À qui profite la mécanique du surendettement ?

Belgian Connection

d'Lëtzebuerger Land vom 25.07.2014

Ils ont frappé à sa porte vers huit heures du soir. Ils ont crié dans sa rue : « Ouvrez  ; vous devez payer ! » À trois heures du matin son portable se met à vibrer, elle ne répond pas. Le lendemain, c’est chez ses voisins que le téléphone sonne. S’ils savent que leur voisine est endettée et refuse de payer ? Pourraient-ils la leur passer ? Assise dans un café à Ettelbrück, Mme M. relate sa rencontre avec une société de recouvrement chargée de récupérer les créances. Elle parle d’isolation et de peur, de mensualités de 1 400 euros et de jonglage entre quatre cartes de crédit, d’allers-retours vers Arlon et Athus et de crédits qui servaient à rembourser d’autres crédits. Elle dit avoir « tourné en rond dans un cercle infernal parfait ». Après les mensualités et le loyer, il lui restait 200 euros pour vivre. Elle a honte, se sent coupable et pense à « abandonner le monde ». Les weekends, il lui faut trouver des excuses pour éviter les sorties qu’elle ne peut plus financer. Ses amis ne se doutent de rien, ils commencent à la considérer comme radine.

Grâce à la parité du franc, la ligne de crédit belge à taux prohibitifs a traditionnellement constitué le dernier recours pour les débiteurs désespérés auxquels les banques luxembourgeoises ne prêtaient plus. Or, son premier prêt belge, Mme M. l’a contracté sans même le savoir dans un hypermarché luxembourgeois. Elle voulait acheter un ordinateur pour sa fille. Le vendeur lui demande alors si elle ne préférerait pas payer par crédit. Ce ne sera pas compliqué et pas besoin de passer par la banque, lui explique-t-il, la carte d’identité et une fiche de paie suffiront. Sur le taux d’intérêt et les pénalités encourus, le vendeur ne souffle mot. Mme M. signe le papier qu’on lui tend. Trente minutes pour un crédit.

Trois jours plus tard, elle reçoit une carte de crédit Buy Way pour 1 500 euros. L’ordinateur coûte 700 euros, les 800 euros supplémentaires, elle les considère comme un bonus et les dépense illico. Six mois plus tard une lettre : Ne serait-elle pas intéressée à un nouveau crédit de 1 500 euros ? Entretemps, dans un magasin d’électroménager, un vendeur lui avait proposé une deuxième carte, d’Alpha Credit celle-là. Deux autres cartes de crédit suivront, ensuite un prêt pour financer les cartes et finalement un deuxième prêt contracté à Athus pour financer les mensualités du premier.

C’est la maison de crédit Buy Way qui domine le marché des cartes de crédit des grandes surfaces luxembourgeoises : Auchan, Cactus, Bâtiself, Möbel Alvisse, Conforama, Hifi International, Roller, Saturn, Hornbach, Conforama… tous jouent à l’intermédiaire de crédit pour le compte du groupe belge. Racheté l’année dernière par le hedge fund Chenavari Investment Managers, Buy Way a inondé le Luxembourg de ses crédits, jouant sur l’effet de masse combiné à des taux annuels effectifs globaux qui peuvent varier entre 15 et 19 pour cent. Pour les ménages finançant leur consommation quotidienne à crédit, c’est la voie royale vers le surendettement.

Pour des achats de moins de 1 250 euros, le coût total du crédit peut s’établir à 14,5 pour cent pour la Carte Cora, à 19 pour cent pour l’Auchan Mastercard et à 19,5 pour cent pour la Carte Confo Plus. Face à la presse, les chaînes de supermarchés se montrent peu dissertes sur le sujet. Nos questions sont restées sans suite, à part Cactus qui indique « ne pas pousser les consommateurs à se doter d’une carte Buy Way ». Il y a deux ans, Buy Way, épaulé par la branche belge de BNP Paribas, a lancé une opération de titrisation des crédits de ses quelque 600 000 clients belges et luxembourgeois.

À parcourir les conditions générales de Buy Way, le lecteur tombe sur des passages qui devraient le rendre suspicieux : « intérêt de retard », « frais de rappel de 7,50 euros », « indemnité sur le solde restant dû ». Or, qui prend la peine d’étudier cinq fastidieuses pages de clauses et de conditions ? Les personnes surendettées interrogées disent ne pas avoir pris connaissance de ces « détails », qui, quelques années plus tard, causeront des insomnies. Quant aux taux d’intérêt, elles disent ne pas avoir été conscientes de leur ampleur. Par crédulité ou par désespoir, elles ont signé ce que le vendeur leur soumettait. En l’absence de prêteur, le Code de consommation prévoit que c’est à l’intermédiaire de crédit (le vendeur de supermarché ou le concessionnaire de voitures) de fournir en temps utile les informations au client pour que celui-ci soit « raisonnablement averti ». Or, les vendeurs pensent surtout à vendre. Et sur les modalités du prêt, ils sont souvent aussi dépassés que leur client.

