À la fois charmant par sa ligne claire, sobre et puissant par son récit de la Seconde guerre mondiale vue par des civils néerlandais, le diptyque Éclats/Cicatrices d’Erik de Graaf est surprenant et passionnant.
Les récits sur la Seconde guerre mondiale, on les compte par centaines. Dans tous les genres, tous les styles, tous les décors imaginables. Sur le sujet, on peut lutter en Europe, plonger dans le Pacifique, se brûler au soleil du Sahara…, raconter les batailles, les bouleversements politiques, les grandes manœuvres militaires, la barbarie nazie, l’agonie des soldats, l’ignominie des camps… de manière réaliste, en utilisant l’uchronie ou encore en se représentant en souris face à des nazi à têtes de chat.
Erik de Graaf (Jeux de mémoire) a fait le choix de la ligne claire, avec des phylactères semblant se désolidariser du dessin et des onomatopées omniprésentes… Un style volontairement désuet, naïf, rappelant « fortement les illustrations de livres pour enfants des années quarante », note Joost Swarte, star néerlandaise du neuvième art et inventeur du terme « ligne claire ». Tout au long des 528 pages (format 171 x 240), pas une image spectaculaire, pas une case au style réaliste.
Pourtant c’est une histoire vraie, vécue par une partie de sa famille que l’auteur raconte dans Éclats et Cicatrices. Deux albums bien distincts, mais finalement inséparables, avec un récit unique et deux couvertures qui forment une seule et même image magnifique une fois mises côte à côte.
Le récit débute le samedi 4 mai 1946, au Pays-Bas. On découvre Victor au cimetière, venu rendre hommage à son vieil ami Christiaan, tombé pendant la guerre. Il repense à lui. Les cases aux angles droits laissent alors place à des bords arrondis. Premier de nombreux flash-back du récit. Car oui, la guerre est finie, l’envahisseur allemand a été renvoyé chez lui. Mais à quel prix ?
Là, Victor croise Esther. Avant la guerre, les deux ont formé un couple. Depuis ils n’avaient plus de nouvelles l’un de l’autre. « Oh mon dieu ! Je ne pensais pas te revoir un jour ! » lui dit-il. Parmi leurs proches les morts semblent plus nombreux que les survivants ; d’autant qu’Esther est juive.
Pendant un week-end, les deux anciens amants vont se raconter « leur » guerre. Et c’est par l’histoire de la mort Chris, leur ami commun, que Victor va commencer. Il repense à 1939, quand les Pays-Bas se voulaient neutres, à la mobilisation d’avril 1940, à l’attaque allemande et la rapide capitulation un mois plus tard. Une capitulation qui laissera un goût amer à ces jeunes Néerlandais bien décidés à continuer à se battre. Parmi eux, Chris. « J’aurais voulu pouvoir faire quelque chose », dira-t-il. « Descendre quelques-uns de ces sales boches ». Du coup, quand il croise le cadavre d’un soldat allemand, il lui prend son Luger. Une décision qui scellera son destin à jamais. « Mort. Il avait l’air… d’être furieux d’avoir raté la guerre », dira le survivant.
Le lendemain, c’est au tour d’Esther de se confier. « Mal dormi ? » lui demande Victor. « En général, je ne dors pas du tout », lui répond-elle. Et retourne la question. « La nuit, je dors comme un loir/ C’est le jour que j’ai du mal », répond le jeune homme. À chacun son après-guerre !
Puis elle se lance pour le récit, tristement classique de la famille juive sous occupation nazie. La fuite, la séparation, les rafles, la recherche de lieux isolés où se cacher, de familles prêtes à les accueillir… Et la manière dont certains ont su abuser de cette situation. La veille, elle disait à son ami : « Je vais assez bien… J’ai survécu. Ne me demande pas comment ». Elle en racontera finalement un peu. Ce qu’elle parviendra à dire. Le reste est trop difficile. Ces cicatrices ne sont pas prêtes de se refermer.
Les crimes nazis, les exactions, les chamboulements nationaux ne sont abordés que de manière indirecte, lointaine, pour mieux se concentrer sur les personnages, leur vie, leur famille. Ici pas de héros, juste des gens normaux qui ont dû faire face à une période tout à fait anormale. De jeunes gens qui, en perdant, un temps, leur liberté, en perdant des amis et des proches, ont surtout à jamais perdu leurs rêves, l’avenir qui leur tendait les mains, l’innocence, mais pas leur humanité. Et c’est bien ce transpire de ce double récit au style si particulier signé Erik de Graaf.