué des grands acteurs dans le domaine de l’intervention sociale (Elisabeth, Arcus, Inter-Actions, Croix-Rouge…) est cependant l’expression d’une première fracture. Ces prestataires polyvalents manquent à l’appel. Leurs relations d’interdépendance avec l’État sont organiques. Ils emploient parfois des centaines de personnes sans lesquelles des pans entiers de l’intervention sociale seraient en jachère (soins, maisons de retraite, crèches, maisons-relais). Les signataires, en revanche, sont issus d’un monde associatif influencé par un militantisme qui a ses origines dans les années 1970, ainsi que dans le « nouveau » militantisme écologiste et le militantisme pour les droits de l’Homme. En évoquant le rôle de la société civile dans son ensemble, les petites associations militantes essaient de tirer leur épingle du jeu en tentant d’instrumentaliser la force intrinsèque d’un mouvement associatif qui est effectivement incontournable dans la gestion des services sociaux, socio-éducatifs et socio-thérapeutiques. Les grandes associations, même si elles sont concurrentes entre elles, ont intérêt à maintenir une solidarité de négociation.
La deuxième fiction est celle d’un État « neutre » du moins dans ses relations avec le « tiers secteur ». Évidemment, pour l’État, une certaine neutralité est de mise dès lors que la société civile est structurellement responsable pour la prestation de services qui s’apparentent, dans la plupart des domaines, à des services publics. Mais, dans le détail, on peut y voir une différenciation de soutien (et de financement) au gré des gouvernements ou des ministres en charge et/ou selon les orientations socio-politiques de certaines associations.
L’État semble également avoir intérêt à maintenir la fiction d’un tiers secteur unifié, dans la mesure où, sans interlocuteur unique, l’administration se verrait confrontée à une multitude confuse d’associations individuelles. Aujourd’hui, on se trouve au Grand-Duché dans une situation hybride. Il y a effectivement une foule de conventions individuelles et les associations essaient (tant bien que mal) de gérer individuellement leurs relations avec l’État. Mais depuis la loi de 1998 – qui concerne les relations entre l’État et les organismes œuvrant dans les domaines social, familial et thérapeutique (loi ASFT) –, on assiste néanmoins à une certaine uniformisation, du moins formelle, des relations entre l’État et les associations. Celle-ci va jusqu’à l’élaboration de critères de qualité que ce soit dans le domaine de l’enfance et de la jeunesse ou des personnes âgées.
Les associations ont vu assez tôt – suite à l’extension du système de conventionnement dans les années 1970 – la nécessité de se regrouper pour défendre leurs intérêts. Elles ont créé dès 1977 l’Entente des Gestionnaires des Centres d’Accueil (EGCA). En 2018, le relais de l’EGCA est pris par la Fedas, fédération patronale avec quelque 200 associations membres, « principal réseau d’organismes à vocation sociale et sociétale au Luxembourg », selon sa page Internet. La Copas (Confédération luxembourgeoise des prestataires et ententes dans les domaines de prévention, d’aides et de soins aux personnes dépendantes) a vu le jour dès 1999 dans le contexte de l’introduction de l’assurance dépendance au Luxembourg. Aujourd’hui, la Copas regroupe près de soixante associations-membres et près de 13 000 salariés. Les petites associations considèrent que ces fédérations leur offrent une certaine protection qui découle de la présence d’associations grandes et très grandes (Croix-Rouge, Caritas, aujourd’hui HUT, etc.) dont le poids dans les négociations (avec l’État et les syndicats) est évidemment plus grand.
Dans son article de 1992, Erny Gillen estime qu’au sein du mouvement associatif, la professionnalisation du travail social a engendré « ein Mangel an planender Refexion, Mangel an zukunftsträchtigen Konzepten. […] Die Zielsetzungen und Optionen der Sozialarbeit stehen in einer offenen und pluralistischen Gesellschaft […] nicht bereits mit der fachlich korrekt durchgeführten Sozialarbeit fest. Sie zu bestimmen, ist die eigentliche Aufgabe des Trägers ». Gillen estime que le manque de profil et l’homogénéisation des associations (« Träger ») aurait conduit à une crise d’identité au sein du monde associatif.
Quand on lit les textes présentant les visions et les missions des différentes associations, on se rend compte qu’il est difficile d’y faire des différenciations fondamentales. Le plus souvent, il s’agit de concepts à connotation universaliste, humaniste, avec un volet compassionnel. Rien d’anormal à cela au fond. On peut même penser que l’établissement de profils très pointus et différenciés pourrait avoir un effet disruptif avec, éventuellement, le danger de dérives sectaires. Pour une société « cohésive », le maintien d’une fiction d’universalisme est peut-être nécessaire. Les différenciations se feront sur base du travail concret réalisé.
