C’était il y a une dizaine d’années, autant dire des lustres. Dans un lointain pays que d’aucuns considèrent comme le berceau de notre civilisation, nous cherchions notre chemin. Les pancartes se lisaient de droite à gauche avec des drôles de lettres que nous ne connaissions pas. Nous nous résolûmes à demander notre chemin. Deux jeunes gens, ignorant l’anglais autant que le luxembourgeois, devant notre détresse, hâlèrent un taxi qui nous conduisit à bon port. Ils payaient le chauffeur, refusaient notre invitation de boire un café ou pire et, devant nos protestations, nous lancèrent, en guise d’adieu, un chaleureux : « You are in Syria ! » Deux jours plus tard, à Alep, le fils des propriétaires d’une des dernières savonneries accepta de nous conduire à travers le désert à Palmyre, où il nous fit visiter ce patrimoine classé à l’Unesco. Mourhad était archéologue et continua vers Damas, où il allait accueillir des confrères venus du Louvre. Mourhad est musulman, fier du passé de son pays, en extase devant les chefs d’œuvre de cette merveille de l’Antiquité, chaleureux, tolérant, ouvert et curieux, oui, surtout curieux. Mourhad ne combat donc pas aujourd’hui avec les sbires de Daech, mais est-il pour autant un partisan du régime d’Assad ? Je l’ignore, je sais seulement que c’est un homme. Vivote-t-il aujourd’hui dans les ruines de sa ville, est-il mort sous les bombes ou bien noyé en mer, est-il réfugié à Berlin où se terre-t-il à Calais ? Ou ferait-il, rêvons un peu, partie des happy few cinquante heureux accueillis cette semaine à Luxembourg ?
Mourhad, c’est un nom et un souvenir ; Aylan, c’est un nom et une image. Mais avant tout, si, c’est des hommes ! Et nous ne pouvons plus dire, comme nous le faisions hypocritement du temps de Primo Levi, que nous ne savons pas. Je dis nous, car aujourd’hui nous sommes tous les Allemands et les collaborateurs d’il y a 65 ans qui fermions nos portes aux Juifs, aux opposants de Franco et aux Tsiganes comme on disait encore en ces temps-là, pas si éloignés que ça. Quoi, nous voulons empêcher nos jeunes de partir faire le djihad en Syrie et nous empêchons
les jeunes et moins jeunes de Syrie de fuir le Djihad en refusant de les accueillir massivement chez nous ! Il y a dix ans, nous écrivions dans cette même rubrique « Ibis bene, ubi patria », quand notre gouvernement parqua les réfugiés d’alors dans l’hôtel Ibis avant de les reconduire, manu militari, à la frontière. Autres temps, mêmes mœurs !
Que s’est-il donc passé pour que le beau et généreux mot d’asile soit devenu synonyme aujourd’hui de murs qui bordent les anciens hôpitaux psychiatriques et les nouvelles frontières de Schengen ? Que s’est-il passé pour que le passeport soit devenu un fétiche, alors que tous les pays avaient fini par l’abandonner dans la deuxième moitié du XIXe siècle ? La nostalgie, et donc la peur, seraient-elles passées par là ? Ces deux-là sont mauvaises conseillères et s’emparent de ceux qui refusent l’accueil comme de ceux qui le réclament. Nostalgie d’un temps révolu où l’on croyait naïvement cocooner entre soi pour les premiers, nostalgie d’un espace perdu pour les seconds. Peur de perdre son identité pour ceux qui gardent jalousement leur place, perte réelle d’un pan d’identité pour ceux qui ne sont plus à leur place et qui, à force de se déplacer, sont devenus des déplacés. Et ce n’est pas la même chose si nous parlons à leur égard de migrants ou de réfugiés, voire de « Flüchtlinge », de fuyards. Les migrants, pour des raisons politiques et/ou économiques, sont des émigrés espérant devenir des immigrés. Les réfugiés fuient un danger et espèrent trouver refuge. Les nations qui ont une « success-story » se nourrissent littéralement des uns et des autres. Oui, les États-Unis, l’Allemagne, la France et, j’espère, le Luxembourg, ont prospéré en avalant, en phagocytant littéralement des vagues d’immigration. Quand ils ont perdu cet appétit en écoutant les sirènes fachos de l’extrême-droite, ils ont, comme n’importe quel déprimé, périclité. L’Allemagne de Merckel a bien compris cela : elle accueille des centaines de milliers de réfugiés qui vont combler son déficit de naissances et de main d’œuvre. La générosité n’est jamais aussi efficace que quand elle sert ses propres intérêts. Le Luxembourg qui, pour son plus grand bien, a déjà accueilli tant d’exilés fiscaux devrait avoir le courage, que dis-je, la sagesse d’accueillir non pas la misère, mais la force, les diplômes et les dynamismes du monde entier ! Soyons égoïstes, accueillons les réfugiés ! Yvan