Quand les aspirations des populations s’opposent aux impératifs budgétaires des États

Longue retraite

d'Lëtzebuerger Land vom 03.09.2021

Il y a tout juste quarante ans, le président français François Mitterrand tenait, aussitôt élu, l’une de ses principales promesses de campagne en abaissant l’âge légal de la retraite à soixante ans. À cette époque l’espérance de vie était de 74,5 ans en France. Cette mesure revenait à offrir une « espérance de vie à la retraite » de quatorze ans et demi (en réalité bien davantage1) à toute personne quittant le monde du travail. Ce n’est sans doute pas un hasard si dans la foulée le premier gouvernement socialiste comprenait un « ministre du temps libre ».

Quatre décennies plus tard ce pays est toujours le champion du monde de la durée de vie à la retraite avec 24 ans et 10 mois mais il est talonné par le Luxembourg, quatrième du palmarès avec 23 ans et 8 mois. En compilant les données collectées par l’OCDE dans 34 pays membres, une étude publiée mi-août a pris en compte l’âge légal de la retraite, l’âge effectif de départ et l’espérance de vie à ce moment. Le Top 6 est composé des pays où la durée de vie à la retraite est supérieure à 23 ans : on y rencontre quatre pays d’Europe du sud (France, Espagne, Grèce, Italie) auxquels se joignent le Luxembourg et la Belgique. On observe aussi que dans la moitié d’entre eux (Espagne, Italie, Belgique) l’âge réel de départ est inférieur de 3,3 à quatre ans à l’âge légal.

Dans les régimes de retraite par répartition, des actifs de moins en moins nombreux sont donc amenés à payer les pensions de personnes retraitées d’autant plus nombreuses qu’elles vivent plus longtemps. Dans son Livre vert sur le vieillissement publié le 27 janvier 2021, la Commission européenne s’est intéressée à un indicateur-clé dans le débat sur le financement des retraites, le taux de dépendance économique des personnes âgées. Ce ratio rapporte le nombre de personnes âgées de 65 ans et plus à celui de celles âgées de vingt à 64 ans, qui sont en âge de travailler. Il exprime d’une autre manière le rapport entre actifs et retraités : un ratio de 33 pour cent signifie que trois actifs doivent financer un retraité.

En 2019, il était très différent selon les États membres de l’UE, allant de 22 pour cent au Luxembourg à 39 pour cent en Italie. Fin avril 2021 Eurostat donnait des chiffres légèrement différents (avec les 15-64 ans au dénominateur) et une moyenne de 32 pour cent dans l’UE, un taux qui a augmenté de six points en dix ans. Compte tenu de l’augmentation prévisible du numérateur, pour que ce ratio reste stable au fil des années, il faut que le dénominateur s’accroisse dans la même proportion.

La Commission européenne considère que « l’allongement de la vie professionnelle est une réponse essentielle à cette situation ». Elle a calculé que pour que le taux moyen de dépendance économique des personnes âgées en 2040 dans l’UE reste au même niveau qu’en 2020, il faudrait que la vie active soit prolongée jusqu’à l’âge de 70 ans. En pratique, l’âge de départ à la retraite devrait passer à 68 ans à Malte, en Hongrie et en Suède, tandis qu’il devrait être porté à 72 ans en Lituanie et au Luxembourg. Ces chiffres sont indicatifs, la Commission n’ayant ici qu’un rôle de « lanceur d’alerte », car la fixation de l’âge légal de la retraite relève toujours des prérogatives nationales. Il n’en reste pas moins qu’en Europe les pays qui avaient abaissé l’âge de la retraite depuis les années 80 ont fait machine arrière et que les autres n’ont eu de cesse de le reculer. L’âge moyen est désormais de 65 ans, sachant que dans plusieurs pays il est déjà de 67 ans ou atteindra ce niveau dans les deux à cinq ans à venir. La Chine, qui compte les plus jeunes retraités du monde (les femmes ouvrières partent à cinquante ans, les femmes cadres et employées à 55 ans et les hommes à soixante ans), connaît la même problématique : en 2000 on y comptait dix actifs pour un retraité, rapport passé à trois pour un cette année, comme en Europe, et qui tomberait à 1,3 actif pour un retraité en 2050 !