Il est intéressant de noter que la Fedas souhaiterait reprendre les fonctions de « plaidoyer » que la Caritas, contrairement à la plupart des autres associations, avait pris l’initiative de développer. Mais menée par la Fedas, une telle activité irait dans le sens d’une indifférenciation encore plus poussée, étant donné qu’il s’agit d’une structure patronale fédérant toutes sortes d’associations. On peut imaginer que les problématiques des tarifs, des salaires, des ressources humaines y seront centrales. Pour les prises de position politiques, il s’agira de trouver des compromis qui, logiquement, iront plutôt dans le sens d’un consensus mou.
En pointillé
Le « tiers secteur » n’est pas une page blanche. Les études sectorielles sont de plus en plus nombreuses, notamment dans le domaine de la jeunesse. Or, il reste un angle mort important, celui de la vue d’ensemble. La difficulté de dessiner les contours précis du tiers secteur est bien réelle. C’est parfois dans les réponses aux questions parlementaires que l’on trouve les chiffres agrégés les plus intéressants. Ainsi, en 2020, à une QP concernant la « commercialisation croissante » des crèches, le ministre en charge répond qu’au 31 décembre 2019 on comptait au total 789 agréments pour des services d’éducation et d’accueil pour enfants (dont 334 conventionnés avec l’État). Au total, 51 221 enfants étaient accueillies dans ces structures en 2019, dont 37 150 dans les structures conventionnées. À une autre QP, concernant la proportion de personnes âgées vivant dans une structure d’hébergement, le ministre en charge répond qu’au 31 décembre 2020, on dénombrait 3 457 résidents vivant dans les trente centres intégrés pour personnes âgées (CIPA) gérés par seize gestionnaires. Dans les 22 maisons de soins (gérées par quatorze gestionnaires), on comptait 2 305 résidents.
Il y a aussi des obligations légales qui forcent les pouvoirs publics à publier des chiffres agrégés. Ainsi, on dispose d’une liste des enfants et jeunes adultes placés en institution ou en famille d’accueil au Luxembourg et à l’étranger qui est publiée par l’Office national de l’enfance sur le site du ministère de l’Éducation. En octobre 2024, 1 498 enfants et jeunes adultes vivent en institution ou en famille d’accueil, dont 923 en institution. Parmi ces cas, il y a 1 039 placements judiciaires, soit près de 70 pour cent.
Les études du Liser (anciennement Ceps/Instead) de 20105 et 20226 sur le milieu associatif constituent une source précieuse. Elles sont basées sur des enquêtes auprès des associations inscrites au RCS. Dans l’étude de 2010, les chercheurs du CEPS estiment que la fourchette haute, en éliminant des doublons et les associations qui n’existent plus, est de l’ordre de 5 300 associations. Plus intéressante est l’analyse de la répartition des associations selon les secteurs d’activité et selon les finances dont les associations disposent. En 2022, les principaux domaines d’activité des associations sont la culture (23%), le sport (19%), les loisirs (11%), l’éducation (8%), l’action sociale (8%) et la santé (4%). Par ailleurs, l’activité des associations se situe souvent dans un seul domaine (56%). En ce qui concerne les ressources financières, quarante pour cent des associations ont ressources « très faibles » (moins de 5 000 euros) et un peu moins de vingt pour cent des associations ont des ressources annuelles « élevées » (plus de 50 000 euros). Ce sont d’ailleurs les associations actives dans le domaine social ou de la santé (en partie conventionnés avec l’État) qui comptent souvent parmi celles qui ont des ressources élevées.
Mais évidemment, il s’agit là d’enquêtes auxquelles beaucoup d’associations n’ont pas répondu. Il serait utile de disposer de sources administratives. Pour avancer, la première chose à faire serait de constituer – au niveau administratif – une base de données des associations conventionnées par les différents ministères (Famille, Santé, Travail, Égalité des genres et de la Diversité, etc.), de publier les conventions en vigueur et les financements. Il n’est pas dit qu’une telle publicité soit voulue, que ce soit par les pouvoirs publics ou les associations. On peut effectivement imaginer que cette transparence (nécessaire selon les principes démocratiques) pourrait conduire à une « bataille rangée » dans laquelle les questions idéologiques sont susceptibles de devenir déterminantes.