« Les clients ne se rendent souvent pas compte qu’ils sont en train de contracter un prêt en Belgique, alors qu’ils se trouvent au Luxembourg », dit Christian Schumacher du Service surendettement de la Ligue médico-sociale. Plus de la moitié de la trentaine de personnes surendettées qui passent mensuellement par son bureau ont contracté un prêt en Belgique. Schumacher explique avoir traité des dossiers où le débiteur a fini par rembourser le double du prêt contracté, un facteur de multiplication confirmé par Julie Jasson, juriste au Centre européen des consommateurs du Luxembourg.

Jusqu’ici, malgré les pratiques de harcèlement de certaines banques et sociétés de recouvrement, aucun débiteur n’a osé porter plainte devant un juge pénal. « Les créanciers appellent le plus souvent par téléphone, des fois même au travail, dit Julie Jasson. Ils jouent sur tous les registres, mais le harcèlement reste difficile à prouver, à moins d’enregistrer la conversation ou de recueillir des témoignages. Les victimes sont fragilisées, elles n’ont pas le courage ; elles ont honte de leur situation. »

En dix ans, le nombre des affaires de validation de saisies, qui forcent l’employeur à verser toute la partie du salaire dépassant les 1 260 euros (partie insaisissable qui n’a pas été indexée en douze ans) sur le compte du créancier, a presque doublé. Pour évaluer les risques liés aux crédits à la consommation belges, la CSSF a rassemblé autour d’une table travailleurs sociaux, banquiers et fonctionnaires. En vérité, ils ont peu de matière à discussion. Car tant que les taux d’intérêt restent en-dessous des maxima belges (actuellement fixés à 18,5 pour cent pour les crédits de moins de 1 250 euros), les opérations des maisons de crédit n’ont rien d’usuraires. Elles son parfaitement légales. « Le Luxembourg ne peut interdire que des pratiques sur le territoire luxembourgeois, et non sur le territoire belge », dit la juriste Catherine Bourin qui travaille pour le compte de l’ABBL. Libre prestation de services oblige, sur le marché des crédits règne « une liberté contractuelle pure ». Impuissant, le groupe de travail s’est donc résigné à revendiquer une meilleure « éducation financière ».

Les annonces qui paraissent dans Lux-Post et Luxbazar promettent l’argent facile : « Le raccourci vers vos rêves », « À chaque rêve son crédit » ou « Krediter fir all Mensch an all Ursaach ». Les taux d’intérêt annoncés varient autour de dix pour cent. D’après Christian Schumacher, ils seraient rarement appliqués. Au client on sort des arguments farfelus qui expliqueraient cette hausse des taux : il est soit trop vieux, soit trop jeune.

Or derrière les petites structures de crédit le long de la frontière belge, se cachent de vieilles et vénérables institutions bancaires. Les annonceurs de Lux-Post (Crédit populaire européen, Arlon Crédit et compagnie) ne sont en fait que des courtiers, des intermédiaires qui, monnayant une commission, aiguillonnent les clients vers des instituts bancaires internationaux. Le marché juteux des prêts à consommation se partage en grande partie entre les branches belges de BNP Paribas, Citibank et ING. (Pour brouiller les pistes, BNP Paribas opère à travers des filiales comme Finalia, Alpha Credit, Findomestic ou Domofinance.) Alors que les banques luxembourgeoises les refusent, les filiales belges ouvrent la porte arrière aux despérados du crédit. Ainsi, elles peuvent discrètement pratiquer des taux asphyxiants qu’elles n’oseraient afficher en public.

Mme O. est tombée sur l’annonce en feuilletant Luxbazar. Elle compose le numéro de téléphone du courtier en crédit, de l’autre côté du fil, on lui demande la hauteur de son salaire et le montant de l’emprunt qu’elle souhaite prendre. Une vingtaine de minutes plus tard, on la recontacte : Le prêt est accordé, rendez-vous le lendemain dans un café près de la gare d’Arlon. Munie d’une fiche de paie et d’une photocopie de sa carte d’identité, Mme O. y trouve un homme qui l’attend. Tout ira très vite. En cinq minutes chrono, elle appose sa signature sur quelques documents (qu’elle ne lit pas), reçoit un chèque de 5 000 euros (qu’elle empoche), et se sauve. « J’étais contente d’être sortie, se rappelle-t-elle. Les habitués du café semblaient savoir pourquoi les gens venaient là. » Elle encaisse le chèque dans une banque à Arlon et repart au Luxembourg. Quelques mois plus tard, on la recontacte en lui offrant un nouveau prêt. La rapidité avec laquelle on peut contracter un prêt en Belgique est époustouflante. Ouverte sept jours sur sept jusqu’à tard dans la nuit, une maison de courtage de crédit contactée, demande trois fiches de paie et une carte d’identité et explique : « On peut aussi faire le prêt par téléphone ».