Augmenter l’âge de départ ne sera pas une mince affaire. Les syndicats de salariés et certains partis politiques sont d’ores et déjà vent debout contre les projets. Et, dans certains pays (France), ils ont même profité de la pandémie et des perturbations économiques qu’elle a créées pour obliger le gouvernement à surseoir à toute réforme. De plus, selon plusieurs travaux récents, les salariés, bien que conscients du problème et des risques de forte diminution de leurs revenus, ne sont pas prêts à travailler plus longtemps. Au contraire même, ils expriment le souhait de s’arrêter bien avant l’âge légal actuel. C’est ce que montre l’étude du cabinet de ressources humaines belge SD Worx qui a porté sur 5 000 salariés dans cinq pays européens (Allemagne, Belgique, France, Pays-Bas, Royaume-Uni). Elle fait apparaître que si les salariés de plus de 55 ans pouvaient choisir, ils partiraient à 64 ans en moyenne. Les Français indiquent comme âge idéal 62 ans, les Belges 63 ans, les Britanniques et les Allemands 65 ans et les Néerlandais 66 ans. Dans tous les pays il s’agit d’un âge inférieur ou égal à l’âge légal.

Le plus étonnant vient de la tranche d’âge 18-34 ans où les sondés ont indiqué vouloir partir en retraite à 55 ans en moyenne, soit neuf ans plus tôt que leurs aînés ! Les Britanniques et les Allemands souhaitent même cesser leur activité plus tôt, à respectivement 54 et 52 ans. Les Belges (57 ans) et les Néerlandais (soixante ans) citent des âges plus élevés, mais toujours très inférieurs aux âges légaux actuels dans leurs pays. À la fracture générationnelle s’ajoute une disparité selon le statut : les indépendants de 18 à 34 ans aimeraient arrêter à 47 ans, un chiffre tiré vers le bas par les réponses des jeunes Français (52 ans) et surtout de leurs homologues allemands (quarante ans), qui semblent peu fiables dans les deux cas. En revanche les indépendants de plus de 55 ans qui emploient du personnel voudraient partir en retraite à 68 ans. Dans le groupe des plus de 55 ans, près d’un sondé sur cinq se déclare prêt à travailler au-delà de l’âge légal si certaines conditions sont réunies. En tête arrive un salaire plus élevé, cité par 36 pour cent. Un autre important facteur incitatif serait la réduction des heures de travail (31 pour cent). Enfin, un salarié sur cinq (21 pour cent) travaillerait plus longtemps si ses tâches devenaient plus intéressantes ou avaient plus de sens. Des aspirations qui risquent fort d’être déçues, notamment sous l’angle de la rémunération. Une étude belge de 2018 révélait en effet qu’en raison du lien entre le niveau des salaires et l’ancienneté, « les travailleurs de 55 ans gagnent en moyenne 45 pour cent de plus que leurs collègues de trente ans effectuant le même travail », ce qui conduit les entreprises à les évincer pour les remplacer par des salariés plus jeunes.

1 en pratique il faut considérer non pas l’espérance de vie à la naissance mais celle des personnes âgées de soixante ou 65 ans ou au-delà. Or en France en 1981, l’espérance de vie à soixante ans était en moyenne de 19,8 ans ! Elle était supérieure chez les femmes (22,3 ans) et dans certaines catégories professionnelles.

Taux d’emploi

Les dirigeants de l’Union européenne et les partenaires sociaux se sont réunis à Porto les 7 et 8 mai 2021 pour tenter de relancer l’Europe sociale. À cette occasion la question du recul de l’âge de la retraite n’a pas été directement évoquée, mais les 27 membres de l’UE se sont mis d’accord sur le plan d’action de la Commission européenne qui fixe trois objectifs à l’horizon 2030. Parmi eux figure un taux d’emploi d’au moins 78 pour cent des personnes de vingt à 64 ans dans l’UE. Il était prévu qu’il atteigne 75 pour cent en 2020, mais dès 2018 treize pays dont la Suède, l’Allemagne et le Royaume-Uni étaient au-dessus.

Pour augmenter le taux d’emploi global on peut jouer sur une meilleure insertion des jeunes et des femmes mais il existe aussi une marge de progression pour le taux d’activité des 50-64 ans. En effet en 2018 dans l’UE à 28 il n’était que de 58,7 pour cent, avec de fortes disparités. Très élevé (supérieur à 65 voire à 70 pour cent) en Allemagne, aux Pays-Bas, au Danemark, au Royaume-Uni et en Suède il était à peine supérieur à cinquante pour cent en France, en Belgique en Espagne et en Italie. Le taux le plus faible était affiché par le Luxembourg (40,5 pour cent). Sans avoir besoin de toucher à l’âge légal il suffirait donc de permettre à tous les salariés de travailler effectivement jusqu’à ce moment. Vaste chantier.

Georges Canto
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