Rencontres avec cinq personnes qui ont beaucoup de mal à joindre les deux bouts et se battent avec les soucis quotidiens de la précarité

De la dignité en temps de crise

d'Lëtzebuerger Land vom 15.11.2013

« Vous n’imaginez pas combien de gens demandent de la viande pour chiens dans la boucherie du supermarché... alors qu’ils n’ont même pas de chien ! » explique Pedro en fixant le sol, recroquevillé sur un coin de sa chaise. Et il sait de quoi il parle, parce qu’à un moment de sa vie au Luxembourg, c’est ce qu’il faisait : il demandait des paquets pour chiens au supermarché et recevait des restes, cette viande qu’on jette normalement – c’était la moins chère qu’il ait trouvée, pour manger, au moins occasionnellement, de la viande avec sa famille. « Aujourd’hui, je suis tellement reconnaissant au Croix-Rouge Buttek de nous avoir rendu un peu de dignité, parce que nous pouvons faire nos courses ici, et que nous pouvons payer notre part, contribuer, ne pas être des mendiants... ! »

Nous sommes dans une arrière-salle de l’épicerie sociale à Grevenmacher, qui a ouvert ses portes il y a six mois seulement. « Les gens ont beaucoup, beaucoup de mal à venir la première fois, raconte la gérante Albertine Simba. Il y en a qui repartent lorsqu’ils entendent le bruit de la porte, puis ils reviennent le lendemain, et encore le lendemain... Pour eux, c’est souvent très dur de se dire qu’ils viennent chez nous. D’ailleurs beaucoup ne le disent même pas à leur famille, le cachent à leurs enfants. » Pour pouvoir faire ses courses ici, soit à un tiers du prix d’achat, soit entièrement gratuitement, il faut être passé par l’Office social régional et avoir une carte d’accès ou un bon. « Presque le moitié des gens qui viennent chez nous sont des gens qui travaillent, souligne Albertine Simba, ou au moins une personne dans le ménage travaille. Ce sont parfois des activités très dures, souvent des femmes de ménage qui commencent à travailler très tôt le matin et ont plusieurs enfants et un mari malade ou au chômage à charge... Nous, on peut au moins aider à apaiser un peu leur souffrance. » La philosophie des épiceries sociales étant d’alléger le budget familial en permettant de faire des courses moins chères, budget qui peut alors servir à payer les arriérés de loyer ou les factures.

Si « personne ne meurt de faim au Luxembourg », faire ses courses peut pourtant être un véritable casse-tête. Comme pour Césaria, 26 ans, étudiante de bachelor en sciences économiques à l’Université du Luxembourg, qui a un petit fils et vit en couple avec le père. « Moi, pour faire mes courses, je mets une journée entière, tellement je compare les prix et cherche partout la meilleure offre, » raconte-t-elle. Alors elle peut très bien acheter le lait de bébé dans une chaîne de supermarché et les produits d’hygiène chez un discounter ailleurs. Elle calcule au centime près ses dépenses mensuelles : loyer : 875 euros, crèche : 230 euros, les charges, constate-t-elle, ont explosé, les frais de médicaments pour le gosse ne sont souvent pas remboursés... Son ami vient de trouver un emploi fixe où il gagne 1 800 euros, mais parce que cela ne suffit pas pour vivre, elle travaille elle aussi dix heures par semaine – à côté de l’Université. Mais elle craint que ce ne soit pénalisant pour elle de travailler, parce que certains frais vont être adaptés, notamment la crèche, et elle risque de perdre cette somme en bourse d’études le prochain semestre. Les vacances, elle ne sait même plus ce que c’est, depuis des années elle n’est plus partie nulle part. « C’est très stressant si ton travail ne sert à rien, explique-t-elle, puis fait une pause. C’est normal qu’il y ait plein de divorces avec la crise, ça tape sur le moral ! »