Mme O. dit être tombée dans une addiction à la consommation après la mort de sa mère. « Pour ne plus penser à rien », elle achète des vêtements qu’elle ne met jamais, fait des cadeaux à ses enfants et petits enfants qu’ils n’avaient pas demandés, le tout à crédit. Quelques années plus tard, alors qu’elle n’arrive déjà presque plus à rembourser ses mensualités, elle dit s’être brusquement « réveillée » de son ivresse et s’être demandé : « Qu’as-tu fait ? » Nuit après nuit, sur sa calculatrice elle arrive au même résultat : Elle ne voit plus d’issue. Très BCBG, elle est terrorisée à l’idée que ses voisins et amis puissent découvrir sa situation financière. Pour elle, ce serait la mort sociale : « À la maison je pleure, dehors je suis courageuse. Et je veux continuer à pouvoir traverser la Grand-rue la tête haute. »

Plus le risque de ne pas être remboursé est grand, plus les taux d’intérêt sont élevés. Les taux à la limite de l’usure pratiqués par les banques belges prouvent qu’elles ne sont pas dupes quant à la solvabilité de leurs clients luxembourgeois. D’autant plus que, avant d’accorder un crédit, les banques et les courtiers sont obligés de consulter la base de données de la Centrale des crédits aux particuliers à la Banque nationale de Belgique, qui liste tous les débiteurs ayant contracté un prêt en Belgique. (Retardé par le secret bancaire, un tel registre pourrait prochainement être introduit au Luxembourg et serait « en discussion », dit-on du côté de l’ABBL). Or, puisque les cartes de crédit des grandes surfaces passent toutes par la filière belge, les banques peuvent se faire une image assez nette de la situation financière de leurs clients luxembourgeois potentiels. Pourtant, elles accordent quasiment toujours les crédits. « Ils ne m’ont jamais refusé de crédit, dit Mme M. Alors qu’ils savaient que je payais déjà 1 400 euros de mensualités et que j’avais vendu ma maison. Comme s’ils voulaient me pousser à bout. » On peut se demander si le surendettement n’est pas la base même du modèle d’affaires des maisons de crédit belges.

« Les banques font de l’argent grâce à des gens qui ne peuvent pas payer », dit Christian Schumacher et résume ainsi le paradoxe financier des microcrédits belges. Les banques sont gagnantes à tous les coups : Si le client paie ses mensualités salées, elles s’engraissent, si le client prend quelques semaines de retard, elles peuvent faire tomber les pénalités et les intérêts supplémentaires, et s’engraisser davantage. Le monde du crédit facile est sans pitié : dès que le client n’arrive plus à payer ses mensualités, les banques font faire aussitôt une saisie sur le salaire. Parmi les principales sociétés de recouvrement de dettes au Luxembourg, on retrouve Atradius, Euler Hermes (Allianz), Fideucré (ING) et Effico (BNP Paribas Fortis).

En une décennie, BNP Paribas Fortis a réussi à occuper une part de marché importante des crédits automobiles. Pour grignoter sur le marché des banques luxembourgeoises, la branche belge est directement passée par les importateurs à Bruxelles et, aujourd’hui, quasi tous les concessionnaires luxembourgeois se sont mutés en intermédiaires de crédit pour Alpha Credit. Les montages peuvent être complexes, mais ils mènent à la même banque. Ainsi, Renault Credit Car est détenu par Alpha Credit, qui, lui, est détenu par la BNP Paribas Fortis.

Alors que les concessionnaires vantent la rapidité (« dix minutes », selon un garagiste) et le confort du « one-stop-shopping », il reste qu’un vendeur qui veut conclure un deal n’a pas grand intérêt à pousser trop loin les questions sur la solvabilité de son client. Ni à trop insister sur les risques liés à un retard de paiement. Surtout que les garagistes empochent une commission pour chaque prêt conclu. (Selon des concessionnaires qui ne veulent pas être nommés, dans certains garages, la commission serait même liée à la hauteur du taux d’intérêt négocié.) Mais, et c’est là la grande différence avec les autres prêts à la consommation, la concurrence entre Alpha Credit et les instituts bancaires luxembourgeois, entraîne les taux d’intérêt à la baisse.

Aidées par les services surendettement d’Inter-Actions et de la Ligue médico-sociale, Mme M. et Mme O. ont pu renégocier leurs mensualités devant la Commission de médiation dans le cadre d’une procédure de redressement à l’amiable qui peut comporter une remise ou un rééchelonnement des dettes ainsi qu’une réduction des taux d’intérêt. Les créanciers belges, pour éviter les coûts judiciaires, contestent rarement devant les tribunaux. « La logique est alors remise sur les pieds, dit Susana Abrantes Canaria d’Inter-Actions. La question qui est alors posée est : De quoi la personne a-t-elle besoin pour survivre ? Le reste sera consacré au remboursement ». Les prochaines années, Mme M. et Mme O. devront se débrouiller avec un « reste à vivre » de quelques 800 euros par mois. Au début de chaque mois, Mme M. glisse vingt euros dans une enveloppe pour pouvoir passer une soirée à un bal de village.

Bernard Thomas
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