L’Europe ex-communiste

La tentation autoritaire

d'Lëtzebuerger Land vom 03.08.2018

De Varsovie à Budapest, les dérapages antidémocratiques secouent l’Europe ex-communiste. Plus d’un quart de siècle après la chute du rideau de fer les vieux démons se réveillent à nouveau en Europe centrale. L’État de droit est remis en question par des partis qui entendent confisquer tous les pouvoirs, la presse polonaise et la presse hongroise sont muselées, et l’indépendance de la justice est mise à mal par les nouveaux maîtres : le parti PIS (Droit et Justice) dirigé par Jaroslaw Kaczynski en Pologne et Fidesz, le bébé de l’ultranationaliste et populiste Viktor Orban. Les dithyrambes antieuropéens de ce dernier irritent Bruxelles, mais lui assurent un bon capital politique dans son pays.

Cependant Viktor Orban entend aller plus loin et constituer une alliance régionale qui devrait inclure les pays du groupe de Visegrad – Pologne, République Tchèque, Slovaquie et Hongrie – ainsi qu’un outsider stratégique : la Roumanie. Le 28 juillet, il s’est rendu à Baile Tusnad, petite ville touristique située au centre de la Roumanie, afin de rencontrer la minorité hongroise de Transylvanie. « À l’Ouest c’est le libéralisme, il n’y a pas de démocratie, a-t-il affirmé devant les représentants de celle-ci. En Europe occidentale, les atteintes à la liberté d’expression et la censure sont devenues monnaie courante. Nous proposons une offre à nos voisins : créons ensemble des autoroutes, des voies ferrées, des réseaux énergétiques et une armée commune pour le bassin des Carpates. »

Si l’appel de Viktor Orban a trouvé des échos dans les pays eurosceptiques du groupe de Visegrad, la situation est plus complexe en Roumanie. À Bucarest le pouvoir est partagé entre le Parti social démocrate (PSD), qui détient la majorité parlementaire et contrôle le gouvernement, et le président libéral d’origine allemande Klaus Iohannis, un pro-européen qui se présente comme le garant de la démocratie. Arrivés au pouvoir en 2016, les sociaux-démocrates ont tenté par tous les moyens de limiter les pouvoirs des magistrats et de mettre fin à l’indépendance de la justice. Leur leader, Liviu Dragnea, avait été condamné en avril 2016 à deux ans de prison avec sursis pour fraude électorale, ce qui l’avait empêché de devenir premier ministre. Il s’est contenté du poste de président de la Chambre des députés.

En janvier 2017 le PSD avait lancé une offensive contre les magistrats, mais leur tentative visant à stopper la campagne anticorruption avait provoqué un soulèvement populaire tel que la Roumanie n’en avait pas connu depuis la chute du régime communiste en décembre 1989. Des millions de Roumains s’étaient solidarisés avec les procureurs et avaient empêché le gouvernement social-démocrate de modifier la loi pénale visant à blanchir le casier judiciaire de Liviu Dragnea. Le 20 juin 2018 ce dernier a été condamné une deuxième fois à trois ans et demi de prison ferme pour abus de pouvoir. Son parti a pourvuivi son offensive en vue de contrôler la justice et a voté une loi qui dépénalise l’abus de pouvoir. « La majorité a voté des lois visant à favoriser M. Dragnea et à mettre fin aux enquêtes des procureurs, a affirmé le président Klaus Iohannis. Les sociaux-démocrates veulent limiter les pouvoirs de la justice, ce qui est très grave. »

Le chef de l’État a contesté la nouvelle loi auprès de la Cour constitutionnelle et s’est adressé à la Commission de Venise afin que celle-ci donne son avis. Dans un rapport préliminaire rendu public le 13 juillet, elle a critiqué plusieurs aspects controversés de la loi pénale, à savoir la procédure pour la nomination des procureurs qui avait été politisée, l’interdiction faite aux procureurs de s’exprimer publiquement et leur surveillance par des acteurs politiques, et l’intention du PSD de demander la retraite anticipée des juges de la Haute cour de justice pour en nommer d’autres, contrôlés par le parti. Ce type de mesures visant à endiguer le pouvoir des magistrats ont été appliquées avec succès en Pologne et en Hongrie.

La Commission européenne et les instances occidentales s’inquiètent de cette attaque contre l’État de droit en Roumanie, d’autant plus que ce pays assurera la présidence tournante de l’Union européenne pendant six mois à partir de janvier 2019. Le 28 juin, douze pays occidentaux dont la France et les États-Unis avaient exhorté le parlement roumain à ne pas modifier la loi pénale. « Nous appelons nos partenaires roumains à éviter des modifications qui pourraient affaiblir l’État de droit et la capacité de la Roumanie à lutter contre la délinquance et la corruption », déclarait le communiqué des chancelleries occidentales à Bucarest. Le 10 juillet la France est revenue à la charge avec une déclaration du porte-parole du Quai d’Orsay : « À quelques mois de la présidence roumaine du Conseil de l’Union européenne, la France et ses partenaires européens resteront vigilants sur l’évolution de la situation de l’État de droit en Roumanie. »

Si la bataille pour l’État de droit semble perdue en Pologne et en Hongrie, la Roumanie a encore une chance d’échapper à la tentation autoritaire. Pour l’instant, le Parti social-démocrate et son leader condamné à la prison n’ont pas pu accaparer tout le pouvoir. Ils se heurtent à une opinion publique solidaire des procureurs et à un président qui s’accroche à l’UE. Les quatre millions de Roumains qui travaillent actuellement en Europe de l’Ouest s’apprêtent, eux aussi, à dire leur mot. Pour le 10 août, ils ont annoncé une grande manifestation antigouvernementale et pro-européenne pour soutenir les procureurs et leur campagne anticorruption. Une mauvaise nouvelle pour le pouvoir en Roumanie, mais aussi en Hongrie et en Pologne.

Mirel Bran
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