Ses courses, Janine les a vu fondre comme neige au soleil dans le caddy. Habitant au centre-ville d’Esch, sans permis de conduire, elle est obligée d’acheter dans les commerces de proximité, souvent beaucoup plus chers. « Avant la crise, avec trente euros, tu avais plein de choses, mais aujourd’hui, tu n’as presque plus rien. Comme son amie Césaria, 24 ans, elle est étudiante en sciences économiques et a un petit fils de presque deux ans. Ayant rejoint son père au Luxembourg après avoir habité au Portugal – elle est originaire de Guinée Bissau –, elle s’était retrouvée seule à seize ans et demi et a été d’abord placée en foyer, puis a eu droit à un studio de la Wunnëngshëllef. Logement qui lui a permis de suivre sa scolarité au Lycée technique du Centre, où elle a fait sa treizième en commerce et gestion. Aujourd’hui, elle vit avec son fils – qu’elle assume seule parce que le père de l’enfant, qu’elle voit toujours, n’a pas de ressources – dans un appartement du Jongenheem et suit les cours à l’Uni.lu. « La crise de tous les jours, ce n’est pas facile, surtout lorsqu’on a un enfant, dit-elle. Rien que l’alimentation, c’est énorme dans mon budget, c’est devenu beaucoup plus cher ! » Janine vit avec la bourse d’étudiant, qui lui suffit pour tenir quatre mois – jamais les six prévus. Alors elle bataille pour payer la crèche, les factures, la nourriture, les vêtements, les médicaments et frais de médecin de son fils, et parfois même un jouet... « Le logement subventionné, c’est bien, mais c’est très handicapant, » affirme Janine, dont le statut d’étudiante est aussi un facteur d’exclusion de tout un nombre d’aides sociales.

Et pourtant, elle et Césaria continuent la fac, suivent les cours avec assiduité, passent les examens. « C’est justement l’envie de nous en sortir qui nous motive, lance Janine avec un grand sourire. Je n’ai pas envie de faire toute ma vie comme ça, Même les aides, je suis dedans depuis longtemps, je veux enfin mon indépendance. Et puis, on risque de changer, de pouvoir apporter quelque chose à la société. » Alors elles rêvent de trouver un emploi dans le secteur bancaire après leur bachelor, peut-être même de passer le master à côté du travail ensuite. « Mais j’ai un peu peur déjà pour trouver un travail, ce n’est plus aussi évident... » ajoute Janine.

Des sorts comme ceux de Janine et de Césaria, Letty Reichling et Anouk Reuter, toutes les deux assistantes sociales au Lycée technique du Centre, en suivent au quotidien. « Chez nous, c’est normal de demander de l’aide, nos élèves le savent, » affirme Letty Reichling. Ici, les élèves viennent souvent de débarquer fraîchement au Luxembourg, sont plus âgés que leurs collègues au même niveau de scolarité et ont besoin de trouver un logement pour pouvoir achever leur formation. Au service, elles remarquent la crise en suivant l’évolution des demandes d’aides : de plus en plus de parents ont des carrières professionnelles accidentées, travaillent par intermittence ou en intérimaires, cumulent des emplois partiels chez plusieurs patrons, et de plus en plus d’anciens élèves, même détenteurs de diplômes de fin d’études, ont beaucoup de mal à décrocher un premier emploi. Alors les assistantes sociales continuent à les suivre, à leur donner une petite aide matérielle par-ci et un don en nature par là.

Retour à Grevenmacher. Sylvie a les larmes aux yeux et doit sortir un moment pour reprendre ses esprits lorsqu’on parle du sentiment d’humiliation qu’on peut avoir en faisant ses courses à l’épicerie sociale. « Lorsqu’on a des problèmes sociaux, les gens trouvent qu’on a fait quelque chose de mal, alors que nous travaillons ! » s’indigne-t-elle. Atteinte de la maladie de Crohn depuis son enfance, elle est venue au Luxembourg avec ses parents à l’âge de dix ans, parce que les traitements spécialisés y étaient pris en charge. Depuis, « j’ai failli mourir trois fois », les situations de stress augmentent ses risques de crises, mais elle travaille dans les arts du spectacle actuellement. Des contrats d’intermittents, qui peuvent parfois laisser des pauses entre deux contrats – comme ce mois-ci. Or, puisque son mari ne peut pas travailler pour cause de maladie, ils vivent à trois – avec sa fille de cinq ans – avec 1 800 euros. Enfin, ils tentent d’en vivre, mais le loyer de 1 200 euros, les charges et autres factures, plus, dans son cas précis, les avances sur médicaments, engloutissent tout le budget. « Pourtant, j’ai mis les gros pieds de plomb avant d’aller chez l’assistante sociale, raconte-t-elle, parce que j’ai ma fierté quand même. Mais voyez-vous, la grande angoisse de la précarité, c’est qu’il ne faut jamais qu’il y ait le moindre couac... »

Pedro, lui, était venu au Luxembourg il y a trois ans, suite à la crise économique en Espagne, . Ayant perdu son emploi de directeur exécutif d’une chaîne hôtelière, où il gagnait très bien sa vie, sans chance de retrouver un emploi de sitôt, il est venu en voiture au Luxembourg, a trouvé un premier, puis un deuxième emploi dans son secteur. Mais des problèmes de papiers, et ensuite de graves problèmes de santé ne lui ont pas permis de retravailler par la suite. L’attente du droit de toucher le RMG fut éternelle, alors une réparation à la voiture, le moindre souci et c’est le drame. « Je dois dire, dieu merci, que beaucoup de gens nous ont aidés durant ces mois difficiles, ne serait-ce que moralement. C’est ce qui nous a permis de tenir. » Aujourd’hui, lui et sa femme ont une petite fille de deux ans. L’aide de l’épicerie sociale, il l’accepte volontiers, parce qu’il peut y contribuer en partie – c’est important pour lui, de garder sa dignité.

Franck, lui, n’a pas honte de venir là. Lui, ce qu’il veut, c’est aider sa copine et ses trois enfants à s’en sortir. Leur situation est similaire et différente à la fois : elle travaille depuis toujours, a un bon salaire, mais un ancien mariage et les dettes accumulées alors pour acheter une maison font qu’une saisie sur son salaire emporte la part belle du revenu du ménage. Ils se retrouvent avec 2 000 euros de revenu disponible, les charges de la maison, des enfants, l’alimentation – impossible. Alors Franck, qui, entre une maladie et des problèmes de papiers, ne peut pas travailler actuellement, cherche des systèmes D, démarche toutes les associations caritatives et les réseaux d’aides. L’Office social leur a attribué un bon pour venir faire gratuitement leurs courses à l’épicerie sociale, il n’en a pas honte. Mais il a très peur qu’à moyen terme, la famille, n’arrivant plus à joindre les deux bouts, se retrouve à la rue. Alors il accuse les institutions d’être aveugles, insensibles aux drames personnels que peuvent vivre les personnes concernées. Et il demande une réforme du système judiciaire qui impose des recouvrements si importants.

« Plus d’un tiers des clients de nos épiceries sociales ont un salaire, et parfois un bon salaire, constate, pour sa part, Marc Crochet, directeur général adjoint de la Croix-Rouge. Mais parfois, ils sont tellement criblés de dettes, par exemple de leur maison, qu’ils n’arrivent plus à suivre et que le reste-à-vivre après déduction des frais n’est plus suffisant. » Ses services constatent la crise au quotidien, notamment dans la fréquentation des épiceries sociales : entre janvier et septembre de cette année, le nombre de passages en caisse a carrément doublé par rapport à l’année dernière sur toute l’année (24 000 cette année contre 10 000 en 2012). « Notre philosophie est que nous libérons le budget des ménages sur le volet frais d’alimentation, pour que les gens puissent disposer de cet argent pour couvrir d’autres dépenses, tout aussi urgentes. » Urgentiste dans l’âme, Marc Crochet estime que la Croix-Rouge doit avant tout aider dans des situations qui ne sont pas prises en compte par d’autres mécanismes et offices d’aides sociales. Le logement, l’équipement de ces logements, en font souvent partie. Le Fonds social de l’ONG permet de réagir directement et de manière peu bureaucratique aux situations de ceux qui, pour une raison ou une autre, tombent à travers les mailles du filet social – et ils sont nombreux. La campagne de fin d’année de la Croix-Rouge est d’ailleurs dédiée pour cette raison-là à la lutte contre la précarité au Luxembourg.

Tous les noms des témoins ont été changés par la rédaction.
josée hansen
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